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Jean Sbogar

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Ch. IX

IX

Hélas! la plus douce perspective qui puisse flatter mon cœur, c’est l’anéantissement. Oh! ne va pas me tromper, unique espoir qui me reste! Il me semble que j’oserais maintenant supplier mon juge de m’anéantir. Il me semble que je le trouverais maintenant disposé à m’exaucer. Alors, ô ravissante pensée, alors je ne serais plus! Je retomberais dans le calme inviolable du néant, effacé, retranché du nombre des êtres, oublié de toutes les créatures, des anges et de Dieu même! Dieu tout-puissant! me voici; daigne me rendre au chaos d’où tu m’as tiré!

KLOPSTOCK.

Un jour, au déclin du soleil, Antonia était entrée dans l’église de Saint-Marc pour prier. Les derniers rayons du crépuscule expiraient à travers les vitraux sous les grands cintres du dôme, et s’éteignaient tout à fait dans les recoins des chapelles éloignées. On voyait à peine briller de quelques reflets mourants les parties les plus apparentes des mosaïques de la voûte et des murailles. De là les ombres croissantes descendaient toujours plus épaisses le long des fortes colonnes de la nef, et finissaient par inonder d’une obscurité profonde et immobile la surface inégale de ses pavés, sillonnés comme la mer qui les entoure, et qui vient souvent jusque dans le lieu saint reconquérir son empire sur les usurpations de l’homme. Elle aperçut, à quelques pas d’elle, un homme à genoux, dont l’attitude annonçait une âme fortement préoccupée. Au même instant un des clers de l’église vint déposer une lampe devant une image miraculeuse, suspendue en cet endroit, et la flamme agitée par le mouvement de sa marche répandit autour de lui une clarté faible et passagère, mais qui suffit à Antonia pour reconnaître Lothario. Il se levait avec précipitation et il allait disparaître, lorsqu’Antonia se trouva au-devant de ses pas sur le parvis. Elle saisit son bras, et marcha quelque temps sans lui parler; puis, avec une effusion pleine de tendresse:

« Eh quoi! Lothario, — lui dit-elle, — quelle inquiétude vous tourmente? Rougiriez-vous d’être chrétien, et cette croyance est-elle si indigne d’une âme forte qu’on n’ose l’avouer devant ses amis? Quant à moi, le plus grand de mes chagrins, je puis vous l’assurer, était de douter de votre foi, et je me sens soulagée d’une peine mortelle depuis que je suis sûre que nous reconnaissons le même Dieu, et que nous attendons le même avenir.

— Hélas! que dites-vous, chère Antonia? — répondit Lothario. — Pourquoi faut-il que ma mauvaise destinée ait amené cette explication! Cependant je ne l’éviterai pas: il est trop affreux d’abuser une âme comme la vôtre. L’homme, mal organisé peut-être, qui ne croit pas à la religion dans laquelle il est né; qui, plus malheureux encore, ne comprend ni la grande intelligence qui gouverne le monde, ni la vie immortelle de l’âme, est plus digne de pitié que d’horreur; mais s’il cachait son incrédulité sous des pratiques pieuses, s’il n’adorait que pour tromper le monde tout ce que le monde adore, si sa raison superbe désavouait l’hommage qu’il rend au culte public à l’instant même où il se prosterne avec les fidèles, cet homme serait un monstre d’hypocrisie, la plus perfide et la plus odieuse des créatures. Voyez plutôt mon cœur dans toute son infirmité et dans toute sa misère. Balancé depuis l’enfance entre le besoin et l’impossibilité de croire; dévoré de la soif d’une autre vie et de l’impatience de m’y élever, mais poursuivi de la conviction du néant, comme d’une furie attachée à mon existence, j’ai longtemps, souvent, partout cherché ce Dieu que mon désespoir implore, dans les églises, dans les temples, dans les mosquées, dans les écoles des philosophes et des prêtres, dans la nature entière, qui me le montre et qui me le refuse! Quand la nuit déjà avancée me permet de pénétrer sous ces voûtes, et de m’humilier sans être vu sur les degrés de ce sanctuaire, j’y viens supplier Dieu de se communiquer à moi. Ma voix le prie, mon cœur l’appelle, et rien ne me répond. Plus fréquemment, parce qu’alors je suis plus sûr de ne pas tromper un témoin par des démonstrations mal interprétées, c’est au milieu des bois, c’est sur le sable des rivages, c’est couché sur une barque abandonnée à la mer, que j’invoque cette lumière du ciel, dont la douce influence me guérirait de tous mes maux! Combien de fois et avec quelle ferveur, ô ciel, je me suis prosterné devant cette création immense en lui demandant son auteur! Combien j’ai versé de larmes de rage, lorsqu’en redescendant dans mon cœur, je n’y ai trouvé que le doute, l’ignorance et la mort! Antonia, vous tremblez de m’entendre! Pardonnez-moi, plaignez-moi, et rassurez-vous! L’aveuglement d’un malheureux, désavoué du ciel, ne prouve rien contre la foi d’une âme simple. Croyez, Antonia! votre Dieu existe, votre âme est immortelle, votre religion est vraie. Mais ce Dieu a réparti ses grâces et ses châtiments avec l’intelligence prévoyante qui règne dans tous ses ouvrages. Il a donné la prescience de l’immortalité aux âmes pures pour qui l’immortalité est faite. Aux âmes qu’il a dévouées d’avance au néant, il n’a montré que le néant.

— Le néant! — s’écria Antonia; — Lothario, y pensez-vous? Ah! mon ami, votre âme n’est pas dévouée au néant! Vous croirez, ne fût-ce qu’un moment, un seul moment; mais il arrivera l’instant où l’immortalité se fera sentir à la raison de Lothario, comme à son cœur! L’âme de Lothario serait mortelle, Dieu tout-puissant! et à quoi servirait la création tout entière, si l’âme de Lothario devait finir? Oh! pour moi, — continua-t-elle avec plus de calme, — je sens bien que je vivrai, que je ne finirai plus, que je posséderai tout ce qui m’a été si cher, dans un avenir sans vicissitude, mon père, ma mère, ma bonne sœur.., et je sais que toutes les douleurs de la vie la plus pénible, toutes les épreuves auxquelles la Providence peut soumettre une faible créature dans ce court passage de la naissance à la mort ne me réduiront jamais à un désespoir absolu, parce que l’éternité me reste pour aimer et pour être aimée!

— Pour aimer! Antonia,— dit Lothario. — Quel homme est digne d’être aimé de vous! »

Il achevait ces paroles en entrant dans le salon de Mme Alberti, qui lui sourit d’un air significatif. Lothario sourit aussi, mais ce n’était pas de ce sourire enchanteur qu’une distraction heureuse lui enlevait quelquefois; c’était d’un sourire amer et douloureux qui paraissait étranger à son visage.

Antonia commençait à trouver une explication à la profonde tristesse de Lothario. Elle concevait comment cet infortuné, déshérité de la plus douce faveur de la Providence, du bonheur de connaître Dieu et de l’aimer, et jeté sur la terre comme un voyageur sans but, devait fournir avec impatience cette carrière inutile et aspirer au moment d’en sortir pour jamais. Il paraissait d’ailleurs qu’il était seul au monde, car il ne parlait jamais de ses parents. S’il s’était connu autrefois une mère, il l’aurait nommée sans doute. Pour un homme qui n’était lié par aucun sentiment, ce vide immense où son âme était plongée ne pouvait manquer d’être effrayant et terrible, et Antonia, qui n’avait jamais supposé qu’une créature pût tomber dans cet excès de misère et de solitude, ne le contemplait pas sans épouvante. Elle réfléchissait surtout avec un serrement de cœur extrême à cette idée de Lothario, qu’il y avait pour certains êtres réprouvés de Dieu une prédestination du néant qui faisait leur malheur en ce monde de la conviction de ne point revivre dans un autre. Elle pensait pour la première fois à ce néant effroyable, à la profonde, à l’incommensurable horreur de cette séparation éternelle; elle se mettait à la place du malheureux qui ne voyait dans la vie qu’une succession de morts partielles qui aboutissent à une mort complète, et dans les affections les plus délicieuses que l’illusion fugitive de deux cœurs de cendre; elle imaginait la terreur de l’époux qui presse dans ses bras son épouse bien-aimée, quand il vient à songer qu’au bout de quelques années, de quelques jours peut-être, tous les siècles seront entre eux, et que chaque moment de ce présent qui s’écoule est un acompte donné à l’avenir sans fin; et dans cette méditation douloureuse, elle éprouvait le même sentiment qu’un pauvre et faible enfant, égaré dans les bois, qui, d’erreurs en erreurs, et de détours en détours, serait arrivé, sans moyen de reconnaître sa trace et de retourner sur ses pas, au penchant rapide d’un précipice. Absorbée dans ces réflexions, comme par un rêve pénible, elle s’était levée de son siège, pendant que Mme Alberti et Lothario la regardaient en silence, et elle avait gagné sa chambre. A peine y fut-elle arrivée que son cœur, affranchi de toute contrainte extérieure, se soumit sans résistance à l’oppression qui l’accablait, et goûta la liberté de souffrir avec une sorte de volupté. Jusque-là les passions avaient exercé peu d’empire sur elle, et l’amour même que Mme Alberti aimait à voir développer en elle pour Lothario ne s’y était pas manifesté par ces orages qui accompagnent les sentiments exaltés, qui augmentent l’action de la vie, et qui font parvenir toutes les facultés à leur plus haut degré de puissance. Elle avait conçu qu’elle aimait Lothario, et cette persuasion pleine de douceur et d’abandon n’avait rien coûté à son bonheur. Mais cette pensée d’anéantissement ou de damnation, la damnation, l’anéantissement de Lothario, soulevait dans son cœur les idées les plus tumultueuses et le remplissait de confusion et de terreur.

« Quoi, — disait-elle, —  au delà de cette vie si rapidement écoulée..... rien! plus rien pour lui! et c’est lui qui le pense! et c’est lui qui le dit! et c’est lui qui nous menace de ne le revoir jamais dans l’endroit où l’on se reverra pour ne plus se quitter!

« Le néant! Qu’est-ce donc que le néant? et qu’est-ce que l’éternité si Lothario n’y est point? »

Pendant qu’elle cherchait à se rendre compte de cette pensée, elle s’était, sans le savoir, rapprochée de son Christ, et sa main s’appuyait sur un des bois de la croix. Elle releva les yeux, et tomba à genoux:

« Mon Dieu! mon Dieu! — s’écria- t-elle, — vous à qui l’espace et l’éternité appartiennent, vous qui pouvez tout et qui aimez tant, n’avez-vous rien fait pour Lothario? »

En prononçant ces mots, Antonia se sentit défaillir; mais elle fut rappelée à elle par l’impression d’une main qui la soutenait, celle de Mme Alberti, qui avait quitté Lothario pour la suivre, dans la crainte qu’elle ne fût malade.....

« Tranquillise-toi, pauvre Antonia, — lui dit Mme Alberti; — tes aïeux ont donné des princes à l’Orient, et ta fortune se compte par millions. Tu seras l’épouse de Lothario, quand il serait fils de roi.

— Qu’importe? — répondit Antonia d’un air égaré, — qu’importe s’il ne ressuscite point? »

Mme Alberti, qui ne pouvait pas saisir le sens de ces paroles, secoua la tête avec douleur, comme une personne qui se confirme malgré elle dans une conviction désolante qu’elle a longtemps et inutilement repoussée:

« Malheureuse enfant! — dit-elle en la pressant dans ses bras et en l’arrosant de ses larmes, — que tu fais de mal à ta sœur! Ah! si le ciel te réserve à cette infortune, puissé-je du moins mourir avant d’en être témoin! »


Ch. IX fin
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