Jérôme 60° latitude nord
V
Jérôme était l’homme du jour.
Le peuple norvégien lui faisait sentir de la façon la plus flatteuse l’orgueil qu’il avait à le posséder. L’Université l’invitait à prendre la parole sur Henry Becque au Grand Amphithéâtre, l’Académie Ouvrière à faire une leçon sur Barbusse, les Amis de l’Art français à traiter de la cinquième époque de Picasso. De nombreux particuliers le priaient à souper. Enfin le Directeur du Théâtre National, M. Johan Johannessen, lui adressait message sur message en le priant de venir s’entendre avec lui pour commencer les répétitions de « Littérature ».
Jérôme, embarrassé de répondre à tant d’inconnus, décida de faire visite à M. le Ministre de France, par courtoisie d’abord, ensuite pour s’informer des usages de la ville.
Après avoir hésité longtemps devant une maison de modeste apparence, où il découvrit enfin, sur une plaque de cuivre oxydé les mots « Légation de France », il sonna et se fit annoncer.
Un garçon somnolent le fit entrer dans une pièce sans beauté, où il le laissa dans la compagnie d’une Terpsichore en biscuit de Sèvres et d’un Président Carnot inaugurant les travaux de l’Exposition de 1889. Il entendit les pas s’éloigner, une porte s’ouvrir et tout retomba dans le silence. On le fit longtemps attendre. L’air sentait la poussière. Un jour gris tombait sur les sièges de reps usagé. La table de drap vert offrait comme nourriture à la persévérance des visiteurs des numéros périmés de l’Exportateur Français. Jérôme, au bout d’un instant, se crut chez le dentiste de Langeais : il attendait son tour en feuilletant des vieux Monde Illustré, maudissait le patient qui l’avait précédé et commençait à souffrir des dents, quand il fut introduit auprès de M. de la Boudinière, premier secrétaire, qui le pria de lui exposer brièvement l’objet de sa visite.
Jérôme, pensant que le garçon avait omis son nom, se présenta et crut que cela suffirait pour que ce Français de Norvège se jetât dans ses bras, lui offrît ses services et le proposât sur-le-champ pour une distinction honorifique auprès du gouvernement de Sa Majesté.
— M. Jérôme, fit M. de la Boudinière avec une sorte de familiarité, que désirez-vous ?
— Je désire, répondit Jérôme, présenter mes devoirs au Ministre.
— M. le Ministre ne reçoit que sur demande écrite. Mais peut-être s’agit-il d’affaires commerciales ? Dans ce cas, veuillez vous adresser à notre consul.
— Monsieur, je suis auteur dramatique. Les journaux ont fait quelque bruit autour de mon arrivée…
— Les journaux ? Quels journaux ?
M. de la Boudinière ajusta son monocle, examina Jérôme, le trouva bien chaussé. Il le prit en sympathie.
— Alors, vous êtes auteur dramatique ? Hé ! que diable venez-vous faire dans ce pays ?
Jérôme lui dit deux mots de Littérature, que cette pièce avait été jouée au Pigeonnier, que…
— Le Pigeonnier ? Attendez donc, fit M. de la Boudinière, n’est-ce pas une petite scène où l’on joue de temps à autre d’aimables loufoqueries ?
— Oui, dit Jérôme, de Vildrac, de Romains…
— Connais pas. Vous savez, moi, les métèques…
Il fit un geste qui signifiait qu’il ne pouvait les sentir.
— Et, poursuivit-il, vous pensez donner votre comédie à Christiania ?
— Au Théâtre National.
— Fichtre ! Mais asseyez-vous donc.
« Cet ignorant, pensait Jérôme, peut m’être utile. Je dois le ménager. »
Il crut le flatter en lui faisant des compliments sur le pays où ce diplomate représentait la France.
— La Norvège ? interrompit M. de la Boudinière. Vous en déchanterez bien vite : pas de Cour, pas de société. Le roi vit en famille. Personne ne reçoit.
— Je veux parler des beautés naturelles du pays : ces montagnes, ces lacs, ces forêts…
— Oui, j’en ai entendu dire du bien par mes collègues de la légation britannique. L’un d’eux ne va-t-il pas jusqu’à parcourir les environs, chaussé de ces lames de bois qui font fureur ici ! Il faut convenir que les Britanniques n’ont pas le sens du ridicule. Quand vous aurez vu les femmes se montrer en public affublées de ces instruments-là, nous reparlerons des beautés naturelles de la Norvège.
— Ah ! Monsieur, s’écria Jérôme, les Norvégiennes sont charmantes !
M. de la Boudinière eut pour Jérôme un sourire de pitié.
Ainsi renseigné, Jérôme pensa qu’il en savait assez ou qu’il valait mieux ne pas en écouter davantage. Il se leva ; M. de la Boudinière voulut le retenir.
— Jouez-vous le mah-jong ? demanda l’attaché.
— Je n’y entends rien, répondit Jérôme qui était peu habile à ce jeu chinois.
M. de la Boudinière se leva à son tour, le reconduisit à la porte avec des grâces et des compliments et lui offrit ses services pour l’introduire dans les deux ou trois maisons de la ville où l’on avait quelques usages.
Quand il fut dans la rue, Jérôme respira largement l’air du pays d’Uni et se dirigea vers le théâtre. La route était difficile, bossuée de neige ; les passants courbés sous les traits de la bise, marchaient d’un pas rapide ; les arbres étaient durcis par le gel. Jérôme trouvait que tout était au mieux pourvu que les gens qu’il croisait ne lui proposassent pas une partie de mah-jong.
Il parvint ainsi à un monument dont la façade à colonnes, la couverture à coupole et l’isolement magnifique annonçaient un théâtre d’importance. Par habitude, il y pénétra, gagna les couloirs de l’administration, franchit sans hésiter une porte entre dix autres, et entra dans une pièce où un homme, soudain jeté hors de son fauteuil, le reçut dans ses bras ouverts, le salua avec des exclamations, des interjections, tout le vocabulaire international de la surprise et de l’enthousiasme, le précipita dans un fauteuil de cuir et lui prépara un whisky and soda.
Depuis deux jours et trois nuits, le directeur Johan Johannessen attendait Jérôme en buvant des alcools. Il ne s’exprimait qu’en norvégien, mais une longue pratique de la scène l’avait doué d’un sens de la mimique si varié que Jérôme, s’en tenant aux gestes et aux jeux de physionomie de cet homme volubile, saisissait tout au moins le thème général de ses discours : « Que bienvenu fût dans cette maison le jeune auteur Jérôme, l’ami de Clara Berg et de Coupeau… Ah ! Clara Berg ! (Ici, le directeur levait son verre.) Coupeau ! (Ici, il le vidait.) Succès… Triomphe… » Suivaient des souvenirs de trente années de vie théâtrale où Jérôme percevait, comme les éclairs d’un phare tournant, les noms éblouissants de ses aînés et de leurs interprètes.
Il prit la parole à son tour, découvrit son point de vue sur la mise en scène. Il allait et venait dans le cabinet directorial, plantait des décors sur la table, piquait le coupe-papier dans l’essuie-plume : c’était un arbre ; couchait le classeur sur le dos : c’était un escalier ; élevait un château en bouteilles de soda, déplaçait vivement sur le plateau les tampons de l’administration qui figuraient les personnages. Voici Clarisse, ici Florian. Là, la vieille bonne. Johannessen regardait, écoutait, buvait, s’exclamait, approuvait à grands mouvements de tête et de bras les explications qu’il ne comprenait pas. C’était la première fois qu’un directeur partageait sans discussion les idées de Jérôme.
On convoqua par téléphone les deux principaux interprètes, Anita Bing et Alf Aasen, qui accoururent, et Mme Krag qui arriva sur leurs talons.
Mais, en voyant entrer la mère d’Uni, Jérôme cessa de s’intéresser à sa pièce. L’activité de son esprit, à l’instant toute tendue vers la réalisation scénique de Littérature, lui échappa d’un coup, gagna la maison Krag, et, dans le cadre entrevu la veille, se plut à construire le décor de ses amours, sans même que le visage plein de grâce et de vivacité de Mlle Bing retînt son attention.