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Jérôme 60° latitude nord

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XXII

Il traversa Oslo sans reconnaître Christiania et s’en fut droit chez Mme Krag chercher auprès de cette mère compréhensive des clartés sur les événements de Copenhague.

Il lui conta comment, après avoir passé la soirée ensemble au restaurant, Uni et lui étaient rentrés à leur hôtel ; comment Uni, vêtue d’une légère chemise de linon et d’une paire de mules, l’avait bientôt rejoint dans sa chambre ; comment elle lui avait dénoué sa cravate, comment il l’avait renvoyée chez elle, comment elle lui avait avoué à travers la cloison qu’elle avait été fiancée à Peter Christiansen, duquel elle tenait la façon de se frictionner le corps depuis les pieds jusqu’aux épaules, de mêler le tabac à priser au champagne et de consacrer le temps des fiançailles à des études qu’elle lui proposa d’aborder le soir même avec elle ; comment il avait refusé la leçon et comment Uni, le lendemain, lui avait rendu sa parole.

— En somme, dit Mme Krag, vous avez manqué à tous vos devoirs.

— Ah ! par exemple…

— Jérôme, toute sagesse vient de l’Orient. Écoutez l’enseignement de Tagore : ce qui importe ce sont nos actions, non le résultat de nos actions.

— Hé bien ?

— Dans la pratique de l’amour, vous vous rencontrez à chaque tournant avec la nature humaine et vous croyez tout arranger en fermant les yeux.

— Devais-je les ouvrir ?

— Oui, Jérôme, quand tombaient les vêtements de la coutume, quand s’ouvraient les voiles de l’habitude.

— Mais, Madame, c’étaient des voiles de jeune fille.

— Hé bien ! cher garçon, cette jeune fille n’était-elle pas votre fiancée ?

« Quoi ? se disait Jérôme. Cette mère me reproche d’avoir respecté sa fille ! »

Mme Krag développa des principes d’eugénisme qui déroutèrent toutes les idées que Jérôme se faisait des fiançailles. Elle posa qu’à la base du mariage était la vérité, que rien ne saurait demeurer caché entre deux êtres qui se choisissent librement. Elle n’eut pas de mot pour qualifier cette coutume des vieilles civilisations qui consiste à unir pour la vie deux inconnus, à jeter dans le lit nuptial un homme en habit noir et une jeune fille voilée, à dire à celle-ci : « Tu es sa femme », à celui-là : « Tu es son mari », avant que leurs goûts, leurs affinités, leurs convenances physiques se soient affrontés dans un essai loyal.

— L’amour, répéta-t-elle, est un acte franc, qui se développe dans le mariage entre ces deux garanties du bonheur individuel : les fiançailles et le divorce.

Jérôme détestait ce langage. Prend-on des garanties envers un sentiment qui se meut dans le sublime ? Risquer l’aventure du bonheur avec une femme lui paraissait un but qui se suffit à lui-même.

— Madame, dit-il, je n’ai pas la pratique d’un amour qui s’entoure de garanties.

— Vous préférez le pratiquer dans le mensonge et la trahison.

— Vous êtes excessive.

— Et dans le meurtre, ajouta-t-elle.

Elle quitta brusquement la pièce et revint, un instant après, portant un dossier d’où s’échappaient des coupures de journaux.

— Tenez, lisez, fit-elle en jetant ces papiers entre les mains de Jérôme.

Jérôme avait sous les yeux une collection de ces récits qui sont un des attraits de la presse française et la nourriture littéraire préférée des classes moyennes.

Jaloux, il blesse grièvement sa maîtresse et tente de se suicider. — Affreuse vengeance d’une délaissée. — Abandonnée, elle se jette à la Seine avec son enfant. — Drame de la jalousie. — Drame du revolver. — Drame du vitriol.

— Hé bien ? fit Jérôme du ton le plus naturel. C’est ça, l’amour.

Mme Krag le regarda avec horreur, referma son dossier et mit la conversation sur le théâtre Dagmar et les chances de succès de Litteratur à Copenhague.

Bientôt arrivèrent Axel et sa fiancée.

— Bonjour, dit Axel. Uni est bien ?

— Ne me parlez pas de votre sœur, répondit Jérôme. Nous ne sommes plus fiancés.

— Véritablement ? fit Axel en ôtant sa pipe de ses dents. Je sais une qui va être contente : c’est Ragnhild.

— Ragnhild ?

— Ragnhild, la sœur de Peter. Mon cher, elle aime vous à crever. Courez vite la voir.

Jérôme se leva.

— Voulez-vous l’auto ? proposa Axel.

— Non, merci, fit Jérôme. Je vais prendre le bateau.

Il prit congé des uns et des autres et quitta sans se retourner, cette maison où l’amour était bafoué.

Il courut vers une agence, retint une cabine sur le premier paquebot partant pour le continent et téléphona à Lena Larsen en lui annonçant sa visite pour le soir.


A « Blaa Hus », il trouva une lettre de sa mère, toute remplie du souci où la mettait ce projet de fiançailles dont il lui mandait la nouvelle ; elle lui conseillait la prudence et de ne s’engager en rien avant que le Consul de France en Norvège eût pris des renseignements sur les parents de la jeune fille et que les notaires des deux familles fussent entrés en contact.

Vers le soir, il reçut un message de Mme Kielland.

« Cher Jérôme, Aftenposten annonce que vous avez retourné de Copenhague. Me venez voir aussitôt sur la capitale question du militarisme français. Je trouvai un moyen pour le désarmement. Nous fallons l’écrire ensemble et l’envoyer au Dr Blum. J’attends à avoir un large plaisir sur ce communicatif travail.

» Vôtre.

» Sofie. »

Jérôme eut une pensée attendrie pour la bourgmestre de Hvalstad.

« Du moins, se dit-il, celle-là se jetait dans le mariage sans autre garantie de bonheur que l’élévation de mes vues sociologiques, érotologiques et climatologiques. »


Après avoir soupé en tête à tête avec Mlle Daa qu’il trouva bornée, rabâcheuse et d’une laideur insupportable, il prit à pied le chemin de l’Institut médico-légal.

C’était un long trajet, d’abord à travers les jardins de la banlieue, puis par les faubourgs. Il s’orientait difficilement. Les cottages de Lysaker ressemblaient aux villas du Vésinet, un soir de neige. Il suivait, dans l’obscurité, des avenues Paul-Déroulède, bordées de villas Cyrano, de châlets des Églantines. « Mon Rêve », « le Clos des Mésanges » dormaient dans leurs meulières jointoyées, sous leur crépi rose, veillés par l’œil en boule de verre de la pelouse. A chaque porte, la boîte aux lettres entr’ouvrait son petit coffre où le facteur jetterait demain matin le catalogue du « Bon Marché », l’avertissement des contributions. De rue Charles-Gounod en rue Armand-Silvestre, il arrivait à de mornes faubourgs sans cinémas, sans cafés Biard, que n’égayaient pas même les bocaux d’un pharmacien ; il arrivait à Bécon-les-Bruyères. On avait donné le nom de Majorstuen à la place Gambetta ; on avait peint en bleu les tramways verts ; mais le bébé Cadum était là, inchangé. Il y avait aussi les taxis Citroën, les passants en casquette, en chapeau melon. Où donc avait-il rencontré des traîneaux à clochettes, des bonnets de fourrure ?

« C’est ça, la Norvège ? » se dit-il.

Quand il fut aux environs de l’institut que dirigeait Lena Larsen, il n’hésita pas, piqua droit sur ce bâtiment aux murs bas, aux larges baies grillagées, sur cette Morgue qu’il avait déjà vue derrière le chevet de Notre-Dame. Il sonna sans trop appuyer sur le timbre, avec l’envie panique de s’enfuir, d’éviter le concierge à ventre de noyé, à langue de pendu. Mais la porte s’ouvrit d’elle-même et, dans un vestibule à fresques mythologiques, consacrées aux agréments de la vie, à la danse, à l’amour, à la musique, une jeune employée vêtue de lin bleu tendre, coiffée de voiles blancs, l’accueillit et le conduisit auprès de Mlle la Directrice par des couloirs qui sentaient la lavande.

— Ça, c’est gentil ! dit Lena Larsen en lui tendant la main. L’amour ne vous fait pas oublier les amis.

— L’amour ! fit Jérôme avec amertume.

— Allons, bon ! Il y a un cheveu !

— Ah ! Mademoiselle…

— D’abord, appelez-moi Lena. Ensuite, asseyons-nous.

Il n’y avait pas d’autre siège dans la pièce qu’un vaste divan sur lequel Lena s’allongea, un coussin sous chaque bras. Jérôme s’assit auprès d’elle.

Cette sorte de boudoir était tout encombré de souvenirs de Paris. Des cartes de bal de l’Internat, de bal des Quat’z-Arts, ornaient la glace. Des statuettes en plâtre patiné, vendues sur le pont Saint-Michel par des petits Napolitains, voisinaient sur les étagères avec des Dolly sisters en bourre de son, des Fratellini en savon peint. Aux murs, héliogravés par Braun-Clément, les chefs-d’œuvre de la peinture française : la Liseuse de Henner, la Naissance de Vénus de Bouguereau, Sourire d’Avril de Tony Robert-Fleury, et, dans un passe-partout en éventail, épanouissant leurs sourires comme les roses d’un bouquet du dimanche, Maurice Chevalier, Harry Pilcer, Mayol, la fleur de l’élégance française.

— Alors, mon pauvre ami, qu’est-ce qui ne va pas ? reprit Lena.

— Les Norvégiennes sont décevantes.

— Vous voulez dire qu’elles sont sans artifices.

— J’ai… Nos fiançailles se sont rompues.

— Prévu.

— Si vous saviez pourquoi !

— Je sais.

— Comment, vous savez ?

— Parbleu. Ça peut surprendre un Français, mais je vous répète que nous sommes sans artifices : quand nous avons envie d’un homme, nous l’épousons. Quelquefois, ça ne dépasse pas les fiançailles, mais le principe reste le même.

Elle glissa un coussin derrière sa nuque après l’avoir pétri de ses mains pour l’amollir.

— Quand je dis nous, poursuivit-elle, c’est une façon de parler. Moi, je trouve ça à la fois trop simple et trop compliqué. Lorsqu’on a envie d’un homme, ou c’est par toquade, ou c’est pour la vie. Dans le premier cas, pourquoi s’encombrer de trucs officiels, de cérémonies ?… Ça se fait bien plus agréablement en catimini. Dans le second cas, ah ! c’est différent.

Elle fit une pause, puis :

— La famille, les gosses, c’est quelque chose ! Ça se construit avec des matériaux solides, durables.

— Alors, vous croyez, Mademoiselle…

— Lena.

— Vous croyez… Lena, que Uni Hansen ?

— Elle, comme les autres, comme la mère Krag, comme son baleinier de père, ses philosophe, architecte, ministre de beaux-pères, elle ne voulait que régulariser un béguin.

— Ah ! c’était bien l’amour, je vous jure.

Lena le regarda entre les cils.

— Je vous dis que ces gens-là se fiancent, se marient au premier oui, divorcent au premier non. J’appelle ça des passades légales. Écoutez, mon vieux, j’aime mieux un bon petit adultère à la française, avec ses cinq à sept essoufflés, ses dépistages en taxi, ses lettres poste restante, que toute cette morne légalité. Ah ! parlez-moi d’un pays où l’amour se règle à coups de revolver ; ça a une autre allure que le règlement par commun accord, instance et séparation. Vous croyez que c’est drôle d’exercer un métier comme le mien dans un pays où la jalousie s’en remet à la décision d’un juge de paix ?

— Oui, mais Uni Hansen…

— Hé bien ! Uni Hansen ? Ah ! tenez, quand on a la chance comme vous d’habiter Paris, je me demande ce qu’on vient chercher au pays de la mère Krag.

— Est-ce qu’on sait ?… Des petites filles qui s’appellent Solveig… des traîneaux qui glissent dans le silence des forêts sans fin… du rêve…

— Dites donc, si nous parlions d’autre chose ?

Elle quitta le divan, ouvrit un meuble, en sortit un narghilé, un pot à tabac qu’elle disposa sur un guéridon de bazar oriental, incrusté de coupoles et de minarets en nacre.

— Vous allez me faire le plaisir, dit-elle, de vous abandonner à ces coussins et de n’ouvrir la bouche que pour tirer sur ce tuyau ou pour me parler comme un bon petit Français, léger, spirituel et galant.

— Je n’y ai guère le cœur.

— Hé bien ! n’y mettez que la tête.

Elle bourra la pipe d’un tabac qui sentait les épices et le miel, et reprit sa place sur le divan, en ne laissant allumée qu’une petite lampe de chevet.

— Vous voyez, j’ai mes vices. Ce n’est pas bien méchant, mais ça crée une atmosphère. Quand j’ai le spleen, je tire là-dessus en relisant l’Invitation au voyage. Avec une lumière voilée, des babouches aux pieds et un peu d’imagination, je vous assure qu’on s’y laisse prendre.

Assise sur ses talons, le dos courbé, le tuyau entre les dents, elle procédait à l’allumage de la pipe.

— A Paris, j’habitais une chambre, rue des Écoles, tout à fait pareille à celle-ci. Parfois, le soir, un camarade montait. On discutait Einstein, on se chamaillait à propos de la Pologne, du spiritisme, de la dernière pièce de Géraldy, — moi, j’adore Géraldy, — mais on finissait toujours par s’entendre, quand on allumait cet instrument-là.

Jérôme se laissait aller aux évocations de Lena. Le quartier latin, les discussions passionnées autour d’une idée, d’un nom…

— Vous aimez beaucoup Géraldy ? fit-il.

— Ah ! que voulez-vous, c’est un garçon qui a écrit :

Ne soyons pas trop exigeants…
C’est déjà beaucoup d’être deux,
Deux côte à côte sur la terre…
Etc… etc…

Alors, n’est-ce pas, c’est mon poète.

— Oui, mais il est un peu… comment dirai-je ?…

— C’est bon, tirez sur la pipe, vous verrez comme il a du talent.

La pièce s’emplissait d’une fumée bleuâtre, sans âcreté.

Ils se taisaient. C’était un de ces instants que Jérôme aimait, plein de possibilités, où les cœurs flottent au fil des minutes, où il suffira d’un remous pour les rapprocher. Il laissa tomber sa tête sur les coussins, ferma les yeux.

Lena se pencha vers lui.

— Ah ! dit-elle, si le temps pouvait s’arrêter…

Elle se reprit vivement.

— Tirez, mais tirez donc.

Elle lui replaça entre les lèvres le tuyau qu’il avait abandonné. Et donnant l’exemple, elle aspirait de longues bouffées qui glougloutaient en passant dans l’eau de rose.

— Ce n’est pas si facile qu’on le croit, disait Jérôme, heureux d’être là, ennemi de tout effort.

— Vous êtes novice. La Boudinière qui vient ici quelquefois, s’y prend mieux que cela.

— Est-ce vrai, Lena, ce qu’on dit de lui et… de vous ?

— Oui, bien sûr. De temps en temps, quand la fantaisie m’en prend, il vient, il me raconte des histoires de Paris, toujours les mêmes d’ailleurs… Mais je fume, j’écoute d’une oreille distraite, je me donne des illusions… Tout cela reste léger, très léger. Avec lui mon cœur est sans passé, ni futur.

Il n’y eut bientôt plus de tabac dans le fourneau du narghilé.

Ils se laissèrent aller l’un et l’autre à leur rêverie. Mais le fil des minutes hâtait son cours ; il y eut un remous, puis un autre. Il y eut un soupir de Lena.

— A quoi pensez-vous, Lena ?

— Je me figure des tas de choses… que j’habite encore le Quartier…

— C’est comme moi.

— … qu’un camarade est venu me voir… C’est le printemps, dehors… Il y a des marchands de lilas dans les rues. Un merle siffle dans les platanes du Luxembourg…

— Je l’entends.

— … Des amoureux s’enlacent sur les bancs de la Fontaine Médicis.

— Je les vois.

— Alors, ma volonté s’amollit. Et si je la laisse faire…

— Lena…

— Vous voyez, ça commence par une main… Et puis c’est le cou… ensuite les lèvres…

— Ma petite Lena…

— … enfin, — éteignez la lampe, Jérôme, — enfin, tout ce pauvre corps qui aime trop l’amour. Et alors…

— Alors ?

— Il n’y a plus de Norvège.

— Il n’y a plus de Norvège.

ACHEVÉ D’IMPRIMER
EN FÉVRIER 1928,
PAR PAUL DUPONT,
PARIS

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