Jean Sbogar
XV
Pourquoi hérisses-tu ainsi, en me regardant, ta chevelure sanglante? Pourquoi tournes-tu sur moi ces yeux dont la prunelle desséchée a disparu de son orbite? Ce n’est pas moi qui t’ai tué.
SHAKESPEARE.
Vous retrouverai-je partout, ombres des assassinés, avec vos larges plaies livides? et vous, mères éplorées, qui me montrez ces flammes allumées par mes mains, ces flammes dont les langues horribles dévorent le berceau de vos premiers-nés?
SCHILLER.
« Antonia resta longtemps ensevelie dans un état qui ressemblait au sommeil. Elle ne paraissait éprouver aucune agitation, et ce calme était si profond, il devait faire place selon toute apparence à de si mortelles angoisses, qu’on tremblait de le voir cesser. Cependant elle revint à elle sans manifester de douleur. Tout au plus, elle semblait occupée d’une idée fâcheuse, d’un souvenir importun, qu’elle essayait de chasser. Elle promenait ses regards autour d’elle avec incertitude, et passait sa main sur son front pour chercher à se rendre compte d’un doute inquiétant.
« Je sais bien, — dit-elle enfin, — je sais où elle est. Je la retrouverai ce soir. »
Fitzer, le plus jeune des brigands, s’approcha d’elle pour s’informer de son état. Elle lui sourit comme à une personne connue, parce que c’était lui qui lui avait parlé la veille de la part de Jean Sbogar.
« Je vous attendais depuis longtemps, — reprit-elle. — Je voudrais savoir de quel supplice vous punissez les indiscrets qui pénètrent dans vos fêtes sans y avoir été priés. Je connais une jeune fille... Mais je vous recommande ce secret sur le salut de ce que vous aimez le mieux au monde... Promettez-moi de n’en parler jamais à personne. »
Le jeune homme la regardait, les yeux mouillés de larmes, parce qu’il s’apercevait que sa raison était égarée.
« Attends, — lui dit-elle du ton de la plus grande surprise, — ce sont des larmes! je croyais qu’on ne pleurait plus. Ne me cache pas tes larmes. Quant à moi, je ne puis plus en montrer. Je me souviens d’avoir vu un autre homme, c’était dans un endroit où je n’étais pas attendue, un homme qui pleurait aussi. Je pense que ce pouvait être toi, car son visage était couvert d’un voile qui m’empêchait de le connaître.
— Ses traits me sont inconnus comme à vous, — répondit Fitzer. — Peu d’entre nous l’ont aperçu autrement qu’à travers ce voile ou la visière de son casque. Nos vieux guerriers seuls l’ont vu à découvert dans les combats; mais il vient très rarement à Duino, et n’y paraît que masqué depuis que nous parcourons sans danger les provinces vénitiennes. C’est notre capitaine.
— Où est-il? — reprit froidement Antonia. — Il ne sait donc pas que je suis ici?
— Il le sait, mais il n’ose se présenter devant vous, de crainte que sa présence ne vous alarme, et que vous ne lui imputiez l’erreur qui vous a rendue captive.
— Captive? dis-tu. Antonia est plus libre que l’air! Cette nuit encore, je me suis promenée bien loin d’ici dans des bosquets délicieux, où je respirais un air si pur! Je n’ai jamais vu tant de fleurs! Ma sœur y était avec moi; elle a voulu y rester. J’y allais plus souvent quand j’étais plus jeune; mais je n’y suis jamais allée avec ma mère. Ma vie a bien changé depuis ce temps-là. »
Antonia reposa sa tête sur sa main, et ses paupières s’abaissèrent. Son teint était animé de couleurs foncées, ses lèvres paraissaient desséchées par une fièvre brûlante. Elle riait et sanglotait.
Le destin d’Antonia était accompli. Il ne lui restait plus sur la terre d’autre protection que celle de ce redoutable amant qui lui avait si mystérieusement apparu au Farnedo, et qui était Jean Sbogar lui-même. L’amour de Jean Sbogar veilla sur elle avec une sollicitude et avec une pureté qui l’aurait étonnée sans doute, si le trouble de sa raison lui avait permis de réfléchir sur son état. On fit venir, des chaumières de Sestiana, des jeunes femmes pour la servir et pour la garder; des médecins célèbres furent appelés ou enlevés des villes voisines pour lui donner les soins que sa maladie exigeait. Un ecclésiastique, depuis longtemps prisonnier des brigands, celui qui venait de célébrer le service funèbre de madame Alberti, dans un souterrain qu’ils avaient converti en chapelle pour cette cérémonie, épiait auprès de son lit de douleur les instants lucides que son mal lui laissait, pour lui porter les consolations du ciel. Ces hommes féroces enfin, dont l’âme n’avait conçu jusque-là que des pensées de sang, purifiés par l’aspect de tant d’innocence et touchés de tant d’infortune, lui prodiguaient les marques de soumission les plus délicates et les plus tendres. Antonia s’accoutumait à les voir et à les entretenir des illusions bizarres qui se succédaient dans son imagination malade. Jean Sbogar, lui seul, n’osait se présenter auprès d’elle sous le voile ou le casque à visière qui dérobait ses traits, que lorsqu’elle était livrée au sommeil, ou que le délire lui ôtait la connaissance de tous les objets, et qu’il pouvait nourrir ses regards de la douloureuse contemplation de l’objet aimé, sans s’exposer à lui inspirer de la crainte ou de l’horreur. Un jour cependant, prosterné à ses pieds et incapable de contenir les sentiments qui l’oppressaient:
« Antonia! — s’écria-t-il d’une voix étouffée par les sanglots, — Antonia! chère Antonia! »
Elle se retourna de son côté, et le regarda avec douceur. Il s’empressa de s’éloigner. Elle le rappela d’un signe. Il demeura, la tête penchée sur sa poitrine, dans l’attitude de l’obéissance et de l’attention.
« Antonia! — dit-elle après un moment de silence, — je crois que c’est en effet mon nom, je le portais dans la maison où je suis née, et l’on me promettait alors d’être heureuse. Écoute, continua-t-elle en prenant la main du voleur, — je veux te faire une confidence. Du temps de ma première jeunesse, quand je croyais qu’il était si aisé et si doux de vivre, quand mon sang ne brûlait pas mes veines, quand mes pleurs ne brûlaient pas mes joues, quand je ne voyais pas des esprits qui courent dans les halliers, qui ouvrent la terre en la frappant de leur pied, qui y creusent des abîmes plus profonds que la mer, et qui en font jaillir des sources de feu; quand les âmes des assassins qui n’ont point d’asile dans le tombeau ne venaient pas encore autour de moi bondir et s’élancer avec des rires cruels, et qu’à mon réveil je n’étais pas obligée de détacher la vipère enlacée à mes cheveux, la vipère dont la tête écumante d’un poison bleuâtre a reposé sur mon cou... dans ce temps-là il y avait un ange qui voyageait sur la terre avec des traits qui auraient ému le cœur d’un parricide; mais je n’ai fait que le voir, parce que Dieu le retira quand sa félicité fut jalouse de la mienne, et je l’appelais « Lothario, mon Lothario... » Je me rappelle que nous avions un palais dans des montagnes bien éloignées. Jamais je n’ai pu en trouver le chemin. »
Quoique le brigand n’eût pas quitté son voile, Antonia s’aperçut que ses pleurs avaient redoublé à ces derniers mots. Elle lui sourit alors avec une pitié tendre; et reprenant sa main qu’elle avait laissé échapper et qui n’avait osé retenir la sienne:
« Je sais, — lui dit-elle, — que je te fais de la peine, et je t’en demande pardon. Je n’ignore pas que tu m’aimes et que je suis ta fiancée, la fiancée de Jean Sbogar. Tu vois que je te connais et que je parle raison aujourd’hui. Il y a longtemps que notre mariage est arrangé, mais je n’ai pas voulu avoir de secret pour toi. D’ailleurs, ce Lothario pourrait bien ne pas exister. J’ai vu depuis quelques jours tant de personnes qui n’existent que dans mon imagination et qui m’échappent quand je reviens à moi!... Je suis sûre, par exemple, que tu ne m’as pas connu de sœur? Non, — reprit-elle après avoir réfléchi un instant. — Si j’avais une sœur, elle me tiendrait lieu de mère, et nous ne pourrions nous passer d’elle à la célébration de nos noces. Dis-moi si tu fais, pour ce jour-là, de brillants préparatifs? Il le faut, car la mariée est une riche héritière. J’ai des agrafes d’or et des anneaux de diamants pour me parer; mais je ne veux dans mes cheveux qu’une simple guirlande d’églantier. »
Elle s’interrompit de nouveau. Son égarement redoublait. Un sourire affreux à voir s’arrêta sur sa bouche.
« Ce sera une belle fête! — continua-t-elle; — tout l’enfer y sera. Le flambeau des noces de Jean Sbogar doit faire pâlir le soleil dans son midi. Vois-tu d’ici les conviés? Tu les connais tous. Je n’ai invité personne. En voilà qui ont les membres à demi calcinés par le feu; des vieillards, des enfants dont les lambeaux se réveillent vivants des incendies que tu as allumés, pour prendre part à tes plaisirs... En voilà d’autres qui se lèvent dans leur linceul, et qui se glissent à la table du festin en cachant des plaies sanglantes. O mon Dieu, quels monstres ont tué cette jeune femme? Pauvre Lucile! Et de quel nom ils me saluent..... Les as-tu bien entendus?... SALUT, SALUT... Je n’oserai jamais le répéter! SALUT, disent-ils; et ils murmurent tous ensemble le mot de ralliement des maudits, le cri de joie que Satan aurait poussé s’il avait vaincu son créateur, la parole secrète que prononce une exécrable mère qui va égorger son enfant, pour se rendre sourde à ses gémissements. — SALUT A LA FIANCÉE DE JEAN SBOGAR..... »
En achevant ces mots, Antonia perdit connaissance. Cette crise fut longue et terrible: longtemps même on désespéra de sa vie. Pendant huit jours, le chef des voleurs, immobile au pied du lit sur lequel elle était couchée, attentif à tous ses mouvements, ne s’était occupé d’aucun autre soin que de la servir. Il veillait et pleurait.
Quand l’état d’Antonia fut amélioré, certain qu’elle s’était familiarisée avec son aspect, et qu’elle le voyait sans effroi, il veillait encore.