Jérôme 60° latitude nord
III
« Morgenbladet ! Tidens Tegn ! Aftenposten ! »
Dans cet heureux pays où il ne se passe rien, le chœur des petits crieurs de journaux domine les bruits de la ville.
Après une nuit d’un sommeil encombré de baleines, Jérôme quitta l’hôtel, dès l’aube, impatient de croiser des passants coiffés de bonnets de fourrure, de rencontrer des traîneaux à clochettes, des attelages de chiens esquimaux, de respirer l’air que respiraient des lèvres chéries, quand, posant le pied sur le trottoir, c’est lui-même qu’il croisa, contre lui-même qu’il buta, comme si vingt miroirs lui renvoyaient son image : sur chacune des feuilles, que les petits vendeurs agitaient sous ses yeux, figurait un Jérôme de face, de profil, en pied, en buste, détachant un front soucieux, un regard préoccupé sur le tambour de porte de l’hôtel de Bergen.
La presse de Christiania députait cent mille Jérômes pour accueillir Jérôme.
« On n’est jamais si bien servi que par soi-même, » pensait-il.
Il salua d’un sourire familier la foule des Jérômes maussades, aspira largement l’air frais de cette ville de bon accueil et s’élança à la découverte de la Norvège. Quoi qu’il fît pour trouver sur son chemin des marchands de peaux d’ours, de morue sèche, de renne boucané, la rue lui imposait des bureaux de change, des salons de coiffure, des magasins de cigares ; mais, comme on glisse sur les petits défauts d’un beau visage, il passait outre, s’exaltait sur la faible clarté du soleil aux approches de midi, humait avec délices l’odeur de saumure et de goudron qui venait du port. Il foulait la croûte de neige maculée des trottoirs comme le premier tronçon de la route vers le pôle. Il était aveugle aux chapeaux melons des passants, sourd aux trompes des autos.
Il était amoureux de la Norvège comme il l’était d’Uni Hansen, en raison d’un faisceau d’idées préconçues, c’est-à-dire avec fanatisme. Il lui fallait toute la sagacité que développent, à l’ordinaire, les sentiments de cette espèce pour la retrouver dispersée, ici et là, en petites touches qui lui faisaient découvrir le sens nordique de la ville, comme le texte caché d’un cryptogramme apparaît aux yeux d’un initié par les jours d’une grille. Négligeant les safety razors du friseur, les muguets du fleuriste, les oranges, les kakis du fruitier espagnol, les femmes brunes et les tramways bleus, placés là pour dérouter un novice, il ne retenait que les signes utiles à sa découverte, comme les bottes fourrées des élégantes, les sacs en peau de mouton d’où sortait la tête blonde d’un bébé, le plissement lapon des yeux d’un colporteur.
Ce que son regard pourtant n’arrivait pas à éviter, c’étaient ces Jérômes en veston cintré, le chapeau sur l’œil, la canne au bras, bien Français en somme, que lui imposaient les journaux.
« Dagbladet !… Dagbladet !… » glapissaient maintenant les gamins.
C’étaient les éditions de midi que s’arrachaient des gens affamés de nouvelles, après un jeûne de plusieurs heures. Avec quelle hâte ils dévoraient cette pâture internationale, ce bulletin de santé du Président de l’U. R. S. S., cette réponse du Reich au mémorandum des Alliés, cette arrivée à Londres du Ministre d’Australie, cette mise en chantier d’un croiseur japonais !
Jérôme acheta un numéro. Il goûtait au fond de lui-même cette gloire d’un jour qui le mêlait aux événements du globe, mais, à fleur de cœur, il n’était pas sans craindre l’effet que produiraient sur Mlle Hansen ces portraits maltraités par la pâte grossière des journaux. Il eût aimé imaginer la jeune fille découpant les Jérômes du Tidens Tegn, d’Aftenposten, les glissant entre les feuillets d’un livre, entre ses mouchoirs dans son armoire, les montrant à sa meilleure amie : « Il est mieux que cela, tu sais. »
Saisi par le froid, il ne poussa pas plus loin son exploration. Il eut l’impression subite d’avoir perdu son nez. Il se regarda dans la glace d’une vitrine, aperçut cet objet tout blanc au milieu d’un visage violet, se rappela des histoires de nez gelé que les passants vous frictionnent avec de la neige, revint en hâte sur ses pas et pénétra dans le hall de l’hôtel au moment où ses oreilles et la plupart de ses doigts disparaissaient à leur tour.
— Il fait froid, Monsieur l’auteur, lui dit le portier en manière de politesse.
— Peuh ! fit Jérôme qui venait de consulter le thermomètre, à peine −25° !…
Rien de ce qui marquait la proximité du pôle et l’idée qu’il s’était faite de l’hiver nordique n’était assez accusé à son goût.
Il s’installa sous les palmiers du fumoir ; son nez reprit du ton, ses oreilles refleurirent. Et il attendit. C’était une habitude qu’il partageait avec ceux dont on dit que tout leur réussit. C’est aussi la façon d’agir qui donne le moins de déboires aux imaginatifs. Il attendait que les choses s’arrangeassent d’elles-mêmes, que la porte s’ouvrît et que celle dont il était venu chercher l’amour en Norvège tombât dans ses bras.
Ce n’était pas si mal calculé.
Au bout d’un instant, un groom vint l’aviser, dans une langue inconnue qu’il jugea ravissante et qu’il comprit sans effort, que Mme Clara Berg le mandait au téléphone.
« Mon Dieu, se dit-il, c’est ma traductrice. Liquidons-la au plus vite… »
Il pénétra dans la cabine.
— …
— Lui-même, Madame.
— …
— Mille fois trop aimable. Vraiment, je ne…
— …
— Oh ! encyclopédique, c’est beaucoup dire.
— …
— Ossendowski ? Mahatma Ghandi ? Oui, en effet. Mais je ne les connais pas personnellement.
— …
— Les journalistes ont exagéré, Madame.
— …
— Par téléphone, ce serait un peu long à développer. En principe, je ne vois pas d’inconvénient à ce que l’homme se nourrisse de végétaux.
— …
— C’est cela, nous en parlerons tout à l’heure de vive voix.
— …
— Je n’ai pas moins de hâte à connaître la traductrice de Littérature. Au revoir, Madame. J’attends ici M. votre fils, puisque vous voulez bien le charger de me guider jusqu’à vous.
« Que diable les journaux ont-ils pu me faire dire ? » se demandait Jérôme qui sortait de la cabine, économiste, sociologue, géographe et théosophe.
Il ramassa les gazettes éparses sur les tables du fumoir. En des manchettes sensationnelles son nom figurait parmi des mots obscurs. Il fit venir le portier.
— Mon ami, dit-il, que signifient ces assemblages de lettres auxquels mon nom est mêlé ?
L’autre traduisit d’une voix que le respect rendait grave et la prévision d’un pourboire exclamative.
LE DOCTEUR JÉRÔME ET L’OCCUPATION DE LA RIVE GAUCHE DU RHIN.
L’ITINÉRAIRE DU DOCTEUR OSSENDOWSKI CRITIQUÉ PAR LE DOCTEUR JÉRÔME.
UN FRANÇAIS FÉMINISTE : JÉRÔME.
OPINION DU DRAMATURGE JÉRÔME SUR LE NATIONALISME HINDOU.
— Arrêtez ! fit Jérôme épouvanté.
Il se sentit perdu aux yeux de Mlle Hansen. Qu’allait-elle penser de ce prosaïsme ridicule ? Elle renierait l’ennuyeux monsieur qui avait une opinion sur le nationalisme hindou. Et, à sa meilleure amie lui demandant : « Tu le connais ? — Vaguement », répondrait-elle.
Maudits fussent les journalistes qui n’avaient pas compris la nuance de ses propos et que l’on peut assaisonner une interview de quelques paradoxes sur l’hindouisme, sans être un docteur en philosophie !
A la fin du voyage, dans l’enchantement de l’amitié naissante, il avait été convenu avec Axel et sa sœur qu’on se retrouverait à Christiania, que Jérôme serait présenté à leur mère, qu’on l’initierait à la pratique de la kjaelke, qui est une sorte de luge avec laquelle on… Non, il ne leur offrirait pas le spectacle d’un théosophe en luge. Tout était à recommencer. Il lui faudrait dès aujourd’hui effacer la fâcheuse impression, regagner une à une les positions d’approche si vivement conquises dans la journée d’hier. O revers de la gloire !…
— Bonjour ! fit un homme d’aspect polaire qui venait, en trois bonds, de pénétrer dans le fumoir. Ma mère m’envoie. L’auto est devant la porte. Venez-vous ?
Il dépouilla ses mains et son crâne hérissés de fourrures.
— Monsieur Axel ! Vous ? s’écria Jérôme. Êtes-vous donc le fils de Mme Clara Berg ?
— Je suis.
— Et Mlle Uni est sa fille ?
— Elle est.
— Oh !
Il y avait dans ce « oh ! » une joie de l’espèce qui fait peur.
— Alors, questionna Jérôme, Mme Clara Berg est donc Mme Hansen ?
— Elle n’est pas.
— Mais…
— Elle est Mme Krag et le ministre Krag est son mari.
— Pourtant, Clara Berg…
— C’est son nom de demoiselle pour écrire les livres.
— J’y suis, fit Jérôme du ton d’Archimède sortant de sa baignoire. M. Krag est son second mari.
— Il n’est pas.
— …
— Il est le quatrième. Allons-nous ?
Il donna des tapes joyeuses dans le dos de Jérôme, le poussa vers la porte, le jeta dans la voiture et démarra dans un style de film américain.