Jérôme 60° latitude nord
II
Il ne faut pas accorder de crédit aux récits que fait l’auteur des Cinq Sens. C’est un écrivain excessif. Bergen ne portait aucune trace des ravages de la peste, dont il a fait une description affreuse. A peine le centre de la ville était-il encore désert ; mais c’était, disait-on, une conséquence de l’incendie de 1915.
Dès que Jérôme eut mis le pied sur le débarcadère, il fut séparé de Mlle Hansen et de son compagnon par un groupe de journalistes qui le harponna, l’entraîna dans les bureaux de la douane, le somma de rédiger un manifeste au peuple norvégien. Mais comme les uns le désiraient radical, les autres national, Jérôme profita de leurs dissentiments pour s’échapper, sauta dans une auto, scrutant vainement les rues où les deux disparus avaient dû s’engager. Après avoir parcouru la ville en tous sens, il échoua à l’hôtel, où les journalistes, qui l’avaient devancé, l’interpellèrent au saut du marchepied sur la musique des Six, la dernière manière de Picasso, la chorégraphie des Mariés de la Tour Eiffel, les effectifs français en Rhénanie, enfin sur lui-même.
Accablé par la disparition de la jeune fille du Jupiter, Jérôme se prêtait sans plus de grâce aux questions des serviteurs de l’opinion qu’à l’objectif des photographes. Il distribuait aux uns des réponses d’un ordre universel où, par un jeu d’association d’idées purement protoplasmique, partant de Darius Milhaud il arrivait à l’Homme et son Désir par l’itinéraire d’Ossendowski, au Bœuf sur le toit par l’Inde, Mahatma Gandhi et la rive gauche du Rhin ; il offrait aux autres un visage d’un ordre particulier, déformé par le souci dans un sens vertical.
Une correspondance volumineuse attendait Jérôme à l’hôtel : M. Peter Petersen, armateur, le priait de lui faire l’honneur de visiter ses Marie Laurencin ; M. le Directeur du Musée, sa rétrospective du douanier Rousseau ; M. le Directeur du Théâtre l’invitait à une répétition de Maison de Poupée dans des décors de Fernand Léger.
Un cartel de pêcheurs de morue vint solliciter son avis sur les retards apportés à l’avènement du communisme en France ; une délégation d’officiers et soldats l’entretint du désarmement universel, et des larmes coulaient sur les joues de ces braves quand ils prononçaient les noms de Doriot, de Vaillant-Couturier ; des dames aux traits énergiques lui remirent une pétition en faveur du droit de vote pour les femmes françaises, portant les signatures des vingt mille électrices du district de Bergen.
Jérôme qui, pour l’instant, n’avait d’idée bien nette que sur la cruauté du sort, leur répondait par des paroles tirées des prophètes qui produisaient le meilleur effet. Et, comme le directeur de l’hôtel lui annonçait avec une gravité inclinée la « Ligue pour la revision des lois anti-alcooliques », il prit la fuite par les cuisines et alla rôder aux alentours de la gare dans l’espoir d’y rencontrer celle qu’il cherchait.
Il y apprit que le train pour Christiania était parti depuis une heure, qu’il n’y en aurait pas d’autre avant le lendemain matin.
On pourrait penser que cette aventure avec une jeune passagère de paquebot n’était qu’une réédition de celle de Fleet street avec une passante, c’est-à-dire de l’espèce de ces rencontres stériles de quai de gare, de porte-tournante de restaurant, où telle femme à peine entrevue, aussitôt perdue, apparaît comme l’objet idéal qu’on désire depuis qu’on est en âge d’aimer, noyau de cristallisation composé de « si j’avais su », de « j’aurais dû », mais, comme les cristaux, sans vitalité et bien vite arrêté dans sa croissance. Ce serait mal connaître Jérôme.
Du choc qu’il avait reçu la veille sur le pont du Jupiter il gardait une meurtrissure, dont il souhaitait, par une sournoise complicité avec les faiblesses de sa nature, qu’elle s’étendît, qu’elle l’envahît. Il passa le reste de la matinée à errer à travers Bergen, en quête de la moindre impression qui pût raviver sa blessure. Il dévisageait les femmes, découvrant en celle-ci le bleu des yeux d’Uni, en celle-là le rouge de ses lèvres, mais le regard, le sourire, quelles misérables contrefaçons ! Il écoutait le son de leur voix : aucune n’était dans le ton.
Quand il fut las de poursuivre de vaines et partielles ressemblances, il se mit en quête de la Norvège avec la passion d’un archéologue s’attaquant aux secrets d’un hypogée. A peine commençait-il des recherches qui s’annonçaient laborieuses qu’il tomba sur Einar Magnussen, lequel s’empara de son bras et ne le lâcha de la journée.
Le lendemain matin, par la faute de la « Ligue pour la revision des lois anti-alcooliques » qui ne voulait pas le laisser partir avant d’avoir obtenu son agrément à sa nomination de membre d’honneur de la ligue, il arriva au train juste à temps pour sauter dans le compartiment où Magnussen l’appelait à grands gestes.
— Voilà une belle cascade, dit-il au bout d’un instant.
Le train, s’éloignant de Bergen, pénétrait dans un de ces paysages de keepsake où l’on voit, gravée sur acier, une dame en robe d’organdi, qui se promène, un alpenstock à la main, parmi des montagnes excessivement pittoresques.
— Elle est de 30.000 chevaux, jeta Magnussen en soufflant avec fierté la fumée de son cigare.
— Ah ! fit Jérôme qui prenait la houille blanche pour de l’eau.
— … et au capital de Krone cinq millions, poursuivit cet homme impitoyable.
« Je ne parlerai plus à ce publiciste, se dit Jérôme. Il met les chutes d’eau en portefeuille. »
Et il songeait à Mlle Hansen, si sensible aux spectacles de la nature. Hélas ! la retrouverait-il jamais dans ce pays couvert de forêts, hérissé de montagnes, d’ailleurs envahi par la neige ? Ses regards plongeaient dans les ravins, fouillaient les clairières. Tel était l’état d’exaltation imaginative, où il vivait habituellement, que la pensée de la jeune fille, égarée dans des gorges sauvages, lui venait plus naturellement à esprit que la probabilité de la rencontrer dans le train. Il fallut que le désir d’éviter la conversation terre à terre de Magnussen le poussât à faire un tour dans les couloirs pour que cette miraculeuse rencontre se produisît.
Car c’était bien elle, Uni Hansen, qu’il aperçut au moment où il passait d’un wagon dans l’autre. Et c’était si bien elle qu’il recula jusqu’au soufflet pour prendre le temps de s’adapter à cette soudaine réalité. Quand le bouillonnement de ses idées se fut calmé, il résolut de ne pas laisser échapper cette seconde occasion qu’il avait de faire entendre son amour à Mlle Hansen. Il établit son plan d’attaque. Quoiqu’il ne fût pas novice sur ce point, il balançait, dans son soufflet, entre deux manières : l’aveu brutal ou l’insinuation. Après en avoir référé à ses souvenirs d’Ibsen, où il ne découvrit aucun Français qui fût amoureux d’une demoiselle norvégienne et tînt à le lui déclarer dans un wagon de chemin de fer, il estima qu’avec une Nordique il valait mieux procéder par allusion, symbole et métaphore, et qu’un incident de voyage, un aspect du paysage lui offriraient l’occasion d’un aveu.
Restait le compagnon d’Uni, à supposer qu’il fût avec elle dans le train.
« Qui peut bien être celui-là ? se demandait Jérôme avec la désinvolture d’un homme certain de réussir dans une entreprise. Un fiancé ? Un flirt ? Un parent ? »
Un parent ? Il s’assurerait sa sympathie. Un flirt ? Peuh ! il le neutraliserait. Un fiancé ? Eh bien !… un fiancé ?… Heu… Un fiancé ?… Diable !
Ce fiancé barrait soudain la route à son audace. Et, pour réfléchir plus commodément, Jérôme rebroussa chemin, gagna son compartiment.
— Monsieur, demanda-t-il à Magnussen, me direz-vous comment les jeunes filles de ce pays entendent l’amour ?
— Entendent l’amour ? répéta Magnussen. Hé bien ! en y prêtant l’oreille.
Il partit d’un grand éclat de rire.
— Je veux dire, reprit Jérôme, est-ce qu’elles l’écoutent volontiers ?
— Absolument oui, quand c’est le fiancé qui parle.
— Le fiancé ?…
— Vous savez, c’est la tradition ici : on s’aime, on se fiance.
« Cet homme doit avoir des filles », se dit Jérôme.
Puis à haute voix :
— C’est, à peu de chose près, le sentiment des parents français ; mais il n’y paraît guère dans la pratique car, pour les jeunes filles, ce n’est pas quand elles sont fiancées qu’elles écoutent le plus passionnément celui qui leur parle d’amour.
Jérôme exprimait là une opinion d’un tour purement romanesque : il savait bien que les demoiselles de Langeais ne donneraient pas le bout de leur doigt à baiser sans qu’on y eût passé l’anneau des fiançailles. Mais, dans son esprit, pour que les jeunes filles valussent qu’on s’y arrêtât, il les fallait pathétiques comme Hermione, touchantes comme Junie, fatales comme Juliette, en un mot théâtrales. Et ce n’était pas ce qui le surprenait le moins dans son aventure du Jupiter que sa vie fût bouleversée par une jeune fille qui préférait Jack London à Musset.
Cependant le train courait sur les flancs d’une montagne difficile, se mouvait sourdement dans un couloir de neige, passait d’un tunnel à l’autre, inscrivant dans l’œil des voyageurs les traits noirs, les espaces blancs d’un langage Morse, auquel Jérôme s’en remit finalement pour décider de son sort : il se jura qu’au signe de la lettre U, — deux tunnels courts, un tunnel long, — il rejoindrait Uni Hansen.
— Mes filles qui ont habité Paris, disait Einar Magnussen, m’ont affirmé que les jeunes hommes les courtisaient, leur cherchaient même des baisers, sans leur parler mariage. C’est une coutume curieuse et véritablement difficile à accommoder à une société démocratique.
« Un long, un court, » notait Jérôme, trop absorbé par les tunnels pour suivre Magnussen.
— Songez, Monsieur l’auteur, que la femme a chez nous, en amour, comme en toutes choses, des droits égaux à ceux de l’homme. Je dirai même qu’en raison des nobles risques de la maternité…
— U !… s’écria Jérôme, comme le train sortait d’un tunnel interminable.
Il bondit hors du compartiment, bouscula le contrôleur, franchit le soufflet, pénétra dans le wagon voisin et aperçut Mlle Hansen, toujours à la même place dans le couloir, le dos tourné au paysage, attentive à délivrer de sa tunique argentée une croquette de chocolat.
— Ah ! Mademoiselle, fit-il tout essoufflé, comme votre pays est beau ! Ces chaos de rochers, ces sapins… Ah ! ces sapins…
— Oui, dit Uni Hansen toute à sa minutieuse besogne, il y a beaucoup des pierres et des arbres.
— Et puis ces tunnels qui écrivent sur le flanc des montagnes des U, des J… Mais je ne vous ai pas demandé de vos nouvelles. Vous allez bien depuis cette belle soirée ?…
— Belle ! fit-elle en riant. Je n’ai pas trouvé ainsi. J’étais tellement malade !
— Mon Dieu, vous avez été souffrante ?
— Oui, le mal de la mer. Et j’ai resté dans le lit hier tout le jour. Mais, je vous prie, acceptez un de ces croquets de chocolat. Ils viennent depuis Lausanne. C’est mon amie Margaret qui me les a fait cadeau au perron du départ, avec tout le pensionnat qui était là. Elle avait beaucoup du chagrin, elle jetait des soupirs pareils que la locomotive.
Jérôme prit un chocolat, le croqua, fit des mines de gourmet.
— Il est à la noisette, dit-il, j’adore ça.
Il eût été au savon qu’il ne l’en eût pas moins adoré. Et pour se mettre à l’unisson des sentiments de la jeune fille, il se donna un air mélancolique, gagna par un souterrain le quai de Lausanne, se joignit aux pensionnaires.
— Pauvre Margaret ! fit-il dans un soupir.
— Oh ! je ne la reverrai jamais. Elle est fiancée avec un officier dans les Indes. Il faut mettre l’oubli sur elle et manger son chocolat.
— C’est ça, approuva Jérôme, il faut oublier Margaret.
Il aurait bien voulu lui demander si elle n’était pas fiancée, elle aussi, car s’il oubliait Margaret d’un cœur si léger, il n’oubliait pas son rival, dont il venait d’apercevoir par la portière du compartiment le profil détesté penché sur un magazine.
— Mademoiselle, commença-t-il…
Il ne pouvait se décider à poser la question, l’avalait quand elle venait à ses dents, se donnait des délais, comptait jusqu’à dix, puis de dix à un. Il prolongeait sa lâche et délicieuse ignorance.
« Je pourrais, se disait-il, la prier de me présenter. Mais de quoi aurais-je l’air ? »
Il guettait, à travers les vitres, une montagne symbolique, quelque assemblage de roches allégorique, un aspect de la nature qui la mît sur la voie de son tourment, lui fît comprendre qu’il l’aimait et qu’il était jaloux.
Il maudissait la neige de masquer le visage des choses, le ciel d’être sans nuage.
Enfin, avisant une cabane posée à la lisière d’un bois :
— Voilà une chaumière, dit-il. En France, quand nous rencontrons une chaumière, nous pensons au cœur que nous voudrions y abriter.
Il se trouva romance au dernier degré, rougit de sa déchéance, se crut perdu.
— En Norvège, dit Mlle Hansen, ils sont pour les chasseurs. On construit ces petites huttes avec les troncs du sapin et on glisse la mousse entre pour empêcher le vent qu’il passe. Mon père avait plusieurs huttes dans les forêts de Namdalen pour chasser les élans.
— Les élans, dit Jérôme, qui songeait à ceux de son cœur, j’en connais qu’on ne chasse pas facilement.
— Vous dites exactement. Les plus rusés échappent à l’affût et passent ici où on ne les attend pas.
— Hélas ! soupira Jérôme, ils font comme ceux dont je parle.
Uni Hansen gardait un front serein sous les à-peu-près désespérés de Jérôme.
— Mademoiselle, demanda-t-il d’un ton de très vif intérêt, accompagnez-vous Monsieur votre père dans ses chasses ?
— Non, répondit-elle ; maintenant mon père habite dans l’Afrique et il chasse la baleine dans la mer du Congo.
— Du Congo ! s’exclama Jérôme. Qu’est-ce que les baleines vont donc faire si loin de leurs mers natales ?
— Je ne sais pas, dit-elle. Mais mon frère vous dira cette chose.
Elle se pencha vers le compartiment et appela :
— Axel, tu veux dire à ce monsieur français cela que les baleines vont faire sur le Congo où papa les chasse ?
— Leurs petits, répondit le jeune homme au magazine.
— C’est leurs petits qu’elles vont faire, répéta-t-elle à Jérôme qui ne l’écoutait plus.
Axel, son frère !… Chères baleines ! Chers petits des baleines !
Cher Axel ! quel garçon sympathique, et intelligent ! En savait-il des choses ! Le Congo, la parturition des cétacés… Jérôme voulait lui sauter au cou, le serrer dans ses bras, le tutoyer, l’inviter pour le soir même au Café de Paris, lui confier son argent, ses secrets, son amour pour Mlle Uni.
Il s’approcha de lui, lui prit les deux mains.
— Monsieur dit-il, quelle jolie cravate vous avez !
Mais c’était la sœur qu’il trouvait jolie.
Elle vint s’asseoir auprès d’eux, prit une cigarette dans l’étui de son frère, l’offrit à Jérôme, en prit une seconde, les alluma et dit :
— C’est le caporal, je préfère lui que tous les autres.
— Moi aussi, fit Jérôme qui ne fumait que des tabacs doux.
— Elle est dans les couleurs de mon club, expliquait Axel Hansen répondant au compliment de Jérôme.
Il se plongea de nouveau dans sa lecture.
— Ah ! Mademoiselle, s’écria Jérôme, Monsieur Axel est donc votre frère ! Si je l’avais su plus tôt, j’aurais passé sur le Jupiter la plus belle soirée de ma vie…
Mlle Hansen l’écoutait en répandant par ses minces narines des nuages de fumée.
— … et je n’aurais pas connu cette affreuse solitude du cœur…
— Je comprends, dit la jeune fille, vous n’aviez pas un ami pour boire ensemble.
— C’est cela même, fit Jérôme avec enthousiasme.
« Quelle innocence, se disait-il, quelle fraîcheur d’âme ! »
Il courut vers son compartiment, prit ses valises.
— Excusez-moi, dit-il à Magnussen, j’ai retrouvé un de mes bons amis et sa sœur ; ils insistent pour m’avoir auprès d’eux.
Il rejoignit ses bons amis, apprit qu’Axel Hansen était secrétaire de l’armateur B. J. Stav, qu’il revenait de Londres, où il avait traité des affaires d’affrètement, qu’il sautait 32 m. à skis, qu’il s’entraînait pour les 40 m.