Jean Sbogar
XII
Ah! contrée délicieuse! s’il se trouvait quelque séjour propre à calmer un peu les peines d’un cœur désolé, à panser les blessures profondes faites par les traits du chagrin, et à rappeler les premières illusions de la vie, ce serait toi sans doute qui l’offrirais! Ton aspect enchanteur, tes bois solitaires, ton air pur et balsamique ont le pouvoir de calmer toute sorte de tristesse... hors le désespoir.
CHARLOTTE SMITH.
Madame Alberti passa la nuit et une partie du jour suivant à chercher des interprétations aux discours mystérieux de Lothario. Elle n’en trouva point qui changeassent la moindre chose à ses dispositions. Une naissance peut-être obscure, une fortune peut-être dérangée par des prodigalités excessives, de grands malheurs politiques ou privés qui le tenaient pour jamais éloigné de sa patrie, telles furent les diverses suppositions sur lesquelles son imagination s’arrêta, et aucune d’elles ne lui faisait naître l’idée d’un obstacle fondé au bonheur d’Antonia. La résistance même de Lothario s’expliquait alors par des sentiments si délicats et si honorables qu’elle n’hésita pas sur les moyens d’en triompher.
Après quelques moments d’entretien avec Antonia, elle l’autorisa à disposer de sa main en faveur de Lothario, et à lui en donner la nouvelle elle-même, persuadée que ses généreux scrupules ne résisteraient pas à l’amour. Antonia, plus craintive et menacée par des sentiments sombres dont elle avait conservé l’habitude depuis l’enfance, de ne jamais goûter la félicité dont on lui présentait les images, attendait avec une impatience plus inquiète que ce jour fût écoulé. Il lui semblait que Lothario ne reviendrait point, qu’elle l’avait vu pour la dernière fois.
Il revint cependant.
Sa physionomie triste et fatiguée annonçait des méditations pénibles. Son teint était plombé. Son œil avait perdu la douceur ordinaire de son expression; il peignait le vague inquiet et orageux d’une imagination malade. Il s’assit près d’Antonia et la regarda fixement; madame Alberti était occupée à quelque distance et se dérobait à dessein à leur conversation. Cette situation avait quelque chose de difficile pour l’organisation timide et faible d’Antonia. Elle essayait de sourire, et une larme roulait dans ses yeux. Son cœur battait avec une grande violence. Quelquefois elle se détournait de Lothario, et puis elle s’étonnait, en revenant à lui, de le retrouver dans cette contemplation immobile et sinistre où elle l’avait laissé. Elle voulait articuler quelques paroles, mais elle balbutiait à peine des sons confus, et Lothario ne s’informait point de ce qu’elle avait voulu dire. L’attention avec laquelle il la couvrait de son regard avait quelque chose d’un prestige et d’une vision nocturne. Enfin elle parvint à rompre une partie de ce charme, en lui disant:
« Vous êtes donc malheureux, Lothario?... »
Cette question se liait, par un rapport imperceptible, à leur dernier entretien, mais elle était plutôt l’expression d’un sentiment douloureux qui résultait de ce qu’elle éprouvait alors, qu’une transition préparée à ce qu’elle avait promis de dire.
Lothario ne répondit point.
« Cependant, — continua-t-elle, — vous seriez trop cruel envers ceux qui vous aiment...
— Ceux qui m’aiment! — dit Lothario en couvrant sa tête de ses mains. — Toujours ceux qui m’aiment! Mon mauvais ange vous a enseigné là une phrase magique qui me navre l’âme.
— J’y revenais à dessein, — répondit Antonia, — car je ne sais point de malheur absolu pour l’homme qui est aimé; et si tel est votre destin, Lothario, que beaucoup d’affections aient trompé votre tendresse, que beaucoup de félicités aient échappé à vos espérances, ce ne fut jamais à ce point, mon ami, que vous n’ayez plus trouvé auprès de vous cette compensation si précieuse qui dédommage un cœur sensible de toutes les douleurs; vous le savez, Lothario, vous êtes aimé. »
Lothario se remit à regarder Antonia, mais le caractère de sa physionomie était tout à fait changé. On ne remarquait en lui qu’un mélange de joie inquiète, d’étonnement et de terreur qui n’appartenait pas à ses traits.
« Lothario, — poursuivit-elle, — je ne connais ni votre famille, ni votre rang, ni votre fortune, et il m’importe peu de connaître tout cela; mais on m’a dit que la main de cette Antonia dont vous désirez d’occuper le cœur n’était à dédaigner pour personne, sous aucun de ces rapports; et Antonia, libre de son choix, ne l’arrêterait que sur vous.
— Sur moi! » s’écria Lothario avec une sorte de fureur.
Madame Alberti s’approcha.
« Sur moi! et c’est vous, c’est Antonia qui m’accable d’une dérision si amère!
— Lothario, — reprit Antonia d’un ton de dignité froide, —vous méprisez Antonia, ou vous ne l’avez pas comprise.
— Mépriser Antonia! Que signifie ce langage? De quoi m’a-t-on parlé? D’un mariage, si je ne me trompe, et c’est vous... »
Antonia s’appuya sur sa sœur. Elle pleurait.
« Ma fille, — dit madame Alberti, — respecte ses secrets. Il ne te repousserait point si un obstacle invincible, un autre lien peut-être... »
Lothario l’interrompit.
« Ah! gardez-vous de le croire. Né pour aimer Antonia, et pour n’aimer qu’elle, je n’ai engagé ma liberté dans aucune autre affection... Et si sa main pouvait être le prix de l’amour — ou du courage, c’est à moi, je le jure, qu’elle appartiendrait; mais de quel droit et à quelles conditions! A quelles conditions, grand Dieu! et quel homme oserait les proposer! Vengeances du ciel, que vous êtes redoutables! Écoutez-moi, n’avez-vous pas entendu dire, — ne vous a-t-on pas parlé — il y a peu de temps encore d’un homme qui s’appelle — Lothario — ce doit être son nom! et l’épouse de Lothario, dans quel palais, le savez-vous, dans quels domaines il la présenterait à ses vassaux! »
Antonia s’assit. Un frisson mortel glaçait ses membres. Des lueurs horribles apparaissaient à son esprit qui se révoltait contre elles. Elle cherchait à pénétrer cet impénétrable mystère; et tout ce qu’elle pouvait distinguer, c’est qu’il était profond et affreux. Lothario s’éloignait, se rapprochait d’elle tour à tour. Quelquefois ses traits portaient l’empreinte du délire, quelquefois ils paraissaient se détendre et se décomposer sous une force irrésistible. Depuis quelque temps il était pensif et abattu. Tout à coup son front s’éclaircit, ses yeux s’animèrent, une idée subite qui le réconciliait avec l’espérance éclata sur sa physionomie. Il tomba aux genoux d’Antonia; et pressant avec transport ses mains et celles de madame Alberti en les baignant de larmes:
« Si cependant, — dit-il, — j’avais été le monde pour elle et pour vous!
— Le monde? — répondit Antonia.
— Elle et vous! — continua madame Alberti. — Toute ma vie était dans cette pensée.
— Il serait vrai! — s’écria Lothario, comme accablé sous le poids d’un bonheur qu’il n’avait jamais prévu; — il serait vrai, et je pourrais commencer avec vous une existence nouvelle, emporter mon nom et ma destinée du milieu des hommes — je le pourrais! Mais faut-il... comment oserais-je soumettre ce que j’aime... Ainsi le veut ma fatale étoile? C’est loin d’ici, loin des villes, dans un pays où vous jouiriez inutilement de l’éclat d’un grand nom et d’une grande fortune; — mais où désormais je consacrerais ma vie entière... Ah! laissez-moi me reposer un moment sous les sentiments qui m’oppressent! »
Lothario garda le silence pendant quelques minutes, puis il se leva; et, reprenant son discours avec plus de calme, il s’exprima ainsi:
« Bien jeune encore, je sentais déjà avec aigreur les maux de la société, qui ont toujours révolté mon âme, qui l’ont quelquefois entraînée dans des excès qu’Antonia me reprochait hier, et que je n’ai que trop péniblement expiés. Par instinct plutôt que par raison, je fuyais les villes et les hommes qui les habitent; car je les haïssais, sans savoir combien un jour je devais les haïr. Les montagnes de la Carniole, les forêts de la Croatie, les grèves sauvages et presque inhabitées des pauvres Dalmates, fixèrent tour à tour ma course inquiète. Je restai peu dans les lieux où l’empire de la société s’était étendu; et, reculant toujours devant ses progrès qui indignaient l’indépendance de mon cœur, je n’aspirais plus qu’à m’y soustraire entièrement. Il est un point de ces contrées, borne commune de la civilisation des modernes et d’une civilisation ancienne qui a laissé de profondes traces, la corruption et l’esclavage: le Monténègre est comme placé aux confins de deux mondes, et je ne sais quelle tradition vague m’avait donné lieu de croire qu’il ne participait ni de l’un ni de l’autre. C’est une oasis européenne, isolée par des rochers inaccessibles, et par des mœurs particulières que le contact des autres peuples n’a point corrompues. Je savais la langue des Monténégrins. Je m’étais entretenu avec quelques-uns d’entre eux, quand des besoins qui ne s’accroissent jamais, et qui ne changent jamais de nature, en avaient amené par hasard dans nos villes. Je me faisais une douce idée de la vie de ces sauvages qui se suffisent depuis tant de siècles, et qui, depuis tant de siècles, ont su conserver leur indépendance en se défendant soigneusement de l’approche des hommes civilisés. En effet, leur situation est telle que nul intérêt, nulle ambition ne peut appeler dans leurs déserts cette troupe de brigands avides qui envahissent la terre pour l’exploiter. Le curieux seul et le savant ont quelquefois tenté l’accès de ces solitudes, et ils y ont trouvé la mort qu’ils allaient y porter; car la présence de l’homme social est mortelle à un peuple libre qui jouit de la pureté de ses sentiments naturels. Il était donc difficile d’y pénétrer; j’y parvins cependant, à la faveur de vêtements semblables aux leurs et de l’habitude de leur langage. Ce n’était point d’ailleurs des hommes que j’allais chercher, c’était une terre indépendante où n’avait jamais retenti la voix d’un pouvoir humain fondé sur d’autres droits que la paternité. J’avais mesuré mes besoins, ceux d’un adolescent à tête ardente, qui croit se suffire toujours, parce que, dans quelque moment d’ivresse amère, il a cru sentir que toutes les affections sont insuffisantes pour son cœur, et que Dieu l’a fait seul de son espèce. Il ne fallait à mon ambition qu’une cabane contre les froids rigoureux de l’hiver, un arbre fruitier et une fontaine. J’errai longtemps sur la seule trace des bêtes sauvages, à travers les groupes variés des montagnes Clémentines, fuyant de loin la fumée des maisons de l’homme, dans lequel un sentiment que les Monténégrins éprouvent bien réciproquement me faisait voir partout un ennemi.
« Je ne vous peindrai pas les fortes impressions que je recevais de cette grande et imposante nature qui n’a jamais été soumise, et dont les bienfaits suffisent à une population heureusement assez rare pour être dispensée de les solliciter. Je ne vous dirai pas avec quelle joie je ravissais à la terre une racine nourrissante, sans crainte de faire tort à la cupidité d’un fermier avare, ou de tromper l’espérance d’une famille de laboureurs affamés, et d’entendre résonner ce mot fatal qui me rappelle toujours, comme à un de vos écrivains, l’usurpation de la terre: Ceci est mon champ! Un jour enfin, comment exprimerai-je le mélange inexplicable des sentiments qui se succédèrent en moi! le soleil se couchait dans la plus belle saison de l’année, il se couchait à l’extrémité d’une vallée immense qu’ombrageaient de toutes parts des bocages de figuiers, de grenadiers et de lauriers-roses, et que couvraient, de distance en distance, de petites maisons isolées, mais entourées des plus belles, des plus riantes cultures. C’est un tableau qui appartenait, il est vrai, à l’état de la société, mais à la société du premier âge. En aucun temps, en aucun lieu, l’habitation du cultivateur n’avait flatté mes regards d’un aspect plus agréable. Jamais mon imagination n’avait rêvé tant de prospérité pour la demeure du villageois. Je conçus alors les rapports pleins de charmes de l’homme aimé de l’homme, et utile à son bonheur sans lui être nécessaire, dans une tribu agricole; je regrettai de n’avoir pas vécu au moment où la civilisation n’en était qu’à ce point, ou de ne pas être admis à en jouir chez le peuple qui en goûtait la douceur. Bientôt, je frémis en pensant, en me rappelant que les lois d’une telle société devaient être terribles, et que l’étranger qui en souillait le territoire ne pouvait attendre que la mort. Mon sang bouillonnait d’indignation contre moi-même à l’instant où, dans les veines d’un autre, il se serait glacé de terreur. — Ah! malheur au profane, m’écriai-je, qui apporterait ici les vices et les fausses sciences de l’Europe, si j’y avais une mère, une sœur ou une maîtresse! Il paierait cher l’injure qu’il a faite à l’air que je respire en l’empoisonnant de son souffle. »
« Un Monténégrin m’avait entendu, car je m’étais exprimé dans sa langue. »
« Telles sont aussi nos lois, — me dit-il en me prenant la main, — et ceux mêmes qui comme toi descendent vers nos vallons des hauteurs du Monténègre, dont les barrières extérieures sont presque insurmontables aux étrangers, ne sont pas toujours admis à vivre parmi les bergers mérédites. La différence de nos mœurs nous sépare d’ailleurs assez, puisque vous êtes chasseurs et guerriers, et que vous consentiriez difficilement à partager les douces habitudes et la vie tranquille de nos pasteurs; seulement, pour ne point gêner la liberté naturelle des hommes, en abusant du pouvoir que nous exerçons sur nos enfants, nous permettons quelquefois l’échange de ceux que leur inclination appelle à défendre nos montagnes, contre ceux d’entre vous à qui des goûts plus simples font ambitionner les paisibles travaux de nos champs; et ce commerce libre d’hommes et de sentiments entretient nos rapports avec nos voisins, malgré la différence de nos mœurs. Ainsi, depuis des siècles, les Monténégrins guerriers enveloppent nos montagnes d’une ceinture d’hommes formidables, et protègent ces champs, qui les nourrissent à leur tour, quand la nature refuse de pourvoir à leurs besoins, ce qui arrive rarement. Vous êtes probablement un des enfants de nos frères, et tout ce grand espace, — poursuivit-il en m’indiquant un recoin isolé de la vallée, délicieux par son aspect, et déjà couvert des espérances d’une riche moisson, — tout cela vous appartient, qui que vous soyez. Si vous choisissez une épouse parmi nos filles; si elle vous donne des enfants, et que votre domaine ne vous suffise plus, nous l’agrandirons en raison de vos besoins, sauf à rendre proportionnellement à la nature ce dont vous pourrez vous priver quand votre famille se sera étendue dans nos montagnes; car chez les autres peuples on juge de la prospérité des familles et des villages à l’étendue des cultures, et chez nous on la mesure sur l’étendue des terres qui restent en friche, et dont des besoins précoces, indices d’une population trop nombreuse, n’ont pas rendu l’exploitation nécessaire. A compter de ce moment vous êtes pasteur mérédite; vous êtes libre, et il n’existe entre vous et nous d’autre lien obligé que celui des secours mutuels et de l’hospitalité, dans les rares occasions où quelque événement inopiné peut les rendre nécessaires. Si vous n’avez pas de besoins actuels, allez prendre possession de votre domaine; autrement, recourez à nous, et rien ne vous manquera de ce que la nature accorde aux désirs d’un homme simple. »
En achevant ces paroles, il se disposait à me quitter, mais une idée insupportable corrompait mon bonheur et me rendait incapable d’en jouir. Il y allait de ma vie de me faire connaître, mais quelque chose de plus impérieux que l’intérêt de ma vie me défendait de recevoir de la bonté hospitalière de ces montagnards un bienfait qui ne m’était pas destiné.
« Mon frère, — lui dis-je, — vous êtes abusé par les apparences. Je suis né hors des montagnes Clémentines; j’y ai cherché la liberté. Tout me prouve que j’y aurais trouvé les seuls biens que je désire sur la terre, la libre jouissance de l’air, du ciel et de mon cœur ; mais ce paradis que vous m’offrez appartient à un homme plus heureux que moi. Je ne suis dans ce bocage qu’un étranger que vous avez le droit de punir. »
Le Morlaque me regardait.
« Jeune homme, — dit-il après un moment de silence, — on ne sait pas tromper à ton âge, mais à ton âge est-on bien sûr de ne pas se tromper soi-même? Puisses-tu être désabusé du monde que tu quittes et l’être pour toujours! Rassure-toi d’ailleurs. Jeune comme toi, et alors étranger comme toi au Monténègre, j’y vins chercher un asile, et la même bienveillance m’accueillit parmi ces pasteurs dont je craignais aussi d’être repoussé. Va, — continua-t-il avec une sorte d’autorité, — prends possession des terres que je t’ai montrées. Elle n’appartenait à aucun homme en particulier, mais au premier venu, et nous n’en sommes pas au point d’être obligés de réprimer l’excès d’une population embarrassante. Cent familles occupent ici un territoire qui suffirait à un peuple. Les enfants de tes enfants y croîtront sans être à charge à leurs voisins et sans souffrir de l’aspect de la misère. Adieu, — me dit-il. — Travaille, prie, et jouis de la paix de ton cœur. »
« Je restai seul, heureux du sentiment de ma liberté, et maître d’un sol fertile qui demandait à peine quelques travaux que leur facilité et leur succès changeaient toujours en plaisir. Mon domaine sauvage était arrosé par les eaux d’un ruisseau abondant qui, de temps en temps grossi par les orages, tombait en cascade du sommet de mes rochers, et allait baigner au loin des vergers trop riches pour mes besoins, mais dont les fruits attiraient des familles innombrables d’oiseaux voyageurs. Je jouissais avec délices du plaisir de prémunir ces hôtes passagers de mes jardins contre les vicissitudes imprévues des saisons; heureux quand je ravissais l’abeille même, l’abeille saisie tout à coup par une brise du soir, à l’action mortelle du froid, et quand je la rapportais, réchauffée par mon souffle, au creux de la roche solitaire où elle avait coutume de trouver son abri. Je vécus ainsi deux ans sans communiquer avec personne! J’en avais dix-huit alors, et l’habitude d’une vie agreste avait développé mes forces de manière à m’étonner moi-même.
« J’étais heureux, je le répète, heureux parce que j’étais libre, parce que j’étais sûr de l’être, et je ne connais rien de plus propre à remplir le cœur de l’homme d’émotions délicieuses que cette pensée dont il jouit si rarement. Comme tout m’enchantait, comme tout me mettait hors de moi dans la contemplation de la nature! Souvent cependant j’étais tourmenté par un besoin inconcevable d’être aimé, et la persuasion désolante que jamais une femme de mon choix ne viendrait dans ces déserts s’associer à mon sort. J’éprouvais alors que le sentiment le plus tendre peut se changer en fureur dans un cœur passionné. J’accablais le monde qui possédait ce trésor inconnu de toute la haine que j’aurais portée à un rival heureux. Je rêvais avec dépit, avec une jalouse colère, à ces jeunes filles éblouies des atours de la mode et des flatteries de quelques adorateurs efféminés, qui avaient laissé tomber sur moi un regard dédaigneux à cause de mon obscurité ou de ma trop grande jeunesse. Je sentais avec une sorte de rage qu’il serait doux de les détromper un jour des préventions de leur vanité, en versant du sang sous leurs yeux ou en les effrayant de la clarté d’un incendie... Pardonnez, Antonia, au délire d’une folle jeunesse abandonnée à ses passions.
« Je cherchais à dessein les ours de la montagne pour les attaquer avec un pieu qui était la seule arme dont je fusse pourvu, et je regrettais que ces femmes ne fussent pas obligées de venir se réfugier, frémissantes de terreur, sous la protection de mon bras, car je les voyais partout. Je ne fréquentais point d’ailleurs les autres bergers mérédites, qui ne se fréquentaient presque pas entre eux; mais j’en étais connu par quelque courage et par une grande force physique que le hasard m’avait fait quelquefois essayer sous leurs yeux.
« La bizarrerie de mon apparition, l’isolement absolu dans lequel je vivais, et dont aucune circonstance ne m’avait fait sortir, ce qu’on rapportait surtout de ma vigueur et de mon audace, m’avaient acquis ce crédit populaire que les sauvages accordent à l’extraordinaire comme les hommes civilisés.
« Un jour les montagnes Clémentines furent investies par des troupes étrangères. Quelques détachements aventureux vinrent y mourir. Ils étaient soutenus par une armée qui ne tenta pas de les suivre, mais qui menaça quelque temps nos solitudes. Le bocage du plateau inférieur où j’habitais est à peu près inaccessible. Qu’y viendrait chercher d’ailleurs la cupidité des peuples voisins? Mais beaucoup de nos frères de l’extérieur étaient morts; nous nous levâmes pour les remplacer. Le hasard de la bataille me livra prisonnier à nos ennemis, en dépit de ma résolution. J’avais tout fait pour mourir, car la vie me lassait; mais je perdis la connaissance avec le sang, et on m’entraîna au loin. Cela serait fort long et fort inutile à raconter.
« Ce que ma vie est devenue depuis, c’est un autre mystère qu’il faudra peut-être expliquer. Mais combien de fois le souvenir de cet asile inviolable et délicieux, que je me suis acquis dans une société nouvelle, hors des pouvoirs et des lois de la terre, a fait palpiter mon sein! Combien de fois j’aurais tout quitté pour en reprendre possession, si l’ascendant d’un sentiment invincible ne m’avait pas retenu!
— Depuis longtemps? — dit Antonia.
— Depuis que je vous ai vue, — reprit froidement Lothario; — et si mon cœur, moins téméraire dans ses sentiments, s’était attaché à quelque femme isolée comme moi au milieu du monde, qui eût pu comprendre et envier le bonheur de mes bocages! — C’était le rêve de la jeunesse!
— Il me semble, Lothario, — dit madame Alberti, — que vous créez des chimères pour les combattre. Je n’ai point examiné, je n’ai pas même entrepris d’approfondir le secret étrange qui vous fait renoncer de si bonne heure à tous les avantages que vos heureuses qualités vous donnaient lieu d’espérer dans le monde; mais mon existence est liée sans condition à l’existence de ma sœur, et je sais déjà qu’elle est prête à se soumettre aux caprices sauvages de votre philosophie, jusqu’à ce qu’il vous plaise de revenir à un genre de vie plus digne d’elle et de vous. Elle seule a le droit de me désavouer.
— Allons aux montagnes Clémentines, — dit Antonia en se jetant dans les bras de sa sœur.
— Aux montagnes Clémentines! — s’écria Lothario, — Antonia y serait venue! — elle m’y aurait suivi, et la privation d’un tel bonheur ne suffirait pas à mon châtiment éternel! »
La porte s’ouvrit aux visites ordinaires.
Un poids de glace tomba sur le cœur d’Antonia. Lothario s’approcha d’elle doucement; et couvrant ses transports d’une apparence froide et polie:
« Aux montagnes Clémentines! — répétat-il à voix basse. — Antonia y serait venue? »
Antonia chercha les yeux de sa sœur.
« Partout, — dit-elle, en la montrant, — partout avec elle, et avec Lothario.
— Laissez-moi rêver, — reprit-il, — au bonheur qui m’est réservé ou à celui que j’ai perdu. Je ne suis pas assez calme pour voir distinctement mon avenir. — Demain... ou jamais! »
Lothario était sorti dans le plus grand trouble; le cœur d’Antonia n’était pas plus tranquille. Son inquiétude était devenue une affreuse perplexité. Deux heures après, Matteo entra, et présenta une lettre à Antonia, qui la remit à madame Alberti. Elles étaient seules. Ce billet était conçu en ces termes:
« Jamais, Antonia, jamais! Ne m’accusez pas; oubliez-moi... après m’avoir pleuré un moment. Je renonce à tout, au seul bonheur que mon misérable cœur ait jamais compris. Je vais chercher la mort qui m’a trop longtemps épargné. O mon Antonia! si ce monde auquel tu crois peut s’ouvrir un jour à la voix du repentir; si, parmi les enfants de Dieu, il n’y en a point qui soit déshérité d’avance, je te reverrai. — Te revoir! hélas! jamais, Antonia, jamais! »
LOTHARIO.
Madame Alberti avait lu ces lignes d’une voix tremblante, et sans oser lever les yeux sur sa sœur. Quand elle regarda Antonia, elle fut effrayée de sa pâleur et de son immobilité. Un coup terrible venait d’être porté à ce faible cœur, et madame Alberti conçut que ce coup était irréparable.
Le départ de Lothario fut le jour même connu dans Venise; et, suivant l’usage, il y fit naître une foule de conjectures diverses, plus étranges les unes que les autres. Lorsqu’Antonia fut en état d’y réfléchir, elle n’y vit qu’une énigme affreuse, dont elle ne pouvait chercher le mot sans sentir son cœur défaillir et sa raison s’égarer. Une seule fois, elle crut un moment pouvoir en saisir le mystère. Depuis le jour où Lothario avait dit à Antonia son dernier adieu, demain ou jamais, on avait évité de la laisser rentrer dans cet appartement, qui ne lui rappelait que des pensées cruelles et de mortels regrets. Comme elle était parvenue à s’y introduire sans témoins, et qu’elle regardait, pensive, la place où il l’avait quittée, elle aperçut, au pied du siège sur lequel elle était assise, de petites tablettes de cuir de Russie, garnies d’une agrafe d’acier dont le ressort était brisé. Elle s’en saisit; et pensant qu’elles pouvaient contenir l’explication dont elle avait besoin, que peut-être même Lothario ne les avait pas abandonnées sans dessein dans cet endroit, elles les ouvrit avec empressement, et y promena rapidement ses regards. Elles ne renfermaient qu’une douzaine de pages éparses, tracées tantôt avec un crayon, tantôt avec une plume, suivant les circonstances où les idées s’étaient présentées à l’imagination de Lothario.
Deux ou trois de ces lignes étaient écrites avec du sang.
Elles offraient peu de liaison entre elles; mais presque toutes étaient inspirées par ce fatal esprit de paradoxe, par cette misanthropie sauvage et exaltée qui dominait dans ses discours.
Trop préoccupée par les sentiments qui remplissaient son cœur pour s’attacher à leur sens, et pour y voir autre chose que ce qu’elles offraient en effet de plus remarquable, des images singulières, des pensées rêveuses, des traits d’une énergie sombre, mais rien qui pût dissiper ses doutes ou les fixer, Antonia referma les tablettes de Lothario, et les cacha dans son sein, sans les communiquer à madame Alberti.