Jérôme 60° latitude nord
XIII
— …
— Allo, oui, lui-même.
— …
— Vous ! oh ! vraiment, c’est vous, votre vraie voix, votre voix à vous ?
— …
— Ce qu’il y a d’extraordinaire à cela ? Hé bien ! mais une voix de jeune fille qui entre dans ma chambre, le matin, quand je suis à peine éveillé, est-ce que cela ne tient pas un peu de l’irréalité ?
— …
— De votre lit ?
— …
— Parce que… parce que rien.
— …
— Oui, c’est demain Noël, je le sais. Je sais aussi que vous souperez ce soir autour d’un sapin constellé, que vous poserez vos souliers devant la cheminée, les plus gros, les snow-boots.
— …
— Vous dites cela, mais on y croit tout de même un peu, ne fût-ce que pour être sa propre dupe. C’est si bon de se duper !
— …
— Ça, je ne le savais pas. Hé bien ! si les restaurants sont fermés, aujourd’hui, je vivrai d’eau claire et d’a…, de…, de cigarettes.
— …
— Non, vrai ? Vrai de vrai ? Comme c’est gentil ! J’ai peine à croire que ça soit vrai.
— …
— Drôle ? Non, je ne suis pas drôle. J’ai seulement peur de la réalité quand elle est trop près du rêve… Je ne suis pas encore tout à fait réveillé.
— …
— Si, si, je le suis assez pour ne rien oublier : ce soir, à 10 heures, dans le petit chemin de gauche…
— …
— De droite ? Ah ! oui, de droite. Dans le petit chemin de droite, ce soir, à 10 heures.
Jérôme sauta hors de son lit, bondit vers la fenêtre, tira les rideaux.
Dans la pâle lumière de midi, la ville avait cessé de vivre ; plus un bruit, plus un mouvement. La Karl Johansgate, avec ses jardins vides, ses monuments inanimés, offrait le spectacle d’un emplacement d’exposition, un lendemain de clôture. Un passant attardé, comme honteux d’être dehors, longeait les murs ; un dernier rideau de boutique était abaissé dans un grand fracas.
C’était Juleaften, c’était veille de Noël.
Chacun avait terminé ses emplettes, porté à la poste ses cartes ornées de houx, de sapins et de vœux, dressé dans son salon l’arbre aux bougies roses, aux cheveux d’ange, garni sa table de lourdes viandes, d’oranges éclatantes, de gâteaux filigranés.
Les magasins dépouillés de leurs corbeilles de muguet, de leurs étuis à cigarettes, de leurs ours en peluche, de leurs phonographes de poche, attestaient les prodigalités de chacun pour chacun et que l’amitié, là comme ailleurs, ne répugnait pas à s’entretenir par des petits cadeaux.
L’étranger, ce jour-là, se sent abandonné de tous : de l’hôtel, garçon d’étage, sommelier, portier avaient disparu ; ils étaient en famille où, renversés sur leur chaise, ils mangeaient de la cuisine bourgeoise et faisaient danser leurs enfants sur leurs genoux ; de leur devanture, les agences de voyages, succursales imagées de la patrie lointaine, avaient supprimé leurs châteaux de la Loire, leurs Rivieras ; de leur vitrine, les libraires leurs Barbusse, leurs Gide ; de leur éventaire, les kiosques à journaux leurs Figaro.
La France en exil s’était réfugiée dans une chambre d’hôtel ; elle se trouvait là avec sa douceur de vivre, ses bords de Loire et sa Côte d’Azur, comme avec ses bijoux une dame que la révolution chassa ; elle était tout entière dans une carte illustrée de Langeais, dans une botte de mimosa, dans la chanson légère que Jérôme brodait sur des réminiscences de romance populaire :
Uni avait dit : « J’apporterai à vous un souper de Noël pareil qu’aux oiseaux… »
« Pareil qu’aux oiseaux… » s’attendrissait Jérôme, en savonnant sa barbe.
Elle avait dit aussi : « Vous auriez devenu mort de la faim, sûrement. Vous n’avez pas la pratique, jamais. »
La pratique… la pratique… Non, bien entendu, il n’avait pas la pratique d’un pays qu’il habitait depuis un mois, mais il avait celle de son pays, à lui, d’après quoi il était constant que la nuit de Noël favorisait les choses de l’amour, et qu’un rendez-vous donné cette nuit-là était déjà presque un aveu.
« Vous n’avez pas la pratique… »
— Hé bien ! oui, j’aurai la pratique !
Il dit et se tailla la joue d’un coup de rasoir.
Mais, que faire jusqu’au soir dans cette ville morte, sinon tuer le temps, ajouter un cadavre de plus à ceux déjà gisants du bruit, du mouvement, du négoce ? Le temps a la vie dure. Pour en venir à bout, il prit un feuillet blanc, une plume, mais l’encre, vingt fois renouvelée, vingt fois s’évapora avant qu’aucun mot ne s’y fût désaltéré. Il aurait voulu écrire un petit billet qu’il eût glissé dans la main d’Uni, au cas où ils auraient été surpris, séparés. Les mots ne venaient pas : depuis le temps qu’il les méditait, ils avaient pris racine dans son cœur.
Il sortit. Les couloirs, l’escalier, le hall étaient déserts. Quand il fut dehors, il mit le pied gauche devant le pied droit, le droit devant le gauche, et persévéra dans cet exercice jusqu’à l’épuisement.
Les rues centrales de Christiania, ville dix fois brûlée, sont banales et ennuyeuses comme du provisoire. Vouées à l’incendie, elles ont le morne aspect des victimes résignées. Les unes mènent au port, d’autres à la gare, d’autres au cimetière, qui est un port et une gare. Toutes, ce jour-là, menaient au néant.
Il fallait, pour découvrir un peu de vie, gagner le quartier de Briskeby, qui a des maisons blanches dans des jardins crépusculaires et des moineaux qui faisaient un bruit d’ailes dans le silence de la cité. Ils volaient d’une porte à l’autre, très affairés, car, au seuil de chacune, ils trouvaient une petite botte d’avoine disposée là pour leur réjouissance : c’était le Juleneg, la gerbe de Noël.
« Pareil qu’aux oiseaux… Voilà, se disait Jérôme, moi aussi, j’aurai mon avoine, ce soir. »
Mais le temps a la mort lente. Il faisait nuit noire ; il était trois heures.
Jérôme regagna l’hôtel, changea de cravate, ouvrit la traduction anglaise d’un roman de Clara Berg dont le nébuleux héros, né sur les rives du Dnieper, était marchand de bonheur et laissait derrière lui un sillage de ruines, ferma le livre pour ne pas voir mourir de désespoir une Finlandaise de 18 ans, s’étendit sur son lit et s’endormit. Il avait trouvé le meilleur moyen de tuer le temps.
Tuer ?… Pas tout à fait : anesthésier, et garder le droit au rêve. Mais ne dépouillons pas ce dormeur.
Bien avant l’heure du rendez-vous, Jérôme se mit en route. Il y avait loin de l’hôtel à la maison Krag par le Drammensveien solitaire, par les trottoirs bossués de glace, par le froid qui durcissait le sang. Mais sa démarche était légère ; le bruit de ses pas sur la route sonore battait le mur des maisons ; son imagination le précédait comme une fanfare. Il marchait à travers un monde de tableaux littéraires. Ce n’est pas par des voies ordinaires que l’on s’achemine vers le rendez-vous d’une jeune fille, c’est par la prairie de Chloé, la forêt d’Iseult, le jardin de Marguerite, le balcon de Juliette.
Quand il fut aux abords de la maison, il se glissa dans l’allée convenue, marchant sur la pointe des pieds, retenant son souffle, prenant dans cet endroit capitonné de neige des précautions de cambrioleur.
Des rires, des éclats de voix traversaient les volets ; des chocs de vaisselle réveillaient sa faim. Mais l’onglée qui l’amputait des doigts, des oreilles et du nez le distrayait de lui-même ; il n’était plus qu’un cœur ouvert aux promesses de la nuit.
Adossé à une barrière, immobile par crainte de faire crier la neige, il guettait le bruit, la lueur, le signal qui s’adresseraient à lui. De temps en temps, un rire frais franchissait les buissons, se plantait en lui comme un trait ; les autres passaient à côté, se perdaient misérablement dans l’obscurité.
« Elle n’ose pas s’échapper », pensait-il.
Il maudissait ces gens assis autour d’une table, qui formaient une chaîne à laquelle Uni était liée. Ils avaient les joues en feu, les yeux gonflés, le souffle court. Ils suaient la bière, puaient le cigare. Lui, le pâle, le chevalier ténébreux, lui, l’attendu, le désiré…
— Hello !… fit une voix joyeuse.
Une fenêtre du rez-de-chaussée venait de s’ouvrir, vivement éclairée. Uni apparut sur le fond lumineux, tournant la tête à droite, à gauche.
Épouvanté de la clameur de cette imprudente, Jérôme répondit par une petite toux.
— Êtes-vous là ? reprit la voix. Je veux venir aussitôt.
Il tremblait. « Quelle idée de parler si fort ! Elle va nous perdre. »
Il se faisait ombre dans l’ombre, pieu dans la barrière, comme un malfaiteur que va trahir l’étourderie de son complice. Mais, au fond de lui, il prenait un plaisir aigu à ce danger, il souhaitait d’être épié par la duègne, suivi par le jaloux, menacé par le guet. La peur est une récréation de la volonté, la dilection des faibles.
En un instant, elle fut là, la complice, enveloppée d’un lourd manteau, les pieds dans des bottes fourrées, les bras chargés de victuailles.
— Voilà, dit-elle, il y a les smœrrebrœd, les petites saucisses, les raisins sèches, tout cela qu’il faut pour que vous ne mourez pas de la faim.
Jérôme ne se hâtait pas de l’en débarrasser. Le geste de tendre la main vers Uni pour en recevoir de la nourriture lui paraissait difficile à faire.
— J’accepte, dit-il enfin, mais nous partagerons. Venez. Allons plus loin. Nous ne pouvons rester ici ; c’est d’une imprudence !
— Oui, dit-elle, la neige est si froide ce soir. N’avez-vous pas les snow-boots ?
— Chut ! pas si fort…
— Vous pouvez venir à la vérandah ; c’est moins froid pour manger.
— A la vérandah ? chuchota Jérôme. Vous n’y pensez pas. Gagnons plutôt le fond de l’allée.
Elle éclata de rire. Jérôme fut atterré. Il pensa que tous les chiens du voisinage allaient aboyer, donner l’éveil à la famille.
Il prit la jeune fille par un coude, l’entraîna. Au bout de quelques pas, ils durent s’arrêter : dans cette venelle, la neige accumulée leur barrait le chemin.
Uni rit de plus belle.
— C’est une drôle salle à manger ici.
— Chut ! vous allez nous trahir.
Il parlait, les dents serrées, d’une voix sombre. Tout son maintien avait un air fatal.
— J’ai une idée, reprit Uni. Nous allons dans le garage, nous faisons une table avec les caisses du pétrole.
— Je me soucie bien de manger, soupira Jérôme.
Quelle perspective, ce tête-à-tête sur des bidons d’essence, une nuit de Noël, en Norvège !
Des flocons de neige commençaient à voleter, brodant le thème de leurs jeux légers sur l’enchantement de l’heure.
— Voilà le mauvais temps, dit Uni. Venons au garage.
— C’est si joli, dit Jérôme, ces flocons de Noël. Dans mon pays, on les appelle du duvet d’ange.
— Oui, mais c’est mauvaise neige pour le sport. Je n’aime pas les plumes d’ange. Venez.
Il la suivit à travers le jardin, tremblant d’être vu, maudissant l’idée qu’avait eue son amie de l’enfermer dans cette baraque en planches.
— Vous serez très bien, dit-elle.
Elle déposa les sandwiches entre les mains de Jérôme, courut vers la maison, revint avec des assiettes, un couvert, une serviette, dressa le tout sur deux caisses juxtaposées de la Vacuum Oil Cy Ltd.
Ensuite, elle alluma les phares de l’auto.
— Que faites-vous, malheureuse ? s’écria Jérôme.
— Je donne la lumière de gala.
Dans son affairement, elle avait quitté son manteau. Elle se dépensait comme une servante, passant et repassant devant les faisceaux lumineux qui se brisaient sur le bleu de sa robe et projetaient ses mouvements en grands morceaux d’ombre mobiles sur les arbres du jardin.
Quand le souper fut disposé, elle regarda Jérôme.
— Je suis contente, dit-elle, j’aime que vous êtes heureux le soir de Noël.
— Hélas, dit Jérôme, je ne le suis pas comme je voudrais.
— Vraiment ? fit-elle. Vous êtes fâché que vous ne soupez pas dans la maison avec nous. Vous savez, maman n’avait pas mis l’oubli sur vous, mais elle ne pouvait pas vous asseoir à la table de Juleaftem.
— Elle a eu raison.
— Oh ! une raison très antique. Maman est fermée à clé sur la coutume de Noël : c’est la fête de la famille. Et vous, vous n’êtes pas dans la famille. C’est un dommage.
— Un dommage ? fit Jérôme.
— Oui, parce que vous seriez été avec Axel, Gerda, le ministre, tout le monde qui rit, qui lève le verre. Aussi avec moi…
Elle prononça ces derniers mots d’une voix où il passait comme un regret.
Jérôme n’écouta pas davantage. L’heure était venue. Cette âme fermée s’entr’ouvrait et tout était possible.
Il se jeta vers l’auto, éteignit la lumière des phares. La pièce ne fut plus éclairée que par la lueur laiteuse de la neige du dehors.
— Uni, dit-il à voix basse.
— Oui, dit-elle, je suis ici. Prenez garde de la table et du bouteille.
Il s’approcha, la saisit par les poignets.
— Je vous aime.
— Oh ! fit-elle en sursautant. Comment vous dites ?
— Je vous aime, Uni.
— Oh ! répéta-t-elle.
— Je vous aime, Uni, poursuivit Jérôme en la maintenant. Ma vie est à vous.
Elle dégagea vivement ses poignets.
— Votre vie ? dit-elle. Alors, vous voulez que je suis votre femme ?
— Oui, répondit Jérôme éperdu, je veux tout ce que vous voudrez.
Elle se tut.
Des flocons de neige pénétraient en voltigeant dans le garage. De temps en temps, un moineau attardé au festin de l’avoine, en regagnant son gîte, faisait choir d’une branche un paquet de neige ; on entendait : plof ! et le jardin retombait dans le silence.
— Uni, insistait Jérôme, dites-moi que vous m’aimez.
Elle jouait avec le bouchon du radiateur de l’auto qu’elle dévissait, revissait. Jérôme, penché sur le capot, cherchait dans la demi-obscurité à lire une réponse sur ses traits.
— Oui, dit-elle enfin, oui j’aime de vous voir, de rire avec vous, de faire la boxe ; j’aime de tomber avec vous sur les skis, de porter ici le souper de Noël, mais…
— Mais ?
— Je ne pensais pas cette chose.
— Cette chose ? questionna Jérôme, la gorge sèche.
Il y eut un silence. Le bouchon du radiateur grinçait dans son pas de vis.
— Oui, dit-elle, d’être votre femme. Comment, c’est possible que vous m’aimez si vite comme ça ?
— Si vite !
— Cher garçon, ce n’est pas une très vieille chose. N’est-ce pas, comme vous appelez ça, le coup de tonnerre ?
— Mais, je vous aime depuis que je vous connais, Uni.
Elle s’était éloignée de lui, allait et venait le long de la voiture. Son visage avait pris un air grave que Jérôme ne lui connaissait pas.
— C’est tard de dire ça maintenant, fit-elle, les yeux baissés.
— Ne le saviez-vous donc pas ?
— Je sais seulement que vous m’avez dit une parole attractive, le premier jour, aux sports de Holmenkollen. Et puis après, c’était fini de vous : toujours des paroles fuyeuses.
Jérôme l’écoutait, stupéfait.
— Je pensais en dedans de moi : « Il est marié dans la France. » — « Mais non », vous avez dit. Alors, j’ai eu la peur que je n’étais pas assez plaisante pour vous ou pas assez forte à la boxe. J’ai pensé aussi que vous étiez amoureux sur Lena Larsen qui a les manières pareilles que les femmes françaises.
Elle s’interrompit, cueillit un long stalactite de glace qui pendait au toit du garage, le brisa sur le sol.
— Je la déteste, Lena Larsen, dit-elle les dents serrées.
Elle reprit :
— Et puis, vous aimez moi si soudain ce soir. C’est la façon comme on n’a pas en Norvège.
Jérôme lui saisit de nouveau les mains.
— Mais vous, Uni, m’aimez-vous ?
— C’est difficile de dire maintenant.
Il était au désespoir. Les réticences d’Uni, son air préoccupé le déroutaient. Le phonographe dans la maison se mit à tourner un air de danse ; on entendit des rires. Uni sursauta.
— Il faut, dit-elle, que je vais danser. Et vous, il faut que vous soupez. Adieu. Bon nuit.
— Uni, suppliait Jérôme, ne partez pas. Répondez-moi. M’aimez-vous ?
Elle le regarda dans les yeux.
— Je veux dire ça au téléphone demain.
Et elle s’enfuit vers la maison.