Jérôme 60° latitude nord
VIII
Jérôme ne revit Uni que plusieurs jours après la promenade de Holmenkollen.
Les études de la jeune astronome, qui la retenaient presque tous les après-midi à l’Université, parfois même le soir, quand la nuit était claire, les propres occupations de Jérôme pris entre les répétitions de sa pièce, les conférences et les banquets, les tenaient éloignés l’un de l’autre beaucoup plus que l’un des deux ne le désirait.
Ce jour-là, Jérôme avait pris le tramway avec Axel pour se rendre chez Mme Krag. Il regardait les femmes, par habitude. Leurs yeux sans défense, leur teint de poupée, l’aisance avec laquelle elles portaient des chapeaux en retard de plusieurs années sur la mode lui donnaient des plaisirs d’une qualité que les autobus parisiens lui refusaient généralement. Il lui arrivait même de leur sourire comme on sourit à un joli enfant. Elles ne semblaient pas le prendre mal. Elles étaient claires comme des fontaines, fraîches comme des baigneuses, sans fard, sans mystère ; on devait être bien vite leur ami, connaître à l’avance le petit nom familier qu’on leur donnerait. Mais elles descendaient en cours de route et, inquiètes des regards persistants de ce voyageur, elles se demandaient, étant sans miroir, quelle tache d’encre elles avaient sur la joue, quel bouton sur le nez.
A l’un des arrêts du tramway, une toute jeune fille monta, à laquelle Axel dit familièrement bonjour. Elle s’assit en face de Jérôme qui fut pris, en la voyant, d’une agitation extrême.
« Mais, se dit-il en battant des cils, cette jeune fille est le portrait d’Uni… »
Mêmes yeux, même nez, même bouche, surtout cette petite moue des coins de lèvres…
C’était l’aventure du Jupiter qui recommençait. Vertiges, refroidissement des extrémités, pouls filant… Le tramway naviguait sur de l’ouate, tanguait, roulait.
Axel, après avoir échangé avec elle quelques mots, se taisait en mâchant de la gomme.
— Connaissez-vous donc cette jeune fille ? lui demanda Jérôme d’une voix enrouée.
— C’est ma sœur, répondit Axel.
— Votre sœur ?
Axel prit un temps, changea sa gomme de joue.
— C’est Hilda, la fille de ma mère.
— Votre sœur ! mais on ne la voit jamais à la maison.
— Elle est à son père, Architecte Knut Dahl, et mes frères aussi, Peter et Dagfin.
— Ah ! vos frères aussi.
Pour ne pas tomber amoureux de cette nouvelle Uni, Jérôme évitait de la regarder, levait les yeux au ciel, s’intéressait par le menu aux publicités du plafond, adoptait le chocolat Pelikan pour son petit déjeuner, la clé Sekuritas pour ses serrures.
Il connut combien son amour pour la sœur aînée était fragile et qu’il était à la merci d’une rencontre dans un tramway.
Il décida de brusquer les choses.
Les yeux toujours levés, il descendit une station avant l’arrêt habituel, suivi par Axel qui courait derrière lui en riant de cette fantaisie.
A sa grande joie, la servante le prévint que Mlle Uni l’attendait à la salle de gymnastique. Il s’y rendit et trouva son amie debout devant une glace, les poings enfermés dans des gros gants, les bras repliés, en posture de boxe.
— Vous voilà ! dit-elle. Je suis tellement contente. Il faut me donner une leçon de la boxe française.
— Vous y tenez beaucoup ? demanda Jérôme.
— Oh ! oui, je n’ai pas été à l’astronomie aujourd’hui pour réserver ce travail avec vous.
Ses yeux brillaient de plaisir ; elle donnait, en parlant, des coups de poing dans le vide.
— J’aime bien, dit-elle, de boxer avec vous.
— C’est que, dit Jérôme la langue sèche, je n’ai ni gants, ni… enfin rien de ce qu’il faut. Nous pourrions peut-être remettre cela à un autre jour.
— Non, non, je veux maintenant. Vous taperez avec les mains nues, moi aussi, et les pieds sans les chaussures. C’est seulement une petite leçon. L’autre fois, nous ferons un combat.
Pour gagner du temps et dans l’espoir de la faire changer d’idée, Jérôme lui conta sa rencontre avec Hilda Dahl, fit quelques allusions à la beauté de sa sœur en ayant soin d’appuyer sur les traits qui leur étaient communs.
— Oui, oui, faisait Uni impatientée. Mais montrez à moi comment vous gardez votre figure quand j’attaque vous avec le droit au menton dans le même temps que je lance un chassé du pied gauche dans votre jambe gauche ?
— Hein ? Quoi ?
— Tenez, j’attaque. Gardez-vous !
Elle se dressait devant lui, poings et dents serrés, menaçante.
Jérôme se garda en s’asseyant sur une table.
— Voilà, dit-il en riant.
Mais Uni s’indignait.
— Je vous prie, gardez-vous.
Jérôme n’aimait pas du tout ce jeu. Et puisqu’elle avait vacance et l’esprit porté au plaisir, il lui proposa de jouer aux devinettes, en attendant que Mme Krag le fît appeler au travail : elle penserait à quelque chose, à quelqu’un, il devrait deviner à quoi, à qui.
— Qu’est-ce que c’est cela ? fit Uni avec dépit. C’est un jeu pour les grand’mères !
Elle tenait à son idée.
— Si vous ne gardez pas vous, dit-elle, j’attaque.
Elle se jeta sur lui, le bourra de coups de poing. Elle lui martelait les côtes, la nuque, le « travaillait » sans ménagement. Dans l’ardeur de son action, sa joue brûlante rencontrait celle de Jérôme, s’y appuyait, et quand elle le frappait au dos, elle l’étreignait d’un bras, elle le serrait en quelque sorte contre son cœur.
— Grâce ! soupirait Jérôme à qui ce corps à corps faisait perdre l’esprit.
Elle frappait toujours, sans dire un mot. Il n’osait se défendre, craignait de la meurtrir.
« Ah ! se disait-il entre deux crochets au cœur, quelle enfant ! »
Enfin, elle recula. Elle fut magnanime.
— Je ne veux pas, dit-elle, faire vous knock-out.
Elle se tenait devant Jérôme, les poings sur les hanches comme un jeune vainqueur devant son adversaire abattu. A travers les mèches qui tombaient sur ses yeux, elle le regardait d’un air où Jérôme ne vit que la joie d’une victoire facile.
— J’ai des swings assez bons, ajouta-t-elle. Mais le professeur à Lausanne il disait que je dois travailler mes uppercuts. Ils sont un peu faibles. Ne trouvez-vous pas ?
— Hé bien ! mais… fit Jérôme en se frottant les côtes, je trouve que pour des poings aussi… aussi frêles…
Il fut interrompu par l’arrivée d’un jeune garçon d’une dizaine d’années qui entra délibérément dans la pièce, vint à lui en lui tendant la main et en disant :
— Bonjour.
Puis s’adressant à Uni, il prononça quelques mots en norvégien.
— Maman, traduisit Uni, envoie Dagfin chercher vous pour le travail du théâtre.
— Dagfin ?
— C’est mon petit frère, Dagfin Dahl.
— Il est bien joli, insinua Jérôme, il vous ressemble.
Mais elle n’écoutait pas.
— En garde, Dagfin ! commandait-elle.
Et elle reprit avec le petit bonhomme qui se défendait hardiment l’assaut auquel le Français s’était dérobé.
Littérature était en répétitions.
Jérôme et Mme Krag se livraient au travail des retouches, des suppressions, des raccords. Jérôme cédait généralement aux exigences de sa collaboratrice, consentait à ce qu’elle ajoutât deux ou trois répliques d’un sens végétarien et métapsychique, qu’elle supprimât le verre de porto du premier acte, mais il demeurait inflexible sur la question du baiser du deuxième acte. Au cours d’une scène, à laquelle il tenait beaucoup, Florian et Clarisse échangeaient un baiser.
— Ils ne peuvent se baiser en public, soutenait Mme Krag. Ils ne sont pas fiancés.
— Enfin, s’impatientait Jérôme, où voyez-vous qu’ils s’embrassent en public ? Leur baiser n’a d’autres témoins que le banc du jardin, les arbres, les nuages.
— Et les spectateurs.
— Je me moque des spectateurs ! Florian et Clarisse se trouvent dans un jardin. Ils ne sont pas dans une salle de théâtre.
— Quand j’étais à Paris, il y avait des gens qui faisaient ces choses-là sur chaque banc dans les rues.
— Vous voyez, s’écria Jérôme. A plus forte raison sur un banc de jardin.
— Mais, en Norvège, on ne le fait pas.
— Peut-être, dit Jérôme tout à ses pensées, les amoureux s’y expriment-ils leurs sentiments en échangeant des coups de poing ?
— C’est plus naturel. La mesure des forces n’est-elle pas une garantie du bonheur du couple ?
Mme Krag, toujours à l’affût d’une occasion de placer ses théories les plus chères, émit des idées singulières sur l’expression des sentiments amoureux : qu’ils se doivent manifester par des gestes de force et non point par les jeux misérables de la sensiblerie ; que les agenouillements, les soupirs, les larmes sont bons à rejoindre au musée du Romantisme l’échelle de corde et le clair de lune ; qu’une bourrade donnée joyeusement vaut un long baiser ; qu’un match vaut une étreinte et qu’au reste, la santé étant le ferment de l’amour, il faut être végétarien pour faire un bon amoureux.
— C’est bien, dit Jérôme, mais je tiens à mon baiser du second acte. Ma pièce est une pièce française ; on s’y aime à la française dans un climat où il fait trop doux pour que Florian et Clarisse éprouvent le besoin d’échauffer leurs sentiments en se boxant.
Finalement, ils se mirent d’accord sur un compromis : Florian saisirait les mains de Clarisse, l’attirerait à lui ; elle baisserait le front et ses cheveux recevraient le baiser destiné à ses lèvres.
Quant aux paroles de Mme Krag, Jérôme n’en fit guère plus de cas que de la clairaudiance et des vertus de l’eau de Farris. L’amour ne se manifeste pas par des coups de poing, hélas !
Ils reprirent leur travail d’ajustement du texte norvégien au texte français.
— J’ai rencontré Mlle Hilda, votre fille, dit Jérôme.
— Hilda ? fit Mme Krag. Oui, c’est Hilda Dahl, la fille de mon second mari. Son père est justement ici.
— Comment ?…
— Il étudie avec le Ministre Krag le moyen de transformer notre chambre à coucher, afin que je puisse voir de mon lit, par une baie qui ouvrira sur l’orient, se lever chaque soir l’Étoile de l’Est. Je vous le présenterai à l’heure du thé. Mais travaillons…