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Jérôme 60° latitude nord

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Quelques jours plus tard, comme Jérôme dînait chez Mme Krag, Uni, qui était sortie vers le jardin, revint en disant :

— C’est bonne neige, cette nuit. Ne voulez-vous pas faire le ski ?

— Oui, da ! jeta Axel qui courut vers le téléphone.

Jérôme accepta avec enthousiasme. Et l’on convint de se retrouver à la maison Krag, le temps, pour chacun, de s’équiper pour le sport.

La nuit était claire. Le ciel ressemblait à une carte céleste. Jérôme bondit dans un taxi, bien décidé à entrer, ce soir-là, dans le cœur d’Uni. Il traversa le hall de l’hôtel en trois pas, s’inquiéta de ce que le groom de l’ascenseur ne lui fît pas sentir, par un sourire, la confiance qu’il avait dans sa prochaine victoire, et le gratifia d’un pourboire magnifique, afin de conjurer le mauvais œil.

Dans sa chambre, il ouvrait trois fois un tiroir, avant de savoir ce qu’il y voulait prendre. Il se récitait les vers de Heine : « Oui, je t’enlace de mes bras, je te presse avec ardeur ; le soir est si froid ! » Il repassait sa cosmographie et les lois de Newton. Il ne trouvait aucune cravate assez seyante.

Il envisageait cette équipée nocturne comme une aventure décisive pour son amour. Il connaissait l’âme des jeunes filles et savait qu’avec la complicité de la nuit, de la neige et des étoiles, on désarmait les plus vertueuses.

Il revêtit un sweater d’un ton vraiment très séduisant, cerna son cou d’une écharpe bleu pâle, toucha ses cheveux d’une goutte de parfum et rejoignit ses amis.

Il trouva le frère et la sœur dans le garage auprès de l’auto, fort attentifs à promener sur la plante de leurs skis un fer à repasser, qui soulevait des nuages de fumée à forte odeur de suif.

— Ne voulez-vous pas mettre la paraffine dessous vos skis ? demanda Uni.

— C’est fait, répondit Jérôme qui jugeait ses semelles de bois suffisamment rapides dans leur état naturel.

Uni était en culotte et veston de drap foncé, toute pareille à Axel. Tête nue, leurs cheveux jaunes rejetés en arrière, de même taille, ils étaient comme deux frères, penchés sur une même besogne, avec des gestes longs, sûrs et harmonieux. Quand ils eurent fini, on lia chaque paire de skis à ses bâtons, on fixa le tout au flanc de la voiture ; Uni se mit au volant, Jérôme sauta auprès d’elle, Axel alluma une pipe et l’on partit sur la route bleue, sans phares, au clair de la nuit.

Cette maison endormie, ces préparatifs silencieux, cette jeune fille en travesti donnaient à ce départ un air d’enlèvement. Jérôme tremblait d’amour, de bonheur et de froid dans la peau d’un Jérôme 1830. Avec cette aisance qu’il avait à transformer l’irréel en réel, il se jouait un scénario, auquel il était bien près de se laisser prendre : pour donner le change, la jeune fille enlevée menait elle-même l’équipage ; il se taisait ; il savait qu’en cours de rapt on se tait tant qu’on n’est pas à une bonne lieue de la maison spoliée. Mais tout le répertoire romantique était sur ses lèvres, avec ses répliques rangées dans l’ordre de succession des événements : les soupirs étouffés des premiers tours de roue ; puis le prénom chuchoté (on lui prend la main) ; puis quelques mots sans suite, mais non sans effet (on l’enlace) ; puis un silence prudent au premier relai ; puis un juron modéré pour l’essieu qui se brise…

— Zout ! s’écria Uni. Une bougie qui se crasse.

Elle arrêta la voiture, sauta dans la neige, souleva le capot. On entendait dans la nuit les tâtonnements de la clé autour de la bougie.

— Nous pourrions vous aider, proposa Jérôme. Voulez-vous de la lumière ?

Il gratta une allumette que le vent eut vite éteinte. Il en gratta une seconde. Axel pouffa de rire.

— Vous voulez allumer la bougie ? demanda-t-il.

Comme tous ceux dont le vocabulaire est limité, il était dans la joie d’avoir donné un double sens à un mot. Il tira une longue bouffée de sa pipe, se remit à rire pendant un bon moment et ne bougea pas de sa place dans l’auto.

« Quel égoïste ! pensait Jérôme. Il pourrait bien nous aider. »

Il songeait à ces mains de jeune fille besognant dans l’huile noire, maculées par les chiffons gras de la boîte à outils, brûlées par le moteur.

Il n’y tint plus.

— Laissez-moi faire, dit-il à Uni.

Mais il ne savait où placer son affairement, penchait sur la jeune fille occupée son zèle stérile, lui tendait ses gros gants inutiles.

— Faire quoi ? demanda-t-elle sans lever la tête.

— Hé bien ! nettoyer la bougie.

— Pourquoi ? Ce n’est pas un travail pour deux.

Pourquoi ? Parce qu’il y a des besognes qui reviennent aux hommes, d’autres à la femme ; parce qu’une femme ne tourne pas la molette d’une clé à mâchoire, ne dévisse pas une bougie, ne la décrasse pas avec du crin d’acier ; parce qu’un homme, dans ces circonstances-là, doit voler à son aide.

Elle abaissa le volet du capot, tourna la manivelle, se réinstalla au volant, démarra, laissant à Jérôme tout juste le temps de sauter sur le marchepied et de reprendre sa place auprès d’elle.

La voiture gravissait, dans la masse sombre des arbres, une route opalescente qui montait, tournait, s’étrécissait entre deux talus de neige, comme une piste de toboggan.

Uni chantait gaîment. Axel, dans son dos, l’accompagnait en imitant le banjo. Jérôme cherchait à engager une conversation stellaire.

— Où m’emmenez-vous ? demanda-t-il à Uni. Dans les étoiles ?

— Oui, dans celle là-haut, dit-elle.

Elle désignait du menton une petite lumière clignotant au sommet de la colline.

— Je veux bien, dit Jérôme. Et qu’y ferons-nous ?

— Nous mangerons là les smœrrebrœd.

— Vous croyez qu’on y mange ?

— On boit aussi.

— Je n’aime pas votre étoile. Comment l’appelez-vous ?

Elle éclata de rire.

— Son nom est : Frognersaeteren Restaurant.

Elle appuya sur l’accélérateur, reprit sa chanson, dépassa à grands coups de klaxon une petite auto, qui grimpait lentement la pente et à laquelle Axel jeta de joyeux « Hello ! » et d’amicales gesticulations.

— Qui est-ce ? demanda Jérôme.

— C’est Gerda, la fiancée d’Axel.

— Comment, fit Jérôme en se tournant vers Axel, vous êtes fiancé ?

— Je suis.

— Et depuis quand ? Vous ne m’en aviez rien dit, cachottier.

— Ce n’est pas une chose très vieille.

Uni raconta que son frère s’était mis d’accord, ce jour-là, avec Gerda Josefsen, la fille du professeur Josefsen, laquelle était philologue, parlant couramment la langue provençale, traduisait Calendal en norvégien. Elle ajouta qu’Axel avait téléphoné à sa fiancée de venir les rejoindre à Frognersaeteren, que Gerda avait une électrique auto, de magnifiques dispositions pour le saut à ski et qu’elle serait enchantée, n’en ayant jamais rencontré, de connaître un Français.

Après quelques détours, on s’arrêta devant un grand châlet, construit en rondins, coiffé d’un toit plat que soutenaient des colonnes de bois curieusement ouvragées, à l’intérieur duquel des garçons en habit noir couraient, portant des plateaux chargés de pots de bière.

L’auto fut garée et chacun s’équipa.

— Quoi pensez-vous ? demandait Uni à Jérôme qui, assis sur la neige, regardait les étoiles.

Il cherchait en vain, de ses doigts engourdis, à dénouer les courroies qui maintenaient ensemble ses skis et ses bâtons.

— Je pense au nœud gordien, dit-il, et que si j’avais un canif…

— Laissez faire moi, interrompit la jeune fille.

En un instant, elle vint à bout des lanières, aida Jérôme à chausser ses patins, les lui fixa aux pieds, vérifia les boucles, les ardillons, chaque pièce de l’appareil, se releva et glissa vers l’auto silencieuse de la fiancée d’Axel.

Une grande fille, vêtue comme un garçon, descendit de la petite voiture. Axel l’accueillit en lui manifestant sa joie par un croc-en-jambe, qu’elle évita de justesse, et en lui arrachant son bonnet de laine qu’il lança sur le toit du châlet. A son tour, elle cueillit un des longs stalactites de glace qui frangeaient les balcons, le lui plongea dans le cou, après un jeu de passes émouvant, puis, venant à Jérôme :

— Me fai gau, dit-elle, de vous veire, Moussu.

Elle lui serra la main.

— Mai, ajouta-t-elle, escusas-me un pichot moumen.

Elle remonta dans sa voiture, qu’elle dirigea au ras du châlet, se hissa sur le siège et, avec l’aide d’un bâton à ski, ramena à elle son bonnet.

Jérôme s’était précipité pour lui venir en aide, tandis qu’Axel bourrait sa pipe.

— Leissas, fit-elle en sautant à terre.

Puis, elle s’agenouilla pour fixer ses skis à ses pieds.

« Mon Dieu, se disait Jérôme, cette philologue s’exprime comme une Arlésienne. Les jeunes filles de ce pays sont prodigieusement instruites. »

Il voulut lui faire part de son admiration.

— Vous parlez à ravir la langue de Mistral, Mademoiselle.

— Que dias ? Sabe pas parla franchiman.

Elle le laissa là avec son compliment et disparut derrière Axel.

Uni, à son tour, s’élança dans la nuit. Jérôme glissa à la suite de cette ombre légère, mais, trompé par d’invisibles trous, il tombait, la perdait de vue, reprenait l’équilibre, retombait, maudissait ces ébats violents, ennemis de l’amour.

Il entendait les clairs appels d’Uni, qui jetaient dans l’obscurité des lueurs de phare.

— Hello !… Hello !…

Il cherchait à s’y rallier, mais le sol déferlait sous ses pas comme une mer démontée, jouant à le chavirer. Et puis, tout à coup, son amie descendait du ciel sur un nuage de sucre en poudre, s’arrêtait auprès de lui.

— Godt foere ! s’écriait-elle.

Dans l’ardeur de son plaisir, elle reprenait les expressions de sa langue naturelle. Elle voulait dire : « N’est-ce pas, quelle bonne piste ! Quelle bonne neige ! quel bon sport ! Comme la vie est bonne ! » Mais cet enthousiasme ne trouvait pas son écho dans le cœur de Jérôme.

Assis sur l’arrière de ses skis, les genoux sous le menton, il se préoccupait de modifier dans un sens favorable à son amour la réalité des faits, s’assurait des complicités : la beauté de l’heure, le silence de la Norvège endormie, le froid même qui, par son excès, atteignait un certain pathétique ; et, pour se faire aimer, comptait plus sur sa maladresse qu’il trouvait attendrissante, que sur d’improbables prouesses.

Aux pieds d’Uni, qui lui tendait un bâton secourable, il refusait de bouger. Il faisait le gentil, jouait, comme un chat, avec la rondelle de cuir et de jonc du bâton, arguait qu’il était trop fatigué pour se donner tant de mouvement, amorçait des questions sur la Grande Ourse, la Polaire, la Couronne boréale, qui n’obtenaient que des réponses impatientes.

— Allons, en route ! faisait Uni.

Il finit par se lever. Elle le prit par la main, l’entraîna dans une glissade étourdissante. Elle allait, le corps penché en avant, le bras levé, le vent sifflant entre ses dents. Il s’abandonnait à cette force effrénée, s’y livrait avec une joie obscure d’être le plus faible, un espoir mal défini de se briser la jambe, de souffrir par la faute de cette audacieuse, d’attendre, seul avec elle dans la nuit, des secours qui ne viendraient que le lendemain.

Au bas de la pente, ils culbutèrent dans un étroit ravin, où ils se trouvèrent mêlés l’un à l’autre dans l’enchevêtrement de leurs skis.

— C’est bon ! dit Uni.

— Vous n’avez pas de mal ? demanda Jérôme en dégageant ses jambes de celles de la jeune fille.

Elle pencha vers lui sa tête décoiffée.

— Avez-vous une cigarette ?

— Une cigarette ?

— Oui.

Il tâta ses poches, où il pensait que tout était écrasé, en sortit un étui, une boîte d’allumettes. Il avait si froid aux doigts qu’il ne parvenait à ouvrir ni l’un ni l’autre. Uni les lui prit des mains, se servit.

A chaque bouffée qu’elle tirait, ses joues s’éclairaient d’un feu rouge.

— C’est bon ! répétait-elle d’une voix chantante.

Ils étaient étendus l’un auprès de l’autre, à moitié ensevelis sous la neige.

— Oui, disait Jérôme, mais l’endroit est frais.

— C’est, répliquait-elle, que vous êtes tellement si loin de moi. Mettez-vous contre.

Il se rapprocha un peu, son coude touchant celui d’Uni. Il était fort gêné par ses skis, par l’agitation de son cœur, par l’onglée.

— Non, ce n’est pas ainsi, fit-elle.

Elle déboucla les courroies de ses skis, libéra ses pieds. En quelques coups de reins, elle fut contre Jérôme, moulée à lui des chevilles aux épaules.

— Voilà comme il faut être, dit-elle.

Elle tira de sa cigarette une bouffée plus longue que les autres. Jérôme vit qu’elle fermait les yeux, qu’elle souriait.

« Ah ! pensa-t-il, c’est le moment de parler. »

Elle était contre son cœur ; il sentait sa douce chaleur le pénétrer. Jamais occasion n’avait été plus favorable à une déclaration. Seulement, en raison même de cette intimité, née du hasard, et pour ne pas avoir l’air d’abuser de la situation, il devait agir avec prudence, se souvenir qu’une attaque brusquée, comme celle de Holmenkollen, pouvait à nouveau tout casser et que les Nordiques sont sensibles avec excès aux séductions de l’esprit. D’ailleurs, ses mains étaient gelées, ses lèvres étaient glacées, et il eût été bien incapable d’avoir recours à d’autres séductions que celles-là.

— Oui, dit-il en claquant des dents, c’est comme cela qu’on est bien. Le corps s’engourdit, on pense en blanc, on ne voudrait prononcer que des paroles cristallines à travers lesquelles les sentiments transparaîtraient. Parce qu’on a froid, le cœur, comme l’aiguille d’une boussole, pointe vers les choses et vers les êtres du Nord dans un élan de découverte passionnée. L’esprit le suit. L’imagination s’en fait un guide et, quand un coup de bise comme celui-ci donne au froid une intensité nouvelle, on croit avoir enfin atteint ce pôle vers lequel tout l’être se tendait.

Ranimé par son discours et emporté par cet élan dont il parlait, il saisit la main d’Uni.

— Je pense pareil que vous sur le pôle, dit la jeune fille, et je veux tellement aller là, moi aussi. On est couché comme ça, les uns contre les autres. On fume. On ouvre l’oreille. On touche la main du voisin. On dit : « Les chiens aboient. C’est peut-être un ours. Prends ton fusil, Didrichsen. On aura la viande fraîche. » C’est, comme vous dites, une passionnée découverte.

— Ah ! soupira Jérôme, le pôle dont je parle s’éloigne, quand on croit l’atteindre.

— C’est absolument une vérité : les courants qui viennent depuis la Sibérie emportent la banquise.

Elle s’écarta de Jérôme, disposa ses skis et ses bâtons sur la neige, comme les lattes d’un banc, s’assit dessus, mit ses mains dans ses poches et parla du Pôle Nord avec une animation croissante. Elle avait jeté sa cigarette, sa voix avait perdu ce ton chantant, et comme alangui, qui l’amollissait un instant auparavant. Elle raconta qu’elle avait câblé de Lausanne à Roald Amundsen, en le priant de la prendre comme météorologiste dans son expédition aérienne et qu’il avait répondu par télégramme : « Regrets, équipage complet. »

— Ce soir, ajouta-t-elle, je ne pensais pas tout ça, je pensais autre chose. Et puis, vous avez parlé du pôle, alors…

Elle se mit à rire, comme si une image comique lui venait à l’esprit.

— Alors, je crois maintenant que je suis sur la glace avec le vieux Amundsen.

Le charme était rompu. Elle reprit ses skis et se lança dans des évolutions périlleuses, exécutant des descentes en S, des montées en V, tout un alphabet acrobatique, sous les yeux de Jérôme, qui, semblable à Sisyphe, hissait sur les traces de la jeune fille son cœur pesant comme un rocher, redescendait avec son fardeau, remontait, redescendait. Et l’inlassable Uni trouvait un plaisir toujours renouvelé à effectuer ces allers épuisants, ces retours foudroyants.

Bientôt, Jérôme vaincu par la fatigue et le désespoir s’arrêta, quitta ses patins, alla s’asseoir sur le marchepied de la voiture.

« Hélas ! se disait-il. Quelle langue faut-il donc lui parler ? »

Au seuil de cette âme étrangère, il découvrait un labyrinthe.

De temps en temps, la voix d’Uni l’appelait :

— Hello !

Il ne répondait pas. Il boudait. Il boudait la nuit d’être trop belle, Uni d’aimer le ski, lui-même d’y être maladroit. Il boudait l’amour.

Enfin, elle apparut.

— C’est bon, n’est-ce pas ?

— Non, dit Jérôme.

— N’aimez-vous pas faire le ski dans la nuit ?

— Pas comme cela.

— Je comprends, fit-elle. Vous préférez des grandes électriques lumières. Mais, c’est meilleur de glisser dans le noir avec du danger sous les pieds.

A ces derniers mots, Jérôme se ressaisit vivement.

— C’est dangereux surtout pour le cœur, insinua-t-il.

— Pour le cœur ? s’étonna Uni.

— Oui, ça le trouble, ça l’agite…

— Mais non. Le mien est bien tranquille.

Elle prit la main de Jérôme, la posa contre sa poitrine.

— Ne trouvez-vous pas ?

— Heu…

— Il faut beaucoup de l’entraînement, vous savez. Montrez le vôtre comme il bat.

A son tour, elle appuya sa main sur le cœur de Jérôme.

— Oh ! fit-elle effrayée, c’est un terrible agitement.

— Ah ! c’est que…, fit Jérôme perdu d’émoi.

— Vous n’avez pas l’habitude.

— Justement.

— Hé bien ! nous voudrons prendre le repos maintenant, en mangeant des smœrrebrœd.

Elle se débarrassa de ses skis et pénétra avec lui dans le châlet-restaurant.

Ils y retrouvèrent Axel et sa fiancée joyeusement attablés devant des pots de bière. Toute une jeunesse au teint animé, excitée par le sport, y buvait et mangeait avec allégresse.

Uni arracha Jérôme à Gerda qui s’obstinait à lui tenir des discours en provençal. Elle choisit à une sorte de buffet plusieurs petits plats, tout préparés, qu’elle disposa sur une table devant laquelle elle s’assit auprès de lui.

Elle était rêveuse ; elle mangeait sans dire un mot et d’un air préoccupé. Elle s’interrompit pour aller mettre à sécher les gants de Jérôme et les siens près d’un poêle, autour duquel d’autres gants fumaient.

— Je veux demander à vous quelque chose, dit-elle quand elle revint.

— Demandez.

— N’êtes-vous pas marié dans la France ?

— Moi ? s’exclama Jérôme avec indignation. Mais non, je ne suis pas marié.

Elle étendit du beurre sur une feuille de galette.

— Je croyais que vous êtes marié, reprit-elle au bout d’un moment.

Elle retomba dans un silence dont Jérôme avait toutes les peines du monde à la faire sortir. A la chaleur de la salle qui lui défigeait le cerveau, il se ranimait. Il la plaisantait sur cette idée qu’elle avait qu’il pût être marié à son âge. Il s’étonnait qu’Axel songeât si jeune à épouser Gerda.

— Mais, dit Uni, il a déjà vingt ans.

— Et elle ?

— Dix-huit ans, comme moi.

— C’est prodigieux !


— Allons, dit Uni quand ils eurent terminé un souper maussade, il faut faire le retour maintenant.

— Nous n’attendons pas Axel ?

— Il a Gerda.

— Ils reviendront seuls ?

— Mais oui, bien sûr.

— Nous aussi, remarqua-t-il.

Cette réflexion rendit à Uni sa gaîté.

— Oh ! nous, ce n’est pas la même chose.

— C’est vrai, dit Jérôme, ce n’est pas la même chose.

Ils retrouvèrent l’auto. Uni se ganta, tourna la manivelle, se remit au volant et lança la voiture à vive allure sur le chemin de Christiania.

Désinvolte, les reins enfoncés dans le cuir du siège, les cheveux au vent, elle caressait le volant du bout des doigts, passait les tournants en coup de fouet ; aux carrefours, elle n’hésitait pas, piquait droit sur la bonne route, comme un pigeon sur son pigeonnier. Elle laissait derrière elle une poussière de neige ; elle massacrait un paysage de conte d’amour dans un vacarme de moteur, de klaxon, de pneus chaînés.

Aux premières lueurs de la ville, Jérôme se retourna, regarda avec désespoir ces forêts qu’ils quittaient, ces étoiles inutiles, tant de beauté gaspillée.

— Ah ! dit-il, Axel et sa fiancée ne reviendront pas aussi vite.

Il imaginait les deux jeunes gens portés par leur petite voiture silencieuse, ne perdant pas une occasion d’en ralentir la marche, de s’arrêter, de s’embrasser dans l’ombre complice.

— Peuh ! fit Uni avec dédain, je pense pareil que vous : ces électriques machines n’avancent pas.

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