Jean Sbogar
XIV
C’est moi qui conduis au séjour des gémissements, c’est moi qui conduis dans l’éternelle douleur, c’est mol qui conduis au milieu du peuple réprouvé des rebelles. Laissez toute espérance, vous qui entrez.
DANTE.
« Depuis le départ de Lothario, la mélancolie d’Antonia avait fait de rapides progrès. Elle était tombée dans un abattement d’autant plus effrayant qu’elle semblait en ignorer elle-même ou en avoir oublié la cause. Sa tristesse n’avait rien de déterminé; c’était un malaise vague duquel on la tirait avec une distraction vive, mais où elle rentrait plus vite qu’elle n’en était sortie. Il lui arrivait souvent de sourire, et quelquefois même sans motif; alors sa gaieté faisait peine à voir, parce que l’expression de sa physionomie paraissait ne pas bien s’accorder avec l’état de son cœur. Jamais elle n’avait cherché avec plus de soin les promenades solitaires. Presque tous les lieux qu’elle fréquentait lui rappelaient Lothario, mais elle ne le nommait jamais. Elle évitait les conversations où son souvenir pouvait se mêler; on aurait cru qu’elle cherchait à se persuader qu’il n’avait pas existé pour elle, et qu’il n’était dans sa vie que l’illusion d’un rêve ou d’un accès de délire. Elle s’occupait souvent au contraire de son père et de sa mère, qu’elle n’avait pas nommés depuis longtemps, et elle en parlait, contre son usage, sans répandre des larmes, comme si elle n’en avait été séparée que par un court espace de chemin, et qu’elle dût bientôt les rejoindre.
Madame Alberti regarda cette circonstance comme quelque chose d’heureux dans la situation d’Antonia. Elle pensa que ses souvenirs se détruiraient plus facilement les uns par les autres, et qu’il lui serait plus aisé d’oublier les contrariétés d’un sentiment dont elle était encore loin de connaître toute la puissance, auprès du tombeau de ses parents. Elle résolut donc de reconduire Antonia à Trieste, et Antonia reçut cette proposition avec un témoignage de satisfaction froide, le seul que ses traits mornes et ses yeux fixes pussent imparfaitement manifester. Au reste, madame Alberti n’avait pas renoncé pour elle à toute espérance. Elle était bien persuadée, au contraire, et il n’y avait à la vérité rien de plus probable, que l’étrange procédé de Lothario n’était qu’un nouvel effet de la bizarrerie de son caractère ou de l’embarras de sa position, et qu’il ne tarderait pas à revenir aux pieds d’Antonia réclamer les droits qu’elle lui avait donnés à un bonheur qui semblait passer toutes ses espérances.
Il était possible que les raisons qui rendaient nécessaire ce système singulier dont il enveloppait ses actions l’empêchassent alors de former un nœud qui, en fixant tout à fait son existence, le soumettrait de trop près et par trop de points à la curiosité des hommes, et le soustrairait à ce vague de conjectures dont l’incertitude ne lui était sans doute pas inutile.
Dans l’état de l’Europe, combien d’hommes éminents étaient forcés, comme Lothario à cacher leur nom à travers vingt pays différents, et à se dérober comme lui aux affections les plus profondes, aux devoirs les plus doux de la nature, pour conserver leur sécurité, et surtout pour ne pas compromettre celle des personnes qui leur étaient chères!
Telle était évidemment la situation de Lothario, et il fallait bien qu’elle changeât un jour. Il aurait été absurde de chercher à sa conduite une autre explication. On pouvait même penser que s’il avait redouté, avec de justes motifs, de trop prolonger son séjour dans une grande capitale où il était déjà très connu, il ne manquerait pas de se diriger du côté de Trieste, quand il aurait appris qu’Antonia y était de retour.
Ces suppositions avaient beaucoup de vraisemblance, et Antonia ne les repoussait point; seulement elle ne répondait rien, et regardait sa sœur d’un œil défiant quand il en était question; puis elle se jetait dans ses bras.
Les affaires qui les avaient appelées à Venise ne les retenant plus, elles en partirent sur un bateau qui se rendait à Trieste par les lagunes. Cette manière de voyager leur avait paru préférable à toute autre, parce qu’elle leur faisait éviter les routes infestées par la troupe de Jean Sbogar, et surtout le passage dangereux où elles avaient failli devenir ses prisonnières.
Les canaux des lagunes offrent peu d’intérêt au voyageur. Tracés par la nature entre des portions de terre désertes et arides que la mer envahit et abandonne tour à tour, et qui ne peuvent offrir d’asile qu’aux troupes errantes des oiseaux du rivage, rien ne varie, rien n’anime leur triste monotonie. Ils ne présentent partout aux regards que des grèves stériles ou des forêts de roseaux, d’où s’élève quelquefois avec un long cri le héron surpris dans son sommeil par le bruit des mariniers et des passagers.
Antonia, pensive, n’avait encore été distraite par aucune circonstance digne de l’occuper, quand la nuit tomba et vint prêter à tous les objets un caractère plus calme et plus doux. Le ciel était parsemé d’étoiles brillantes, mais la lune lui refusait sa lumière. On ne distinguait plus rien hors de la barque, et le balancement alternatif des rameurs s’y faisait à peine apercevoir. On n’entendait que la chute cadencée de leurs rames et le sifflement de l’eau divisée par la proue. Tout à coup l’homme placé au gouvernail rompit le silence de la nature en chantant, d’une voix qui n’était pas sans agrément, quelques strophes du Tasse où sont peintes en vers harmonieux les délices de la solitude entre deux amants également épris. Ses accents, que rien ne réfléchissait dans l’immensité de l’air et du ciel, et qui s’étendaient sans obstacle sur la surface unie de la mer, faisaient participer l’âme à la jouissance de cet infini dans lequel ils allaient mourir. Antonia les écoutait avec un sentiment dont la douceur l’étonna, et qu’un moment auparavant elle n’aurait pas cru pouvoir goûter encore. Elle ne savait à quoi attribuer la confiance qui remplissait son cœur, et qui en calmait tous les orages. Ce n’était pas l’illusion vive et tumultueuse des premières espérances, c’était la jouissance reposée d’un avenir pur. Il lui semblait que ces intelligences tutélaires qui veillent sur les derniers moments de l’innocence, et qui viennent lui ouvrir le séjour de l’éternel repos, devaient manifester ainsi leur présence.
Madame Alberti éprouvait la même émotion. Sa main s’était unie à celle d’Antonia, elles s’étaient penchées l’une contre l’autre, et leurs cœurs battaient d’un mouvement régulier et doux. Plongées dans une langueur que l’extrême tranquillité de l’air et l’ondulation presque insensible des eaux contribuaient à entretenir, elles s’endormirent en s’embrassant.
Il y avait peu de temps que leur repos durait quand un coup de fusil, tiré à peu de distance, troubla le sommeil d’Antonia. Madame Alberti était encore appuyée contre elle, mais elle ne parla point. Antonia crut d’abord qu’elle avait rêvé; mais l’immobilité du bateau, le silence des rames, et quelques mots étranges qu’elle entendit dans l’entretien confus des mariniers épouvantés, la détrompèrent. Elle essaya de réveiller sa sœur sans pouvoir y parvenir. Elle voulut se lever, et se sentit saisir le bras par une main froide et nerveuse.
« C’est encore une femme, — dit une voix: — Jean ne sera pas content. »
A ces paroles, ses cheveux se dressèrent sur son front, une sueur froide inonda ses membres, et elle perdit connaissance. Elle ne revint à elle qu’au bruit des roues d’une voiture qui la conduisait, et sous laquelle tremblaient, en grondant sourdement, les ais retentissants d’un pont-levis.
Elle était seule.
Antonia, revenue de ce premier accès d’étonnement qui donne aux malheurs inattendus l’apparence d’un songe, ne tarda pas à comprendre celui-ci. Il était hors de doute que c’étaient des bandits apostés sur le bord de la mer qui avaient arrêté le bateau, et ces bandits ne pouvaient appartenir qu’à la troupe de Jean Sbogar. Descendue de la voiture, et soutenue par deux hommes dont le vêtement bizarre et la physionomie féroce la remplissaient d’effroi toutes les fois que les lumières éparses sous les voûtes venaient à les éclairer, elle parcourait les vastes galeries, les escaliers immenses, les salles gothiques du château, en se confirmant de plus en plus dans l’horrible idée qu’elle était prisonnière à Duino.
Arrivée à une chambre qui paraissait lui être destinée, et où son affreuse escorte la laissa libre un moment, elle s’élança vers une croisée ouverte, et ne vit devant elle que la mer. Une lueur lointaine, qui lui parut être celle du phare d’Aquilée, brillait seule au milieu des astres nocturnes. Elle ne douta plus de son sort, et tomba navrée de douleur sur un fauteuil.
« A Duino! — s’écria-t-elle: — Jean Sbogar!... Mais qu’a-t-on fait de ma sœur? »
Les voûtes sonores répondirent seules à ses cris.
Le dernier mot qu’elle avait prononcé expira dans leurs profondeurs, comme une voix faible qui s’éteint. Antonia se leva épouvantée en répétant: « Ma sœur!... » du ton d’une personne affligée d’un songe pénible, et qui cherche à se réveiller.
L’illusion de l’écho se renouvela plus sinistre encore. Elle ressemblait au dernier gémissement d’une mort violente. La malheureuse Antonia, presque incapable de se soutenir, s’appuya contre un des grands pilastres de la porte d’entrée, sous un réverbère qui répandait sur elle toute sa clarté. Elle embrassa en tremblant la colonne froide, y colla son visage à demi recouvert de ses cheveux flottants, et se sentit fléchir sous le poids de sa terreur. Quelques hommes groupés dans le corridor paraissaient la regarder de loin; mais la faiblesse de sa vue ne lui laissait distinguer, dans l’ombre où ils étaient cachés, que le mouvement de leurs panaches, et elle n’était pas bien sûre de ne pas s’abuser, quand un cri terrible frappa son oreille.
Un de ces hommes s’était enfui en la nommant.
La nuit était fort avancée, lorsque Antonia céda pour la seconde fois à ces cruelles émotions. Ce ne fut que bien des heures après qu’on put la rendre entièrement à elle-même. Elle s’étonna, en regardant autour d’elle, de la délicatesse des soins dont elle était l’objet. On l’avait transportée dans une chambre plus commode et plus ornée. Il n’y avait pas de femmes dans le château, mais elle était servie par des enfants d’une figure agréable.
Un seul des brigands sollicita, vers la fin du jour, la permission d’être introduit auprès d’elle pour s’acquitter des ordres dont son capitaine l’avait chargé. C’était un très jeune homme, dont la physionomie triste, mais douce et modeste, aurait inspiré dans tout autre lieu la confiance et l’intérêt. Il venait apprendre à Antonia que son bateau n’avait été attaqué que par la méprise la plus funeste; que rien de ce qu’elle possédait ne lui serait enlevé; qu’elle-même était libre à Duino, qu’elle n’avait pas cessé de l’être; que tout était disposé pour son voyage, et qu’il dépendait d’elle seule de le hâter ou de le retarder, suivant que sa santé l’exigerait; qu’en attendant, enfin, elle pouvait commander en souveraine à tout ce qui habitait dans le château.
« Mais ma sœur! — s’écria Antonia.
— Votre sœur, madame, — répondit le jeune homme en baissant les yeux, — ne peut vous être rendue. C’est la seule réserve que nous soyons obligés de mettre à notre obéissance, et cette condition même n’est pas imposée par une force qui dépende de nous.
— Et qui a pu l’imposer? — reprit vivement Antonia. — Qui empêcherait que je me réunisse à ma sœur, qui a été arrêtée, enlevée, conduite ici avec moi? Ah! je ne veux aucun des avantages, aucune des réparations que vous m’offrez, si je ne les partage avec elle.
— Madame, — dit le jeune homme en s’inclinant, — je n’ai pas reçu d’autres instructions. »
Et il se retira sans attendre de nouvelles instances.
Le nom de madame Alberti errait encore sur les lèvres d’Antonia interdite; il ne fut pas entendu.
La perplexité dans laquelle elle resta plongée est plus facile à comprendre qu’à décrire. Elle commençait à espérer que cet événement n’aurait pas les suites affreuses qu’il lui avait fait craindre; mais elle ne devinait pas les motifs qu’on pouvait avoir de la tenir éloignée de sa sœur, et ce nouveau mystère était un abîme où son esprit s’égarait. Tout lui persuadait d’ailleurs qu’on ne l’avait pas trompée par de fausses promesses. Le soleil était couché depuis plusieurs heures, et ses portes restaient ouvertes. Les gens employés à la servir s’étaient retirés d’eux-mêmes pour lui laisser une liberté entière, en lui indiquant la partie de son appartement qu’ils allaient occuper et où ils attendaient ses ordres. Enfin il ne paraissait pas un soldat dans la vaste étendue des corridors qu’on avait éclairés comme pour lui offrir un passage, à quelque moment qu’elle prit la résolution de sortir.
Rassurée par tout ce qu’elle remarquait, elle n’hésita pas à s’engager dans la galerie qui aboutissait à sa chambre et à suivre ses détours jusqu’au grand escalier du château. Elle descendit sans obstacles, parcourut avec la même facilité le vestibule et les cours, et parvint au pont-levis sans rencontrer personne. Il se baissa à son approche, comme si une puissance magique avait interprété le vœu d’Antonia, et s’était empressée d’y obéir. A peine l’eut-elle laissé derrière elle, qu’elle aperçut une voiture de voyage prête à partir, et gardée par des domestiques. Elle crut même reconnaître qu’elle était chargée de bagages qui avaient été pris avec elle sur le bateau, et l’empressement du postillon, à son approche, lui donna lieu de croire qu’elle était attendue. Elle s’informa cependant de la destination de cette voiture.
« Apparemment pour Trieste, — répondit un des domestiques; — mais pour tel lieu qu’il plaira à la signora Antonia de Monteleone.
— C’est moi, — reprit Antonia.
— Nous n’en doutions pas, — dit le postillon; — il n’y a pas d’autres femmes dans ce château, et nous sommes prêts à vous obéir.
— Il y a une autre femme dans ce château, — s’écria Antonia... — Ma sœur est dans ce château... Ne vous a-t-on pas prévenus que je serais accompagnée de ma sœur?
— On n’a parlé que de la signora, — dit-il en secouant tristement la tête, — et il n’y a pas d’apparence que sa sœur puisse sortir du château, si ce n’est pas l’intention du propriétaire. Mais madame ne connaît peut-être pas le propriétaire du château de Duino. Captive depuis si peu de temps...
— Pardonnez-moi, — répondit Antonia, — je sais où je suis. Il est cependant incompréhensible que ma sœur ne soit pas ici. »
Le pont-levis était encore baissé. Le château n’était gardé que par les vigies de ses tours. Antonia jeta les yeux dans l’intérieur, et pensa que sa sœur y était prisonnière.
« Je resterai, — dit-elle d’une voix forte, — je ne partirai pas sans elle, et sa destinée sera la mienne. »
En prononçant ces paroles, elle avait rapidement parcouru une partie de l’espace qui la séparait du grand escalier. Elle se retourna pour voir si elle n’était pas suivie. Le pont-levis se relevait. A cet aspect son courage faiblit; il lui sembla que tout finissait, et qu’elle venait d’élever entre elle et le monde une barrière qu’elle ne franchirait plus. Elle aurait voulu se voir transportée tout à coup au milieu d’une forêt sauvage, à la merci des animaux les plus féroces, pendant une des nuits les plus âpres de l’hiver, mais encore libre et maîtresse d’elle-même; les murs du château pesaient sur elle, sur l’air qu’elle respirait, et son cœur comprimé était près d’éclater dans son sein. Elle s’approcha de la balustrade pour s’appuyer et pour reprendre haleine. Ses yeux étaient tournés vers un soupirail d’où sortait une faible lumière qui venait trembler à ses pieds. Au bout de quelques instants d’attention vague et involontaire, elle crut saisir des bruits singuliers qui sortaient aussi des souterrains du château, et qui rappelaient à son esprit la solennité de certains chants religieux. Elle jugea d’abord que ce devait être le mugissement de la mer qui se brise au pied de la montagne; mais ces bruits n’arrivaient à elle que par intervalles, quelquefois même ils paraissaient tout à fait arrêtés, et Antonia se rapprochait à pas mesurés du soupirail avec une curiosité inquiète. Ils la frappèrent enfin plus directement, au point qu’elle s’imaginait y discerner des sons articulés et le nom même de sa sœur. Persuadée que la préoccupation de son esprit pouvait avoir produit cette illusion, elle s’agenouilla sur le bord du soupirail; et retenant sa respiration pour ne pas perdre le moindre bruit qui agitait l’air, elle l’entendit encore.
« Ma sœur est là, » dit-elle à haute voix, incapable de modérer le sentiment qui absorbait toutes ses idées, qui pénétrait tous ses sens d’un mélange inconcevable de joie et de terreur.
Elle se releva précipitamment, et s’élança dans une rampe mal éclairée qui devait la conduire aux souterrains du château. Après d’innombrables détours qu’indiquaient d’espace en espace des lampes pâles cachées dans les creux de la muraille, elle ralentit sa marche, parce que le bruit qui l’avait attirée s’était rapproché de manière à ne pas lui laisser perdre un mot, mais elle n’entendit plus le nom de madame Alberti. C’était seulement, comme elle l’avait présumé, un chant semblable aux chants de l’église, qui était entonné par une seule voix et répété en chœur. Bientôt, elle arriva au lieu même de la cérémonie; et, transie de frayeur, elle se glissa comme un spectre entre les hautes colonnes qui soutenaient la voûte à une hauteur prodigieuse, cachée dans les ombres que projetaient au loin leurs bases énormes. Toutes ces colonnes chargées de faisceaux de lances, de cimeterres et d’armes à feu, formaient une espèce de forêt à travers laquelle on ne pouvait distinguer que confusément ce qui se passait au centre de cette salle souterraine.
Antonia, exaltée par son attachement pour sa sœur, s’armait de plus en plus d’une résolution jusqu’alors étrangère à son caractère. Chaque fois que les voix réunies remplissaient les échos d’un bruit prolongé qui pouvait couvrir le bruit de ses pas, elle volait d’une colonne à l’autre, et attendait, pour oser tourner ses yeux sur l’enceinte, que le silence universel qui y succédait de temps à autre, et que son aspect aurait sans doute troublé, lui prouvât qu’elle n’avait pas été aperçue.
Cependant la délicatesse de sa vue ne lui permettait pas de distinguer les objets que comme s’ils avaient été interceptés par un nuage, et le vague que son imagination prêtait à leurs formes incertaines augmentait la terreur de cette scène nocturne.
Du côté opposé à l’entrée du souterrain, s’élevait une longue suite d’arcades anguleuses dont les pointes se perdaient dans l’obscurité de la voûte, et qui n’étaient séparées entre elles que par d’autres groupes de colonnes minces, noircies et usées par le temps. Des tentures de deuil coupaient ces arcades à une certaine élévation, et les brigands disséminés sur le fond de cette décoration funèbre ajoutaient à sa mystérieuse horreur; les uns, immobiles et recueillis, assis au fond des stalles creusées dans le massif des colonnes, et qu’on aurait pris pour des figures sinistres disposées par un sculpteur atrabilaire, ceux-ci, debout autour des candélabres de fer, et attisant de leurs poignards la flamme des torches et des brasiers; ceux-là qui se perdaient dans la nuit des portiques éloignés, et qui, à travers les ténèbres mobiles dont s’obscurcissaient et se dégageaient tour à tour leurs têtes sourcilleuses et leurs barbes touffues, ressemblaient à autant de fantômes. Parmi eux, il en était un surtout dont la singulière attitude excitait d’autant plus vivement l’attention d’Antonia, qu’elle jugea bientôt qu’il était malheureux et sensible. Son visage était enveloppé d’un crêpe qui le cachait entièrement. Agenouillé sur les premières marches d’une estrade dont le reste se dérobait à la vue d’Antonia, il était appuyé sur la poignée de son sabre et pleurait amèrement. Le bruit de ses sanglots interrompait seul la voix ferme et soutenue du prêtre qui présidait au sacrifice. Antonia, hors d’elle-même et pressée par une curiosité invincible, fit un mouvement pour voir l’autel. C’était un lit funèbre, et sur ce lit une femme couchée, la tête soulevée sur un coussin de velours noir, et à peine défigurée par les traces récentes de la mort.
« Ma sœur! » s’écria Antonia, et elle tomba.
C’était elle en effet, car le coup de fusil tiré sur le bateau l’avait tuée, et la troupe de Jean Sbogar lui rendait les derniers honneurs.