Jean Sbogar
X
On est détrompé sans avoir joui; il reste encore des désirs, et l’on n’a plus d’illusions. L’imagination est riche, abondante et merveilleuse; l’existence pauvre, sèche et désenchantée. On habite avec un cœur plein un monde vide, et sans avoir usé de rien on est désabusé de tout.
CHATEAUBRIAND.
L’intimité de Lothario était devenue un besoin pour Antonia, que l’espérance de ramener son cœur à la foi enflammait d’un zèle plein de tendresse, et qui l’aimait déjà vivement avant de s’être avoué qu’elle l’aimait. Elle n’était pas moins précieuse à madame Alberti, qui, de plus en plus inquiète sur le sort d’une jeune fille sans appui, qui entrait dans le monde, avec une organisation débile, une santé chancelante, et une disposition extrême à subir douloureusement toutes les impressions fortes, ne concevait la possibilité de lui assurer quelque bonheur qu’en lui faisant trouver, dans une affection puissamment sentie, une protection de plus contre les froissements de la vie. Elle voyait un grand avantage à aider de bonne heure l’attachement presque maternel qu’elle avait pour sa sœur, du secours d’un sentiment plus tendre encore et plus prévoyant, tel qu’Antonia l’avait sans doute inspiré à Lothario, quoique, par une singularité difficile à définir, il évitât de rapporter ce qu’il éprouvait si évidemment à aucun être particulier. On aurait cru qu’il s’était formé dans un monde plus élevé quelque type admirable de perfection dont la figure et le caractère d’Antonia ne faisaient que lui retracer le souvenir, et que s’il arrêtait sur elle ses regards avec une attention si vive et si tendre, c’est que ses traits réveillaient une réminiscence dont l’objet n’était pas sur la terre. Cette circonstance avait entretenu dans leurs rapports une sorte de mystère pénible, qui était à charge à tous, mais que le temps seul pouvait éclaircir. Antonia se trouvait assez heureuse d’ailleurs de l’amitié d’un homme tel que Lothario; et son âme, timide et défiante, qui comprenait bien un autre bonheur, n’eût pas osé le désirer. Sa vie s’embellissait de l’idée qu’elle occupait la vie de Lothario, et qu’elle avait pris dans les pensées de cet homme extraordinaire une place que personne, peut-être, ne partageait avec elle. Quant à Lothario, sa mélancolie augmentait tous les jours, et s’augmentait surtout de ce qui semblait propre à la dissiper. Souvent, en serrant la main de madame Alberti, en reposant ses yeux sur le doux sourire d’Antonia, il avait parlé de son départ avec un soupir étouffé, et ses paupières s’étaient mouillées de larmes.
Cette disposition mélancolique de l’esprit qui leur était commune les éloignait des lieux publics et des plaisirs bruyants auxquels les Vénitiens se livrent pendant la plus grande partie de l’année. Leur temps se passait ordinairement en promenades sur les lagunes, dans les îles qui y sont semées, ou dans les jolis villages de la Terre-Ferme qui bordent les rives élégantes de la Brenta. Cependant, de tous les lieux où ils aimaient à se retrouver, il n’en était aucun qui leur offrit plus de charmes qu’une ile étroite et allongée, que les habitants de Venise appellent le Lido, ou le rivage, parce qu’elle termine en effet les lagunes du côté de la grande mer, et qu’elle est comme leur limite. La nature semble avoir imprimé à ce lieu un caractère particulier de tristesse, de solennité, qui ne réveille que des sentiments tendres, qui n’excite que des idées graves et rêveuses. Du côté seulement où il a vue sur Venise, le Lido est couvert de jardins, de jolis vergers, de petites maisons simples, mais pittoresques. Aux beaux jours de fête de l’année, c’est le rendez-vous des gens du peuple, qui viennent s’y délasser des fatigues de la semaine, par des jeux et des danses champêtres. De là, Venise se développe aux yeux dans toute sa magnificence; le canal, couvert de gondoles, présente dans sa vaste étendue l’image d’un fleuve immense, qui baigne le pied du palais ducal et les degrés de Saint-Marc. Une pensée amère serre le cœur, quand on distingue au-dessous de ses dômes majestueux les murs noircis par le temps de l’inquisition d’état, et quand on essaye de compter à part soi les innombrables victimes d’une tyrannie inquiète et jalouse que ces cachots ont dévorées.
En remontant vers la crête du Lido, on se sent attiré par l’aspect d’un bosquet de chênes qui en occupe toute la partie la plus élevée, qui s’étend en rideau de verdure au-dessus du paysage, ou qui s’y divise çà et là en groupes frais et ombreux. On croirait, au premier abord, que cet endroit, favorable à la volupté, ne renferme d’autres mystères que ceux du plaisir; il est consacré aux mystères de la mort. Un grand nombre de tombes éparses, chargées de caractères singuliers et inintelligibles pour la plupart des promeneurs, semblent annoncer la dernière demeure d’un peuple effacé de la terre, qui n’a point laissé d’autres monuments. Cette idée imposante qui rassemble, qui confond avec le sentiment de la brièveté de la vie, celui de l’antiquité des temps, a quelque chose de plus vaste et de plus austère que celle qui naît sur la pierre mortuaire d’un homme que nous avons connu vivant; mais elle n’est qu’une erreur. On n’a pas fait quelques pas que la rencontre d’une pierre plus blanche, ornée d’une manière plus moderne, et souvent semée encore de fleurs à peine fanées qu’est venu y déposer l’amour conjugal, la piété filiale en deuil, dissipe cette illusion. Ces lettres inconnues sont empruntées à la langue d’une nation à laquelle Dieu a promis de ne point finir, et qui vit séparée des hommes avec lesquels elle n’a pas même le droit de mêler sa poussière. C’est le cimetière des Juifs. En redescendant à l’opposé de Venise, tout à coup les arbres deviennent plus rares, le gazon poudreux et flétri ne se fait plus remarquer que d’espace en espace; la végétation disparaît tout à fait, et le pied s’enfonce dans un sable léger, mobile, argenté, qui revêt tout ce côté du Lido, et qui aboutit à la grande mer. Ici le point de vue change entièrement, ou plutôt l’œil égaré sur un espace sans bornes cherche inutilement ces forêts de clochers superbes, ces dômes éblouissants, ces monuments somptueux, ces bâtiments élégamment pavoisés, ces gondoles agiles, qui, un moment auparavant, l’occupaient de tant de distractions brillantes et flatteuses. Il n’y a pas un récif, pas un banc de sable qui le repose dans cette vague étendue. Ce n’est plus la surface plane et opaque des canaux tranquilles qui ne se rident le plus souvent que sous la rame légère du gondolier, et qui embellissent, de leur cours égal, des rues où chaque maison est un palais digne des rois. Ce sont les flots orageux de la mer indépendante, de la mer qui ne reçoit point les lois de l’homme, et qui baigne indifféremment des villes opulentes ou des grèves stériles et désertes.
Ce genre d’idées était d’une nature bien sérieuse pour l’âme timide d’Antonia, mais elle s’était peu à peu familiarisée avec les scènes et les images les plus sombres, parce qu’elle savait que Lothario y prenait plaisir, et qu’il ne goûtait avec douceur, avec plénitude, le charme d’une conversation recueillie, que dans les solitudes les plus agrestes. Ennemi des formes du monde qui contraignaient, qui réprimaient l’expansion de son ardente sensibilité, il n’était véritablement lui que lorsque le cercle de la société était franchi, et que, seul avec la nature et l’amitié, il pouvait donner carrière à l’impétuosité de ses pensées, souvent bizarres, toujours énergiques et franches, quelquefois grandes et sauvages comme le désert qui l’inspirait. C’est alors surtout que Lothario paraissait quelque chose de plus qu’un homme. C’est quand, libre des convenances qui rapetissent l’homme, il semblait prendre possession d’une création à part, et respirer du poids des institutions sociales dans un endroit où elles n’avaient pas pénétré. Appuyé contre un arbre sans culture, sur un sol que les pas du voyageur n’ont jamais foulé, il rappelait quelque chose de la beauté d’Adam après sa faute. Plusieurs fois, Antonia l’avait considéré dans cette situation à cette partie supérieure du Lido où se trouve le cimetière des Israélites. De là, pendant qu’il portait alternativement ses regards sur Venise et sur la mer, sa physionomie si mobile, si animée, si expressive, peignait ce qui se passait en lui avec autant de netteté, autant de précision que la parole. On lisait dans ses regards le rapprochement pénible que faisait son esprit de ces tombeaux intermédiaires entre un monde tumultueux et la monotonie éternelle des mers avec le terme de la vie de l’homme, qui est aussi placé, peut-être, entre une agitation sans but et une inaction sans fin. Sa vue s’arrêtait douloureusement aux dernières limites de l’horizon du côté du golfe, comme si elle eût cherché à les reculer encore, et à trouver au delà quelque preuve contre le néant. Un jour Antonia, pénétrée de cette idée comme s’il la lui avait communiquée, s’élança jusqu’à lui du tertre où elle était assise; et, saisissant sa main de toute la force dont elle était capable:
« Dieu, Dieu! — s’écria-t-elle en lui indiquant du doigt la ligne indécise où la dernière vague se mêlait au premier nuage... — il est là! »
Lothario, moins surpris que touché d’avoir été compris, la pressa contre son sein.
« Dieu manquerait dans toute la nature, — répondit-il, — qu’on le trouverait dans le cœur d’Antonia. »
Madame Alberti, témoin de tous leurs entretiens, prenait moins d’intérêt à ceux qui se tournaient vers ces grands objets de méditation, parce qu’elle croyait sans effort, avec une foi naïve, et qu’elle n’avait jamais supposé qu’on pût mettre en doute les seules idées sur lesquelles reposent le bonheur et les espérances de l’homme. Quelques circonstances lui avaient donné lieu de croire que les opinions religieuses de Lothario n’étaient pas d’accord en tout avec celles d’Antonia; mais elle était loin de penser que cela s’étendit jusqu’aux principes fondamentaux de sa croyance, et ce petit défaut d’harmonie entre deux cœurs qu’elle voulait unir l’inquiétait bien légèrement. Quelque parfait que fût Lothario, elle sentait qu’il pouvait se tromper, mais elle était sûre qu’un homme aussi parfait que Lothario ne pouvait pas se tromper toujours.