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Jérôme 60° latitude nord

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IV

Mme Krag accueillit Jérôme entre les colonnes d’un portique ionique qui précédait sa maison.

— Bonjour, lui dit-elle, comme si elle l’avait vu la veille.

Elle lui tendit la main. Jérôme qui s’inclinait pour la baiser, en reçut la vigoureuse secousse sur le menton.

Il avait préparé un compliment.

— Madame…, commença-t-il.

— Ah ! fit-elle, comme c’est intéressant ce que vous avez dit de Mahatma Gandhi au Tidens Tegn !

— … l’émoi que j’éprouve en franchissant le seuil de votre demeure…

— Vous dites, Jérôme ?

— Que mon émotion, ma joie, en pénétrant dans cette maison…

— Oui, entrez donc. Il fait si froid.

— … n’ont de comparables que celles que j’ai ressenties en rencontrant Mlle votre fille sur le pont du navire qui…

— Ma fille ! C’est juste. Elle m’a dit un mot de cette rencontre. Mais je n’avais pas compris qu’il s’agissait de vous.

— Pourtant, M. Axel…

— Axel, dit Mme Krag en se tournant vers son fils qui s’éloignait, M. Jérôme est-il donc ce Français dont tu me parlais ?

— Il est.

— Tiens !

Ils pénétrèrent dans un vestibule orné de tulipes rares et d’une statue polyédrique de Zadkine. Tout en parlant, Mme Krag aidait Jérôme à se débarrasser de la pelisse qu’Axel lui avait jetée sur les épaules.

C’était une petite femme d’une cinquantaine d’années avec des bandeaux blonds, des taches de rousseur, des yeux bridés. Dans sa robe de lainage, elle avait l’apparence d’une ménagère entendue aux soins de la maison et faisant son ordinaire de la lecture de la Bible.

— C’est Vénus, dit-elle à Jérôme qui regardait la statue d’or de l’entrée. Elle est la gardienne du foyer, la puissance avec qui il faut compter. Mais, pour en venir à Littérature, j’ai écarté de mon texte toutes les petites phrases inutiles dont les Français fleurissent leur langage. C’est, je crois, ce que vous appelez des civilités. Ce sont des gentillesses qui cachent le plus souvent une hypocrisie sans borne.

— Permettez, Madame, quand elles s’adressent à une personne de votre qualité…

— Tenez, fit-elle en riant, en voilà une.

Elle le précéda dans une pièce dont l’aspect polaire enchanta Jérôme. Elle était tendue d’une étoffe claire à ramages d’argent. L’éclairage en était donné par des blocs de cristal dépoli disposés au ras du sol, par des appliques de verre hérissant dans les angles leurs lames comme des glaçons. Les sièges profonds et bas étaient recouverts d’un tissu de métal blanc. Le tapis d’un ton de neige fondante s’ornait de cercles et de paraboles si semblables à ceux qui tendent leurs mailles sur les limites boréennes des mappemondes que Jérôme, en le foulant, crut poser, à la suite du commodore Peary, le pied sur le pôle Nord.

— Quel joli décor ! s’écria-t-il.

— Il est de Paul Poiret, absolument, n’est-ce pas, au goût français du jour. Ah ! parlez-moi de Paris. J’y ai longtemps vécu. C’est le cerveau du monde. On dit que c’est au restaurant du « Bœuf sur le toit » que s’élaborent les idées neuves et de là véritablement que partent les directives de la pensée moderne. De mon temps, l’élite se groupait à la « Closerie des Lilas » où l’on écoutait Paul Fort pendant que les poètes buvaient l’absinthe. C’est une coutume heureusement abolie. Par le rapport de l’« Union internationale des Sociétés de Tempérance », je sais que le signe de l’Étoile Bleue marque la plupart des restaurants où se réunit maintenant la jeunesse française. Dites-moi, Jérôme, le « Bœuf sur le toit » est-il tout à fait sec ?

— Mon Dieu… oui et non. C’est un endroit encore assez humide.

— C’est bon. Nous dirigerons sur ce point quelques-uns de nos propagandistes de la « Ligue d’abstinence ». Êtes-vous abstinent, Jérôme ?

— Heu…

— Non ? Vous le deviendrez. A ce propos, j’ai retranché de notre pièce les nombreuses allusions aux boissons fermentées qui s’y trouvaient.

— Comment, il est question de spiritueux dans Littérature ?

— Pardon, pardon… Quand Florian dit à Clarisse : « Je bois avec ivresse à la coupe des plaisirs », n’est-ce pas une allusion ? Quand Clarisse se grise de grand air, quand…

— Mais…

— Ces idées-là, la femme d’un Ministre d’État ne peut pas les laisser passer à la scène.

— C’est juste, dit Jérôme qui cherchait à orienter la conversation sur un sujet moins sec.

Il sauta sur l’occasion que lui fournissait un bref silence de Mme Krag pour s’informer de Mlle Hansen. Quelle joie pour la mère de revoir sa fille après une aussi longue absence ! L’avait-elle trouvée grandie ? Avait-elle été satisfaite de ses progrès en français ? Comme les Suisses s’y entendent pour l’éducation des jeunes filles ! Mais certainement, par ce qu’il avait appris d’Einar Magnussen, les Norvégiens s’y entendent mieux encore.

Mme Krag l’interrompit.

— Avez-vous une philosophie de la vie, Jérôme ? J’ai hâte de la connaître.

— C’est-à-dire, fit Jérôme embarrassé, que…

— Pour moi, je tiens pour vaine toute action qui ne porte pas dans ses fins le bonheur d’autrui.

— Ah ! Madame, je partage vos idées sur le bonheur du prochain.

— Ma fille Uni, — mais vous a-t-elle dit qu’elle revenait de Lausanne ?

— Certes, puisque…

— … a vu le cher Romain Rolland qui, pour avoir prêché l’amour…

— L’amour !…

— … souffre un exil injuste.

Mme Krag avait une propension à la verbosité qui l’amenait à aborder plusieurs sujets à la fois, les développant par alinéas alternés, les reprenant à la virgule où elle les avait laissés, passant de Romain Rolland à l’Étoile Bleue, de l’Étoile Bleue à Littérature, revenant à Romain Rolland, comme un jongleur saisit de la main gauche, toujours dans le même ordre, le parapluie, la chaise, le cigare que libère sa main droite.

— Mon troisième mari, le philosophe Kaï Kielland, disait-elle, enseignait que le bonheur réside dans l’absence de passion. Je n’ai pu supporter plus d’une année l’expérience de son impassibilité. C’est la forme la plus cruelle de l’égoïsme. Mon amie Sofie Paulsen, qui l’a épousé après moi, est sa femme depuis dix ans. Comment expliquez-vous cela ?

— Il est certain, dit Jérôme rêveusement, que le cœur a des raisons…

— Le cœur n’a jamais de raisons.

Et elle partit dans un discours d’un ordre si général que Jérôme put tout à loisir s’abandonner à ces conjectures d’un ordre particulier. Il fixait sur les portes du salon un regard chargé de rayons cathodiques. Derrière ces panneaux, son bonheur aux yeux bleus allait et venait. Uni respirait. Uni se mouvait. Elle avait retrouvé sa chambre de jeune fille, son lit étroit, ses photos de vacances, où il y avait des garçons en pantalon blanc, des filles grimaçant sous le soleil ardent des plages. Pensait-elle à lui ? Mais oui… Il la voyait tenant à la main un journal du matin, prenant des ciseaux, découpant un des portraits de son ami, haussant les épaules en riant aux « opinions du Dr Jérôme », épinglant l’image à côté de la glace.

Mme Krag, pendant ce temps, développait sur l’altruisme des vues très élevées où elle rejoignait Çakountala et Mme Séverine.

Vint une servante qui prononça quelques mots dont Jérôme induisit que ce pouvait bien être du déjeuner qu’il s’agissait.

— La diversité des langues, discourait Mme Krag, engendre les guerres. L’espéranto les abolira. Je suis espérantiste. Ne l’êtes-vous pas ?

Elle prit Jérôme par le bras et l’entraîna dans une pièce fleurie de jacinthes et de bégonias roses, où il y avait une table chargée de tranches de saumon, de pots de confiture, de homards froids, de salades, de harengs fumés, de plum-pudding, de langues de mouton, de galettes beurrées, de jambon, de fromage, avec diverses bouteilles de vin de Bordeaux, de bière et d’eau de Farris.

Uni et son frère entrèrent par la porte opposée, lui la tenant par la taille, elle lissant à deux mains ses cheveux tirés.

— Hello ! fit la jeune fille en brisant les doigts de Jérôme, Axel a tout raconté à moi. Comme elle disait, Miss Régina, le hasard il dispose de nous…

— Comme dans un roman, remarqua Jérôme transporté.

— Non, c’est meilleur de dire comme dans un almanach. Je voulais demander à vous de venir faire le sport dimanche à Holmenkollen, et vous êtes chez maman : c’est une facilitation pour prendre le rendez-vous.

Elle s’était assise, avait allumé une cigarette et mangeait une langue de mouton sur une tranche de pudding.

Elle expliqua à sa mère que Monsieur était très fort en boxe française, qu’il voulait chasser l’élan, harponner la baleine, qu’il aimait par-dessus tout le sport et qu’il écrivait des comédies par passe-temps.

— Vous n’avez pas dit à moi rien de Littérature, reprocha-t-elle à Jérôme.

— Je pensais à autre chose, dit-il.

Comme il n’avait pas les habitudes du pays et qu’autour de la table chacun se servait, il copiait ses gestes sur ceux d’Uni : il but d’un trait un verre de bière, étendit sur une feuille de galette une tranche de jambon qu’il enduisit de confitures.

— C’est délicieux, disait-il.

Mme Krag développait des considérations sur la doctrine végétarienne dont elle était fervente, subordonnait le génie de Pythagore à l’usage que ce philosophe faisait des épinards, et avançait sur la métempsychose des suggestions si hardies que Jérôme, en mordant son jambon, pensa planter la dent dans un de ses grands-oncles connu en famille pour sa paillardise.

— Le végétarisme, enseignait-elle, allège et rafraîchit le corps, dont toute la force et la chaleur se portent à l’esprit. C’est un dogme qui exige de durs sacrifices : j’ai dû me démarier de Nils Hansen parce qu’il continua de pratiquer la chasse et la pêche après ma conversion.

Jérôme regardait Axel qui extrayait la chair nacrée de la pince d’un homard, Uni qui roulait sur sa fourchette une lèche de saumon fumé. Il regardait aussi leur mère qui grignotait une grappe de raisin sec.

« Cette dame végétarienne, pensait-il, est sans autorité sur ses enfants. »

Et, comme elle ne lui apparaissait plus comme un obstacle sérieux au développement de ses amours, il se permit de la contredire, lança d’un ton léger quelques aphorismes sur la bonne chère, les plaisirs de la pêche, la belle humeur des vignerons et, se tournant vers Uni :

— N’êtes-vous pas de mon avis, Mademoiselle ? dit-il.

— Moi, répondit-elle, j’aime beaucoup à pêcher le saumon. C’est un sport difficile et attractif.

— N’est-ce pas ?

— Aimez-vous aussi cette pêche ?

— Beaucoup, fit Jérôme qui aimait tout ce qu’elle aimait.

Puis, s’adressant à Axel qui se taisait mais buvait bien :

— La bière de Norvège est remarquable.

— Non, dit Axel, le whisky d’Écosse est absolument plus remarquable.

Mme Krag souriait sans tristesse, respectant les convictions de ses enfants, comme ils respectaient les siennes, mais aussi sans que son zèle de propagandiste se relâchât.

— L’eau de Farris, dit-elle d’une voix douce, est une boisson philosophique. C’est elle que boivent ici les professeurs, les ministres, le poète Olaf Olafsen, les peintres Sund, Larsen, l’élite…

— Oui, maman, dit Axel, mais avec le whisky dedans.

Il riait à gorge ouverte, tapotait familièrement sa mère sur l’épaule, l’enlaçait d’un bras, la secouait avec toutes les marques d’une tendresse vigoureuse.

Quand Jérôme apprit qu’il s’agissait d’une eau minérale, jaillie du sol même de la Norvège, il désira la goûter et lui trouva, en effet, « quelque chose de tout à fait agréable ».

— Vous pratiquez le ski ? lui demanda Uni sur ce ton d’interrogation qui décèle à l’avance une réponse affirmative.

— J’y suis moyen, répondit Jérôme qui gardait quelques souvenirs de vacances de Noël passées à Chamonix. Mais, s’empressa-t-il d’ajouter, j’ai une bonne raquette au tennis.

— Peuh ! fit Uni, c’est un sport pour les bras. Le sport vrai, c’est avec les jambes.

Elle lui fixa rendez-vous pour le dimanche suivant à Holmenkollen et quitta la salle à manger dans une pirouette, pour se rendre, dit-elle, à son cours d’astronomie.

Axel sortit à son tour, laissant Jérôme en tête-à-tête avec Mme Krag et les problèmes de la métapsychique.

Tandis que cette zélatrice infatigable l’entreprenait sur la clairaudiance, dont la pratique permet aux initiés d’entendre la pensée des autres, le cœur de Jérôme roulait sur les traces d’Uni et la rejoignait dans un paysage de neige, sous un sapin propice à un premier aveu. Il parlait à la jeune fille le langage des amants, lui posait des questions passionnées, lui adressait à la fois des prières et de tendres reproches, sans que Mme Krag, malgré la clairaudiance, perdît de la sérénité de ses traits. Tout à son ardente déclaration, il s’agenouillait dans la neige, s’y attardait, prenait un rhume.

Il éternua.

Mme Krag, aveugle comme toutes les mères, alla fermer la porte restée ouverte.

Mais cette porte se rouvrit aussitôt et donna passage à un homme jeune, aux yeux rieurs, aux gestes vifs, qui s’inclina à plusieurs reprises devant Jérôme et lui tendit une main chaleureuse.

— Mon mari, Ministre Henrik Krag, présenta Mme Krag.

Par sa mimique et ses exclamations, il fit comprendre à Jérôme le plaisir qu’il avait à le saluer, et combien il était confus de ne pouvoir exprimer en français les sentiments dont son cœur débordait.

Il prit sur la table une assiette et quelques feuilles de salade qu’il mangea, debout, sans plus s’occuper de son hôte ni de sa femme.

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