Jean Sbogar
VII
Tu me reverras encore une fois sous cette forme, et ce jour sera le dernier.
SHAKESPEARE.
Cette conversation n’avait pas laissé de traces bien profondes dans l’esprit d’Antonia. Comme le nom de Lothario revenait souvent dans les cercles où sa sœur l’avait introduite, il ne frappait guère ses oreilles sans lui rappeler vaguement les idées bizarres et singulières dont Matteo les avait entretenues; mais ce n’était qu’une sensation passagère, à laquelle elle aurait rougi de se livrer. En cherchant à se rendre compte au premier moment de l’impression que ce récit lui avait faite, elle s’affligea de ne pouvoir fixer sur Lothario un jugement assuré: mais il n’était pas dans son caractère de s’égarer longtemps dans des conjectures inutiles sur des choses qui la touchaient si légèrement. La faiblesse de sa constitution, l’abattement habituel de ses organes, la forçaient à circonscrire beaucoup ses sentiments; et plus ils étaient puissants autour d’elle, moins elle était capable de les étendre aux objets inconnus. Un jour cependant, le bruit courut dans Venise que Lothario était arrivé, et ce bruit, bientôt confirmé par la folle joie d’une populace enthousiaste, parvint rapidement à Antonia. Ce jour-là même elle devait se trouver, avec madame Alberti, dans une société composée en grande partie de seigneurs étrangers, attirés à Venise par les plaisirs du carnaval, et qui se réunissaient de temps en temps pour faire de la musique. A peine étaient-elles entrées qu’un laquais annonça le seigneur Lothario.
Un frémissement subit d’étonnement et de plaisir parcourut l’assemblée, et saisit surtout madame Alberti, que toutes les idées extraordinaires préoccupaient facilement. Elle prit ce mouvement pour un pressentiment heureux, et comme toutes ses pensées se rapportaient à Antonia, elle lui serra brusquement la main, sans savoir bien au juste ce que cette démonstration pouvait signifier. Antonia fut autrement affectée; son cœur se serra d’une sorte d’effroi, parce qu’elle rassembla autour du nom de Lothario quelques-unes de ces circonstances inquiétantes et terribles qui l’avaient frappée dans le discours du vieil intendant. Elle tarda même quelque temps à lever les yeux sur lui; mais elle le vit alors distinctement, parce qu’il n’était pas loin d’elle, et qu’il paraissait la regarder quand il l’aperçut. Au même instant il avait détourné sa vue, sans la fixer toutefois sur aucun autre objet. Appuyé sur le rebord d’un vase de marbre antique chargé de fleurs, il avait l’air de prendre part à un entretien de peu d’importance, pour se dispenser de porter ailleurs son attention. Antonia fut saisie à son aspect d’une émotion qu’elle n’avait jamais éprouvée, et qui ne ressemblait point à un sentiment connu. Ce n’était plus de l’effroi; ce n’était pas davantage l’idée qu’elle se faisait des premiers troubles de l’amour; c’était quelque chose de vague, d’indécis, d’obscur, qui tenait d’une réminiscence, d’un rêve ou d’un accès de fièvre. Son sein palpitait violemment, ses membres perdaient leur souplesse, ses yeux se troublaient, une langueur indéfinissable enchaînait ses organes fascinés. Elle essayait inutilement de rompre ce prestige; il s’augmentait de ses efforts. Elle avait entendu parler de l’engourdissement invincible du voyageur égaré que le boa glace d’un regard dans les forêts de l’Amérique; du vertige qui surprend un berger parvenu à la poursuite de ses chèvres à l’extrémité d’une des crêtes gigantesques des Alpes, et qui, ébloui tout à coup par le mouvement circulaire que son imagination prête, comme un miroir magique, aux abîmes dont il est entouré, se précipite de lui-même dans leurs profondeurs horribles, incapable de résister à cette puissance qui le révolte et qui l’entraîne. Elle sentait quelque chose de semblable et d’aussi difficile à expliquer, je ne sais quoi de tendre et d’odieux, qui étonnait, qui repoussait, qui appelait, qui accablait son cœur; elle trembla. Ce tremblement qui lui était assez ordinaire n’effraya pas madame Alberti; elle pressa cependant Antonia de sortir, et Antonia le désirait. Elle fit un effort pour se lever, défaillit, se rassit et sourit à madame Alberti, qui regarda ce sourire comme un consentement à rester. Lothario n’avait pas changé de place.
Il était habillé à la française avec une simplicité élégante. Rien n’annonçait la moindre recherche dans son costume et dans sa parure, si ce n’est deux petites émeraudes qui pendaient à ses oreilles, et qui, sous les épaisses boucles de cheveux blonds dont son visage était ombragé lui donnaient un aspect singulier et sauvage. Cet ornement avait cessé depuis longtemps d’être à la mode dans les États vénitiens, comme dans presque toute l’Europe civilisée. Lothario n’était pas régulièrement beau, mais sa figure avait un charme extraordinaire. Sa bouche grande, ses lèvres étroites et pâles, qui laissaient voir des dents d’une blancheur éblouissante, l’habitude dédaigneuse et quelquefois farouche de sa physionomie, repoussaient au premier regard; mais son œil plein de tendresse et de puissance, de force et de bonté, imposait le respect et l’amour, surtout quand on voyait s’en échapper une certaine lumière douce, qui embellissait tous ses traits. Son front très élevé et très pur, avait aussi quelque chose d’étrange, un pli fortement ondé, que l’âge n’avait pas produit, et qui marquait la trace d’une pensée soucieuse et fréquente. Sa physionomie était en général sérieuse et sombre; mais personne n’avait plus de facilité à effacer une prévention désagréable. Il lui suffisait pour cela de soulever sa paupière, et d’en laisser descendre ce feu céleste dont ses yeux étaient animés. Pour les observateurs, ce regard avait quelque chose d’indicible, qui tenait d’une organisation supérieure à celle de l’homme. Pour le vulgaire, il était, selon l’occasion, ou caressant ou impérieux: on sentait qu’il pouvait être terrible.
Antonia était d’une certaine force sur le piano; mais sa timidité l’empêchait presque toujours de développer son savoir devant une société nombreuse. Il y a un genre de modestie, et c’était le sien, qui consiste à dissimuler continuellement ses facultés pour ne pas blesser les personnes médiocres, qu’on trouve en majorité partout, et peut-être aussi pour ne pas déplaire à la minorité qui juge, par une apparence de prétention. Elle n’avait jamais consenti à exécuter un morceau de musique en public que par condescendance pour des invitations qu’elle attribuait à une simple politesse, et auxquelles elle était bien sûre de satisfaire, sans intéresser à ce faible effort de bienséance réciproque toutes les ressources de son talent: elle avait même remarqué que les témoignages de satisfaction obligée que recueillait sa complaisance n’étaient pas moindres quand elle avait rendu un passage simplement et suivant les seules règles de l’exécution mécanique, que lorsqu’elle s’était trouvée dirigée par une inspiration subite et heureuse, qui la satisfaisait intérieurement. Elle s’assit donc au piano avec assez de calme, lorsqu’elle y fut appelée, et elle laissait courir ses doigts sur le clavier avec son indifférence ordinaire, quand ses yeux, distraits par le reflet d’une glace en face de laquelle elle était placée, furent frappés d’une illusion étrange et terrible. Lothario s’était approché de son siège, et comme ce siège était monté sur l’estrade où était placé l’instrument, sa tête pâle et immobile s’élevait seule au-dessus du cachemire rouge d’Antonia. Les cheveux en désordre de ce jeune homme mystérieux, la fixité morne de son œil triste et sévère, la contemplation pénible dans laquelle il paraissait plongé, le mouvement convulsif de ce pli bizarre et tortueux que le malheur sans doute avait gravé sur son front, tout concourait à donner à cet aspect quelque chose d’effrayant. Antonia, surprise, interdite, épouvantée, reportait successivement ses regards du pupitre à la glace et de la glace au pupitre, perdit bientôt de vue les notes confuses et jusqu’à l’auditoire qui l’entourait. Substituant involontairement le sentiment dont elle était saisie à celui qu’elle avait à peindre, elle improvisa par une transition extraordinaire, mais qui devait passer pour un jeu singulier de son imagination plutôt que pour ce qu’elle était réellement, une expression de terreur si vraie que tout le monde frémit: elle se jeta dans les bras de madame Alberti qui la reconduisit à sa place au milieu d’une rumeur d’applaudissements, mêlée de surprise et d’inquiétude. Après l’avoir suivie de l’œil jusqu’à l’endroit où elle s’arrêtait, Lothario s’approcha d’une harpe, et un mouvement universel de curiosité et de plaisir succéda à celui qui venait de troubler un moment l’assemblée. Antonia elle-même, rassurée et distraite par une impression nouvelle, exprima la plus vive impatience d’entendre Lothario, et comme il paraissait craindre que son état ne fût pas devenu assez tranquille pour qu’elle pût prendre part au reste des plaisirs de la soirée, elle se crut obligée de lui témoigner par un regard que son indisposition avait cessé. Cette marque d’intérêt de Lothario l’avait vivement touchée; mais on aurait dit que Lothario, plus sensible encore à la légère démonstration qu’il venait d’en recevoir, avait changé d’existence pendant qu’Antonia le regardait. Son front s’était éclairci, ses yeux brillaient d’une lumière bizarre; un sourire où se faisait remarquer un reste d’attendrissement et un commencement de joie embellissait sa bouche sévère. Passant sa main gauche à travers les larges ondes de ses cheveux pour chercher un motif ou un souvenir, et saisissant de l’autre avec légèreté les cordes de la harpe, de manière à lui imprimer seulement une vibration vague, il entraînait en préludant ces sons fugitifs, mais enchantés, qui tiennent du concert des esprits, et il semblait les jeter sans effort et les abandonner aux airs.
« Malheur à toi, — murmurait-il, — malheur à toi, si jamais tu croissais dans les forêts qui sont soumises à la domination de Jean Sbogar! »
« C’est, — continua-t-il, — la fameuse romance de l’anémone, si connue à Zara, et la production la plus nouvelle de la poésie morlaque. »