Jean Sbogar
L’intervalle de Sestiana à Duino est rempli par une grève légère d’un sable fin et mobile, qui fuit de toutes parts sous les roues, et dans lequel la voiture, se relevant et s’enfonçant tour à tour, semble agitée par un mouvement d’ondulation pareil à celui des flots. Une circonstance qui augmente ce prestige dans la lumière fausse et trompeuse des astres du soir, c’est la couleur brillante de l’arène argentée, et l’étendue vague de l’horizon, qui, moins circonscrit que pendant le jour, se prolonge de toute l’incertitude de ses ténèbres, et présente aux yeux quelque image de la vaste mer. Il semble alors que les chevaux sont descendus dans un gué et parcourent un espace inondé par les eaux des montagnes. Antonia, qui occupait un des angles de la voiture, avait levé la glace de son côté, et jouissait, en respirant l’air froid mais énergique de la nuit, de cette espèce d’illusion. La difficulté de la marche des chevaux sur le sol fugitif et profond qui se dérobait à tout moment sous leurs pas les avait extrêmement ralentis, et la moindre agitation extérieure se faisait remarquer. Plusieurs fois Antonia, qui n’était que trop disposée à saisir tous les sujets d’inquiétude, avait cru voir des ombres d’une forme singulière se glisser dans l’espace indécis qui s’étendait devant elle; et, troublée, elle avait retenu sa respiration, pour savoir si ce mouvement n’était pas accompagné de quelque bruit, ce qui devait être indubitablement s’il résultait d’autre chose que d’une simple erreur de sa vue. Tout à coup, le postillon, qui éprouvait peut-être quelque chose de semblable, ou qui craignait de céder au sommeil, se mit à entonner un pismé dalmate, sorte de romance qui n’est pas sans charme quand l’oreille y est accoutumée, mais qui l’étonne par son caractère extraordinaire et sauvage quand on l’entend pour la première fois, et dont les modulations sont d’un goût si bizarre que les seuls habitants du pays en possèdent le secret. Le chant en est extrêmement simple cependant, car il ne se compose que d’un motif répété à l’infini, selon l’usage des peuples primitifs, et de deux ou trois sons au plus qui reviennent dans le même ordre; ce qu’il y a d’incompréhensible, c’est l’espèce même de ces sons, qui ne paraissent pas procéder de la voix d’un homme, et dont un artifice analogue à celui de ces jongleurs de France, qu’on appelle ventriloques, mais qui est naturel au chanteur illyrien, change à tout moment l’expression, le volume, le lieu d’origine sensible. C’est une imitation successive et rapide des bruits les plus graves, des cris les plus aigus, et surtout de ceux que l’habitant des lieux déserts recueille au milieu des nuits dans la rumeur des vents, dans les sifflements des tempêtes, dans les hurlements des animaux épouvantés, dans ce concert de plaintes qui sort des forêts solitaires au commencement d’un ouragan, lorsque tout prend dans la nature une voix pour gémir, jusqu’à la branche que le vent a rompue, sans la détacher entièrement de l’arbre auquel elle appartient, et qui se balance en criant suspendue à un reste d’écorce. Tantôt la voix pleine et sonore retentit sans obstacle autour des auditeurs; tantôt on croirait qu’elle résonne sous une voûte, et quelquefois que l’air l’enlève au delà des nuages et l’égare dans les deux, où elle l’empreint d’un charme qu’on n’a jamais goûté dans les mélodies humaines. Cependant cette musique aérienne n’a pas la pureté si calme et si propre à reposer l’âme que nous attribuons à celles des anges, même quand elle s’en approche le plus: elle est, au contraire, sévère au cœur de l’homme, parce que la pensée qu’elle éveille est pleine de souvenirs tumultueux, de sentiments passionnés, d’inquiétudes et de regrets; mais elle attache, elle entraîne, elle subjugue l’attention, qui ne peut se délivrer de son empire. Elle rappelle ces accords redoutables et doux des divinités marines, qui liaient les voyageurs et qui attiraient leur navire dans des écueils inévitables. L’étranger doué d’une imagination vive, qui, assis sur les rivages de Dalmatie, a entendu une seule fois la jeune fille morlaque exhaler son chant du soir, et livrer aux vents ses accents qu’aucun art ne saurait enseigner, qu’aucun instrument n’imitera jamais, qu’aucune parole ne peut décrire, a pu comprendre la merveille des sirènes de l’Odyssée, et il a excusé, en souriant, la méprise d’Ulysse.
Antonia, par un penchant commun à toutes les âmes faibles qui s’élancent volontiers hors des bornes de la nature, parce qu’elles ont besoin d’être protégées et surtout d’être aimées (c’est peut-être pour elles la même chose), Antonia jouissait mieux que personne de ces effets mystérieux qui doublent l’aspect de la vie, et qui donnent un monde nouveau à l’intelligence. Elle ne croyait pas à l’existence de ces êtres intermédiaires qui jouent un si grand rôle dans les superstitions de son pays natal et de son pays adoptif; de ces géants ténébreux qui règnent sur les hautes montagnes, où on les voit quelquefois assis dans une nue, le bras armé d’un pin énorme; de ces sylphes plus légers que l’air, qui ont leur palais dans le calice d’une petite fleur, et que le zéphir emporte en passant; de ces esprits nocturnes qui gardent les trésors cachés sous un roc retourné sur sa pointe, ou qui errent à l’entour pour éloigner les voleurs, en laissant sur leur passage une flamme inconstante qui monte, descend, s’éteint pour renaître, disparaît et renaît encore: mais elle aimait ces illusions, et le chant morlaque, qu’elle avait souvent écouté avec plaisir, les renouvelait toutes à la fois. Elle écoutait donc avec un intérêt vif et sans mélange, quand un mouvement singulier de la voiture, qui s’arrêta subitement en se balançant sur elle-même, vint interrompre sa rêverie. Les chevaux avaient reculé d’un pas, et la chanson morlaque expirait dans la bouche du postillon.
« Les voitures qui nous précèdent ont pris l’avance, — dit-il, — pendant que le moine montait dans celle-ci; et la route est, si je ne me trompe, coupée par des brigands.
— Que dit-il? — s’écria madame Alberti en s’élançant à la portière.
— Que nous sommes arrêtés, — reprit Antonia, qui venait de retomber dans l’angle de la voiture, et qui frissonnait de terreur.
— Arrêtés! — répétèrent madame Alberti et les voyageurs.
— Arrêtés! assassinés! perdus! — continua le postillon: — ce sont eux, c’est la troupe de Jean Sbogar; et voilà cet exécrable château de Duino, qui sera notre tombeau à tous.
— Par saint Nicolas de Raguse! — dit le moine arménien, d’un accent profond et terrible, — la terre s’écroulerait plutôt sous nos pieds. »
Et en finissant ces paroles, il s’était élancé au milieu des brigands. Le cri féroce qui avait effrayé Antonia au Farnedo se fit entendre au même moment, et mille voix horribles rugirent en le répétant. La portière était retombée derrière le missionnaire; les stores étaient baissés, les chevaux restaient immobiles, un silence de mort régnait dans la voiture, il n’arrivait plus du dehors qu’un bruit sourd qui s’éloignait de plus en plus, quand, au sifflement redoublé du fouet, les chevaux repartirent au grand galop, impatients, comme si cet avertissement avait détruit sur eux faction d’un sortilège. Ils ne s’arrêtèrent qu’en rejoignant les autres voyageurs.
« Et l’Arménien, — s’écriait depuis longtemps Antonia, demi-penchée hors de la portière; — ce généreux, ce brave homme qui s’est dévoué pour nous... Mon Dieu! mon Dieu! l’aurions-nous abandonné aux assassins? ce serait une action horrible!
— Horrible! — répéta vivement madame Alberti.
— Rassurez-vous, mes bonnes dames, — répondit le postillon, qui était descendu de son siège, et qui avait repris toute sa sécurité. — Ce moine n’a rien à craindre des assassins; ils ne peuvent rien sur lui; et, afin que vous le sachiez, c’est lui qui m’a ordonné de chasser mes chevaux quand je l’ai fait, et qui m’a rendu pour cela la force et la voix: aussi avec quelle impétuosité ils se sont élancés; l’avez-vous remarqué? Quant à lui, je l’ai vu de près, je vous jure, car les brigands me touchaient; et il s’est jeté entre eux et moi, si terrible, qu’il y en a qui sont tombés de frayeur, et que tous les autres ont pris la fuite, sans seulement retourner la tête. Une minute après, il était seul, et il était là, debout, la main levée, d’un air de commandement: va-t’en, m’a-t-il crié d’une voix si imposante, que mon sang se serait figé dans mes veines s’il avait annoncé de la colère; mais c’était une voix protectrice, la voix dont il parle ordinairement aux matelots...
— Aux matelots? — dit madame Alberti... — Tu connais donc cet Arménien?
— Si je le connais? — reprit le postillon; — ne s’est-il pas nommé lui-même, quand il a crié: par saint Nicolas de Raguse! Quel est le saint qui éprouve les voyageurs et les récompense? et quel autre saint disperse d’un mot, d’un geste, d’un regard, une armée de bandits, qui ont le glaive à la main, la rage dans le cœur, et qui cherchent du danger, de l’or et du sang?... je vous le demande. »
Le postillon se tut en regardant le ciel, qui parut traversé d’une lueur subite. Le canon grondait à Duino.