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Jean Sbogar

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Jean Sbogar

Ch. I

I

Hélas! qu’est-ce que cette vie où ne manquent jamais les afflictions et les misères, où tout est plein de pièges et d’ennemis! car le calice de la douleur n’est pas plutôt épuisé qu’il se remplit de nouveau; et un ennemi n’est pas plutôt vaincu qu’il s’en présente d’autres pour combattre à sa place.

IMITATION DE J.-C.

Un peu plus loin que le port de Trieste, en s’avançant sur les grèves de la mer, du côté de la baie verdoyante de Pirano, on trouve un petit ermitage, depuis longtemps abandonné, qui était autrefois sous l’invocation de saint André, et qui en a conservé le nom. Le rivage, qui va toujours en se rétrécissant vers cet endroit, où il semble se terminer entre le pied de la montagne et les flots de l’Adriatique, semble gagner en beauté à mesure qu’il perd en étendue; un bosquet presque impénétrable de figuiers et de vignes sauvages, dont les fraîches vapeurs du golfe entretiennent le feuillage dans un état perpétuel de verdure et de jeunesse, entoure de toutes parts cette maison de recueillement et de mystère. Quand le crépuscule vient de s’éteindre, et que la face de la mer, légèrement ridée par le souffle serein de la nuit, commence à balancer l’image tremblante des étoiles, il est impossible d’exprimer tout ce qu’il y a d’enchantements dans le silence et le repos de cette solitude. A peine y distingue-t-on, à cause de sa continuité qui le rend semblable à un soupir éternel, le bruit doux des eaux qui meurent sur le sable: rarement une torche qui parcourt l’horizon avec la nacelle invisible du pêcheur jette sur les flots un sillon de lumière qui s’étend ou diminue selon l’agitation de la mer; elle disparaît bientôt derrière un banc de sable, et tout rentre dans l’obscurité. En ce beau lieu, les sens, tout à fait inoccupés, ne troublent d’aucune distraction les pensées de l’âme, elle y prend librement possession de l’espace et du temps, comme s’ils avaient déjà cessé de se renfermer pour elle dans les limites étroites de la vie; et l’homme, dont le cœur plein d’orages ne s’ouvrait plus qu’à des sentiments tumultueux et violents, a compris quelquefois le bonheur d’un calme profond, que rien ne menace, que rien n’altère, en s’arrêtant à l’ermitage de Saint-André.

Près de là s’élevait, en 1808, un château d’une architecture simple, mais élégante, qui a disparu dans les dernières guerres. Les habitants l’appelaient la casa Monteleone, du non italianisé d’un émigré français, qui y était mort depuis peu, laissant une fortune immense qu’il avait acquise dans le commerce. Ses deux filles l’habitaient encore. M. Alberti, simple négociant, son gendre et son associé, avait été enlevé par la peste à Salonique. Peu de mois après, M. de Montlyon perdit sa femme, mère de sa seconde fille. Mme Alberti était d’un autre mariage. Naturellement porté à la tristesse, il s’y était abandonné sans réserve depuis ce dernier malheur. Une sombre mélancolie le consumait lentement entre ses deux enfants, dont les caresses même ne pouvaient le distraire. Ce qui lui restait de son bonheur ne faisait que lui rappeler amèrement ce qu’il en avait perdu. Le sourire ne parut renaître sur ses lèvres qu’aux approches de la mort. Quand il sentit que son cœur allait se glacer, son front chargé d’ennuis s’éclaircit un moment; il saisit les mains de ses filles, les porta sur ses lèvres, prononça le nom de Lucile et d’Antonia, et il expira.

Mme Alberti avait trente-deux ans. C’était une femme sensible, mais d’une sensibilité douce et un peu grave, qui n’était pas susceptible d’éclats et de transports. Elle avait beaucoup souffert, et aucune des impressions pénibles de sa vie n’était entièrement effacée de son âme; mais elle conservait ses souvenirs, sans les nourrir à dessein. Elle ne se faisait point une occupation de sa douleur, et elle ne repoussait pas les sentiments qui rattachent par quelques liens ceux dont les liens les plus chers ont été brisés. Elle ne se piquait pas du courage de la résignation; elle en avait l’instinct. Une imagination d’ailleurs très mobile, et facile à s’égarer sur une foule d’objets divers, la rendait plus propre à recevoir des distractions, et même à en chercher. Longtemps fille unique et seul objet des soins de sa famille, elle avait eu une éducation brillante; mais l’habitude de céder aux événements sans résistance, ayant rendu le plus souvent inutile l’usage de son jugement, sa manière d’apprécier les choses tenait moins du raisonnement que de l’imagination. Personne n’était moins exalté, et cependant personne n’était plus romanesque, mais c’était à défaut de connaître le monde. Enfin, le passé avait été si sévère pour elle, qu’elle ne pouvait plus aspirer à un état très heureux; mais son organisation la défendait également d’un malheur absolu. Quand elle eut perdu son père, elle regarda Antonia comme sa fille. Elle n’avait point d’enfants, et Antonia venait d’atteindre à sa dix-septième année. Madame Alberti se promit de veiller à son bonheur: ce fut sa première pensée, et cette pensée adoucit l’amertume des autres. Madame Alberti n’aurait jamais pu comprendre le dégoût de la vie, tant qu’elle sentait la possibilité d’être utile et de se faire encore aimer.

La mère d’Antonia avait succombé à une maladie de poitrine: Antonia ne paraissait pas atteinte de cette affection, souvent héréditaire; mais elle semblait n’avoir puisé, dans un sein déjà habité par la mort, qu’une existence fragile et imparfaite. Elle était grande cependant, et aussi développée qu’on l’est ordinairement à son âge: seulement il y avait dans sa taille élancée et svelte un abandon qui annonçait la faiblesse; sa tête, d’une expression gracieuse et pleine de charmes, un peu penchée sur son épaule; ses cheveux, d’un blond clair, rattachés avec négligence; son teint d’une blancheur éclatante, à peine animé d’une légère nuance de l’incarnat le plus doux; son regard un peu voilé, qu’un défaut naturel de l’organe rendait timide et inquiet, et qui devenait d’un vague triste en cherchant les objets éloignés, tout en elle donnait l’idée d’un état habituel de langueur et de souffrance. Elle ne souffrait point; elle vivait imparfaitement et comme avec une espèce d’effort. Accoutumée dès l’enfance aux plus vives émotions, cet apprentissage douloureux n’avait point émoussé sa sensibilité, et ne l’avait pas rendue moins accessible aux émotions moins profondes; elle les subissait toutes, au contraire, avec la même force. Il semblait que son cœur n’avait qu’une manière de sentir, parce qu’il n’avait encore qu’un sentiment, et que tout ce qu’il éprouvait lui rappelait les mêmes douleurs, la perte de sa mère et de son père: aussi la moindre circonstance réveillait en elle cette funeste faculté de s’associer aux peines des autres. Tout ce qui pouvait permettre à son imagination cette liaison d’idées lui arrachait des larmes ou la frappait d’un frémissement subit. Ce tremblement était si fréquent, que les médecins l’avaient regardé comme une maladie. Antonia, qui savait qu’il cessait d’être avec sa cause, ne partageait pas leur inquiétude; mais elle avait conclu, de bonne heure, de cette circonstance et de quelques autres, qu’il y avait quelque chose de particulier dans son organisation. De conséquences en conséquences elle vint à penser qu’elle était, jusqu’à un certain point, disgraciée de la nature. Cette persuasion augmenta sa timidité et surtout son penchant pour la solitude, au point d’alarmer madame Alberti, qui s’alarmait aisément, comme tous ceux qui aiment.

Leur promenade ordinaire était sur les bords du golfe, jusqu’aux premiers palais qui annoncent l’entrée de Trieste. De là les yeux s’étendent sur la mer, et de distance en distance, sur quelques points plus ou moins rapprochés qui échappaient à la vue d’Antonia, mais que madame Alberti lui avait rendus en quelque sorte présents à force de les lui décrire. Il n’y avait pas de jours qu’elle ne l’entretint des grands souvenirs qui peuplent cette contrée poétique, des Argonautes qui l’avaient visité, de Japix qui avait donné son nom à ses habitants, de Diomède et d’Anténor qui leur avaient donné des lois.

« En faisant le tour de l’horizon, et après avoir parcouru cette ligne lointaine d’un bleu foncé, qui se détache de l’azur plus clair du ciel, peux-tu distinguer, — lui disait-elle, — une tour dont le sommet réfléchit les rayons du soleil? C’est celle de la puissante Aguilée, une des anciennes reines du monde. Il en reste à peine quelques ruines. Non loin de là coule un fleuve que mon père m’a montré dans mon enfance, le Timave, qui a été chanté par Virgile. Cette chaîne de montagnes, qui couronne Trieste, s’élève presque à pic au-dessus de ses murailles, et se développe à notre droite, depuis le hameau d’Opschina, sur une étendue incalculable, sert d’asile à une foule de peuples célèbres dans l’histoire ou intéressants par leurs mœurs. Là, vivent ces braves Tyroliens dont tu aimas toujours le génie agreste, le courage et la loyauté; ici, ces aimables paysans du Frioul, dont les danses pastorales et les chansons joyeuses sont devenues européennes. En revenant vers nous, tu dois remarquer un peu plus haut que les derniers mâts du port, au-dessus des toits du Lazaret, une partie de la montagne, qui est infiniment plus obscure que les autres, qui les domine de beaucoup, et dont l’aspect gigantesque et ténébreux inspire le respect et la terreur; c’est le cap de Duino. Le château qui en occupe le faite, et dont je vois d’ici les créneaux, passe pour avoir été construit du temps d’une ancienne invasion des barbares: le peuple l’appelle encore le palais d’Attila. Pendant les guerres civiles d’Italie, Dante, proscrit de Florence, y chercha un asile. On prétend que ce séjour sinistre lui inspira le plan de son poème, et que c’est là qu’il entreprit de peindre l’enfer. Depuis, il a été habité tour à tour par des chefs de parti et par des voleurs. Dans ce siècle où tout se décolore, je crains qu’il ne soit tombé en partage à quelque châtelain paisible, qui aura dépeuplé de démons ses tours formidables pour y faire nicher des colombes. »

Tel était le plus souvent le sujet des entretiens de madame Alberti avec sa sœur, à qui elle cherchait à inspirer peu à peu le désir de voir des objets nouveaux, dans l’espérance de produire sur ses idées habituelles une diversion favorable; mais le caractère d’Antonia n’avait pas assez de ténacité pour suivre longtemps l’impulsion d’un désir curieux. Elle était trop faible, et se défiait trop d’elle-même pour oser concevoir une volonté hors de son état, et, comme son abattement lui paraissait naturel, elle ne pensait pas à en sortir. Il fallait autre chose qu’un simple motif de curiosité pour l’y déterminer. Le tombeau de ses parents était tout ce qu’elle connaissait du monde, et elle ne supposait pas qu’il y eût quelque chose à chercher au delà.

« Mais la Bretagne, — lui disait madame Alberti, — la Bretagne est ta patrie.

— Ce n’est pas là qu’ils sont morts, — répondait Antonia, en l’embrassant, — et leur souvenir n’y habite pas. »


Ch. I fin
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