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Jean Sbogar

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Ch. XV image1

Cette assiduité la frappa.

Les réminiscences qu’elle avait du passé étaient trop confuses pour que le nom de cet homme et les souvenirs qui y étaient attachés lui inspirassent un sentiment continu d’horreur. De temps en temps seulement, son âme se révoltait contre l’idée de dépendre de lui, et sa seule approche la glaçait d’épouvante; mais, plus ordinairement, abandonnée comme un enfant, par l’absence de sa raison, au seul instinct de ses besoins, elle ne voyait plus, dans le capitaine des bandits de Duino, qu’une créature sensible et compatissante qui s’efforçait d’adoucir l’amertume de ses souffrances, et qui prévenait avec empressement ses moindres besoins. Alors elle lui adressait des paroles douces et flatteuses, qui paraissaient redoubler la douleur secrète dont il était dévoré.

Un jour, entre autres, il était assis auprès d’elle, voilé suivant son usage, et attentif à protéger son sommeil contre tous les accidents qui pourraient le troubler. Elle se réveilla cependant tout à coup avec un mouvement brusque, en prononçant le nom de Lothario.

« Je le voyais, — dit-elle en soupirant profondément, — il était assis à ta place. Je l’y vois souvent dans mon sommeil, et je me trouve bien heureuse; mais comment se fait-il que je croie l’y voir aussi quelquefois quand je suis éveillée, et quand il me semble que je ne rêve point? C’est là, sous ce rideau, qu’il a coutume de venir. — Dans ces jours de douleur..... et d’espérance, où je me sentais appelée à l’éternelle liberté, un ruisseau de flammes parcourait tous mes membres, ma bouche était ardente, mes ongles bleus et meurtris. — Tout, ici, était plein de fantômes.  — On y voyait des aspics d’un vert éclatant, comme ceux qui se cachent dans le tronc des saules; d’autres reptiles bien plus hideux, qui ont un visage humain; des géants démesurés et sans formes; des têtes nouvellement tombées, dont les yeux pleins de vie me pénétraient d’un affreux regard; et toi, tu étais aussi debout au milieu d’eux, comme le magicien qui présidait à tous ces enchantements de la mort... Je criais de terreur, et j’appelais Lothario pour me protéger... Tout à coup, — ne ris point de ma chimère! — je vis ce voile tomber, et, à l’endroit où tu étais placé, j’aperçus Lothario tout en larmes, qui étendait vers moi ses bras tremblants, et qui me nommait d’une voix gémissante..... Il est vrai que ce n’était point lui tel que je l’ai connu, triste, soucieux et sévère, mais beau d’une céleste bonté! Défait, livide, effaré, il tournait des yeux sanglants; sa barbe était épaisse et hideuse; un rire désespéré, comme celui des démons, errait sur ses lèvres pâles... Oh! tu ne concevrais jamais ce qu’est devenu Lothario!... »

Le voleur paraissait n’avoir pas entendu Antonia. Il était plongé dans un silence profond. Il se leva et marcha dans la chambre à pas précipités, puis il revint vers Antonia et la contempla longtemps. Ses dents se heurtaient violemment. Une méditation horrible semblait l’occuper tout entier au point même de ne pas lui laisser discerner l’effroi toujours croissant qu’il inspirait à son infortunée prisonnière.

Enfin elle se souleva sur son lit, parvint à se soutenir sur ses genoux, et lui cria, les mains croisées en signe de prière:

« Grâce, grâce, pardonne-moi! ne crains rien de Lothario; il ne veut point d’Antonia. Je me donnais à lui, et il m’a refusée. —  Grâce encore pour cette fois, et je ne t’en parlerai jamais! »

Ensuite elle retomba, car ses forces étaient épuisées. Jean Sbogar vola à ses pieds, saisit l’extrémité de la couverture qui l’enveloppait et qui flottait jusqu’à terre, y imprima sa bouche avec fureur, et s’enfuit.


Ch. XV fin
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