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Jean Sbogar

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Ch. XVII

XVI

Celui que l’ange me fit voir alors était monté sur un cheval pâle, et traînait tous les vivants à sa suite. Il s’appelait LA MORT.

APOCALYPSE.

« Les troupes françaises venaient d’entrer dans les provinces vénitiennes. Le premier soin des généraux fut de purger ce pays des brigands qui l’infestaient, et qui pouvaient devenir pour une armée opposée le plus redoutable auxiliaire. C’est ce motif qui avait déterminé l’attaque du château de Duino. Presque tous les bandits périrent les armes à la main. On ne put avoir vivants qu’un petit nombre d’entre eux, que des blessures graves venaient de mettre hors de combat ou qui s’étaient précipités dans la mer, et qui devaient avoir été recueillis par ces nacelles qu’Antonia avait observées. On présumait que Jean Sbogar se trouverait parmi eux; mais comme ses traits n’étaient pas connus des brigands eux-mêmes, rien ne pouvait fixer sur ce point les doutes de leurs vainqueurs. Fitzer, Ziska et la plupart des principaux affidés du capitaine, étaient morts à ses côtés avant qu’il rentrât dans le château.

Les prisonniers furent envoyés à Mantoue pour y être jugés. On préféra cette ville assez éloignée à toute autre, parce qu’elle les mettait hors de la portée et des tentatives de leurs complices, et que son heureuse position militaire la défendait d’un coup de main. Antonia y fut conduite dans une voiture séparée. Son état de démence étant bien manifeste, on la confia dans un hôpital aux soins d’un médecin célèbre par les progrès qu’il avait fait faire à la connaissance et au traitement de cette triste maladie.

Ses efforts furent couronnés d’un funeste succès. Antonia guérit, et comprit toute l’étendue de son malheur.

Pendant le temps qu’elle avait passé dans cette maison, elle ne cessa d’être l’objet de ces pieuses sollicitudes dont la religion seule peut enseigner le secret à la charité. A mesure qu’elle s’y était fait connaître, et que son esprit dégagé des ténèbres qui l’obscurcissaient avait repris ce charme liant qui enchaîne le cœur, elle avait excité autour d’elle, et surtout parmi les saintes filles qui desservaient cet hospice, un sentiment plus doux que la pitié.

Elle était aimée.

Comme aucune affection ne la rappelait dans le monde, et que cet asile paisible était désormais tout pour elle, il lui fut aisé de s’accoutumer à l’idée d’y finir sa vie. Un peu plus tard elle aurait été forcée de s’y résoudre.

Quelques démarches pour rentrer dans ses grands biens restèrent inutiles. Des collatéraux avides, arrivés à la suite de l’armée, avaient fait constater la mort de Mme Alberti, avaient supposé la sienne et s’étaient emparés de son héritage. Ils étaient puissants. Cette spoliation les rendait riches. Les réclamations d’Antonia ne pouvaient être entendues. Elle n’était plus aux yeux des hommes qu’une orpheline sans nom et sans aveu. Ce fut la moindre de ses infortunes, et son cœur ne la ressentit qu’en pensant au bien qu’elle aurait pu en faire dans son nouveau genre de vie si elle y avait apporté les ressources de l’opulence. Ses bijoux suffirent du moins à sa dot et à la distribution des aumônes qui devaient faire connaître aux pauvres qu’il leur était venu à l’hôpital de Sainte-Marie une bienfaitrice de plus.

Le jour de sa profession, longtemps retardé à cause de son extrême faiblesse, était enfin arrivé, quand deux sbires vinrent la mander au nom de la justice.

L’instruction du procès des brigands était achevée. Ils avaient été condamnés à la peine capitale au nombre de quarante, mais rien ne prouvait que Jean Sbogar fût parmi eux, et la terreur de ce nom formidable planait encore sur les provinces vénitiennes, où il pouvait seul rallier de nouvelles bandes aussi dangereuses que la première.

Dans cette incertitude, on se rappela la jeune fille folle qui avait été trouvée au château de Duino, et que tous les témoignages s’accordaient à présenter comme le seul objet qui eût jamais attendri l’implacable férocité de Jean Sbogar. On pensa qu’elle le reconnaîtrait sans doute parmi ses complices s’il se trouvait avec eux, et que son premier mouvement l’indiquerait d’une manière certaine; c’est pour cela qu’on avait jugé à propos de la faire placer dans la grande cour des prisons, au moment où les condamnés y passeraient pour la dernière fois.

Antonia était revêtue de son habit de noviciat; ses cheveux étaient déjà attachés sous le bandeau des vierges, dont son teint pâle effaçait la blancheur: deux sœurs hospitalières l’accompagnaient. Presque incapable de se soutenir, elle s’appuyait sur le bras de l’une d’elles; sa main était fixée sur l’épaule de l’autre, et sa tête retombait sur sa poitrine.

Bientôt un bruit étrange se fit entendre; c’était l’exclamation d’une horrible impatience qui se voyait enfin satisfaite: elle leva les yeux et crut distinguer quelque chose d’extraordinaire; mais sa vue la servait mal. Un officier de justice qui s’en aperçut la fit avancer de quelques pas: elle vit plus distinctement, sans comprendre ce qu’elle voyait; c’étaient des hommes dont le costume hideux la navrait de terreur, et qui s’avançaient sur une seule ligne devant une haie de soldats. Leurs pas étaient mesurés, leurs stations fréquentes. A chacun d’eux elle sentait s’accroître son affreuse inquiétude; enfin elle fut frappée d’une illusion effroyable, et crut retomber en proie au délire dont elle venait d’être sauvée.

 

C’était lui.

 

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