Jérôme 60° latitude nord
VII
Le soir de ce jour-là, Jérôme, courbaturé par ses efforts sportifs et l’esprit tout rempli de spéculations amoureuses, assistait à un dîner magnifique offert en son honneur par son ami Einar Magnussen, directeur du Dagbladet.
Bien qu’il y eût des dames, c’était un dîner d’hommes. On fumait, on riait haut, on parlait d’abondance. On se faisait des politesses de boisson. Quelques convives s’exprimaient en français et, par égard pour l’hôte de Magnussen, donnaient à la conversation un tour littéraire qui ne laissait pas d’embarrasser Jérôme sur bien des points.
Il avait pour voisine Mme la bourgmestre de Hvalstad, dame socialiste et sans beauté, qui refusait le vin que Jérôme lui offrait. Cette personne faisait grand cas de Jules Vallès dont elle disait qu’il était un des rares Français ayant eu des idées vraiment démocratiques.
— Mais, fit-elle en s’adressant à Jérôme, Vallès n’était-il pas membre de la Commune, communiste ?
Jérôme, la pensée perdue vers la piste blanche où fuyait son amie et gardant juste assez de présence d’esprit pour ne pas planter sa fourchette dans l’assiette de sa voisine, souriait aux sourires qu’il rencontrait, hochait la tête aux questions qu’on lui posait et répondait à l’admiratrice de Vallès :
— Oui, oui, communiste, en effet…
— Ah ! Monsieur, lui demanda la bourgmestre en le regardant longuement, êtes-vous communiste ?
— Je ne sais pas encore, dit Jérôme qui se demandait si Uni avait des idées politiques.
Il expliqua qu’il était de Langeais, en Touraine, que c’était une petite ville paisible où les fabricants de rillettes ni les vignerons ne songeaient jusqu’à présent à distribuer les produits de leurs travaux à la communauté, mais que cela pouvait bien arriver, que les mouvements sociaux sont comme ceux du cœur à la merci d’un rien, d’une étincelle, d’une larme qui coule sur une joue…
— D’une larme, s’écria la dame, comme c’est vrai ! Continuez, Monsieur, continuez !
Il continuait, c’est-à-dire qu’il pensait à haute voix : d’où vient qu’une jeune fille se révolte quand on lui dit qu’elle est jolie ? Ne devrait-elle pas rosir, baisser les yeux, protester mollement, céder déjà un peu de son cœur ?
La dame entraînée dans un monde de symboles convenait que la beauté des idées neuves est rarement acceptée sans un premier mouvement de révolte, qu’ainsi rien n’était plus difficile que de décider les jeunes filles de Hvalstad à entrer dans la « Ligue d’abstinence totale des femmes de Norvège », dont elle était la présidente.
Jérôme, obstiné à conserver, ce soir-là, sa liberté de rêver, posa d’un coup plusieurs questions à la bourgmestre, s’informa des statuts de la ligue qu’elle présidait, des coutumes de la ville qu’elle administrait et si l’on commettait des crimes passionnels à Hvalstad.
Assuré d’une longue réponse, il cheminait dans un paysage rétrospectif où, pour la centième fois, il se répétait qu’Uni était ravissante, qu’il ne pouvait pas ne pas le lui dire, mais qu’il aurait dû l’insinuer et non pas l’affirmer si vivement.
S’il n’avait eu à sa disposition une aussi singulière faculté d’évasion, il se fût morfondu à cette table, parmi ces hommes assis dans leur belle santé, bien mangeant, bien buvant, bien fumant, parmi ces dames gradées dans la politique, vice-présidentes d’Étoiles bleues, secrétaires de Sociétés pour la paix, d’Associations pour la prospérité des ménages, dont les idées positives l’eussent entraîné dans un monde sans rêve où il se défendait bien de pénétrer.
Il n’osait lever les yeux de son assiette car, pour peu que son regard rencontrât celui d’un des convives, il fallait qu’il répondît à la santé qu’on lui portait en buvant au delà de sa capacité moyenne.
— Skaal, disaient ces aimables buveurs.
Ils prononçaient skôl, vidaient leur verre sans quitter Jérôme des yeux et exprimaient par ce mot et par ce geste qu’ils lui souhaitaient la santé, le bonheur, le succès. Mais il n’y avait pas apparence que ce fût également « à ses amours » qu’ils en eussent.
Le bruit des conversations l’anesthésiait. De temps en temps un nom propre, d’un coup de bistouri, perçait la couche d’ouate qui l’enveloppait : Barbusse, Romain Rolland… Il semblait que ces noms-là eussent la faveur des hommes tandis que les dames se disputaient Proudhon et le professeur Richet.
Il ne disait mot. Il paraissait stupide, de la stupidité souriante d’une figure de cire. Et il craignait par-dessus tout qu’on le questionnât sur lui-même, car de lui-même il ne savait plus rien, sinon qu’il était amoureux.
Cependant l’insistance avec laquelle Magnussen le priait de goûter le fromage que l’on servait le fit sortir de sa rêverie. C’était un mets d’une odeur forte, appelé gammelost, auquel il avait vivement refusé de toucher.
— Allons, fit Magnussen, il faut manger le gammelost, c’est le fromage national.
« National », se dit Jérôme. Il en prit une large part et le trouva incomparable.
— La passion criminelle est inconnue à Hvalstad, expliquait à ce moment la bourgmestre.
— C’est dommage pour les journalistes, lança Jérôme mis en verve par le gammelost arrosé d’eau-de-vie. Mais alors, que racontent les journaux de Hvalstad ?
— Ils annoncent les mariages, c’est meilleur, dit la dame en plissant les yeux.
— Quoi ? les maris n’y tuent pas l’amant de leur femme ?
— Nous ne leur en donnons pas l’occasion, Monsieur l’auteur. Nous n’avons pas d’amant.
Elle avait dit « nous ». Jérôme regardait cette bouche sans lèvres, ce nez sans narines, ce front aux plis sévères.
— Dame ! fit-il.
— Nous avons des maris successifs.
— C’est tout comme ; vous légalisez l’adultère.
— J’ai lu qu’en France tous les maris trompent leur femme, toutes les femmes trompent leur mari. C’est un grand désordre social.
— Où avez-vous lu cela, Madame ?
— Dans vos romans, dans vos journaux, dans vos pièces de théâtre, dans votre histoire. C’est une spécialité française.
— C’est, dit Jérôme, que les Français sont très amoureux.
— Et les autres peuples, prononça la bouche sans lèvres, ne croyez-vous pas qu’ils sont très amoureux aussi ?
Il aurait bien voulu le croire des Nordiques. Il n’osait s’en informer auprès de cette dame qui se nourrissait de légumes et d’eau claire. Il prit des détours pour y arriver et, se rappelant les nombreux mariages de sa traductrice, il pensa qu’il pouvait y avoir un rapport entre eux et l’amour, que si Mme Krag était sensible et passionnée sa fille l’était peut-être aussi, et il demanda à sa voisine si elle connaissait la femme du ministre Krag.
— C’est une très bonne amie, répondit-elle. J’ai épousé son troisième mari.
— M. Kaï Kielland, le philosophe ?
— Justement lui, voyez-le, il est le voisin de Leda Magnussen.
Elle interpella un beau garçon qui ressemblait beaucoup plus à l’athlète complet qu’à Épictète.
— Kaï, M. Jérôme parle de l’amour.
Le philosophe, impassible, leva son verre.
— Skaal, fit-il.
Et il retomba dans un silence magnifique.
— Il semble, insista Jérôme, qu’en raison du nombre de ses mariages, Mme Krag ait eu une vie amoureuse exceptionnelle.
— Exceptionnelle ? s’étonna Mme Kielland. Quelle femme n’a pas plusieurs amours dans sa vie ?
— Oui, concéda Jérôme, des aventures.
Des aventures ! La dame s’animait, parlait de l’amour comme d’un sentiment solennel, qui ne saurait se cacher, et dont le mariage était l’expression même. Clara Berg comme tant d’autres, comme Leda Magnussen, comme la femme du président du Storthing, assise auprès de Magnussen, comme elle-même, ayant aimé plusieurs fois dans sa vie, s’était mariée plusieurs fois.
Pour Jérôme, l’amour était un sentiment pathétique et qui ne saurait se réglementer.
« Je suis, se disait-il, dans un milieu de puritains et de Mormons. »
Et sa pensée s’envolait vers les pistes blanches de Holmenkollen. Mais sa voisine le ramenait bien vite par ses discours au niveau de la table. Elle apprit à Jérôme que Mme Krag était secrétaire de cette Ligue d’abstinence totale des femmes de Norvège qu’elle-même présidait, que les membres de la ligue se réunissaient chaque mois en un banquet végétarien et abstinent, que l’abstinence était à la base du bonheur et de la paix sociale, qu’un homme dans sa position, capable de porter à la scène cette question capitale, devait assister au prochain congrès des sociétés d’abstinence et s’y faire acclamer membre d’honneur.
« Ma foi, pensait Jérôme, elle s’exprime comme Mme Krag. Qu’elles aient épousé le même homme, voilà qui ne m’étonne plus. »
Cependant, dans son exaltation prosélytique, l’abstinente penchait vers lui un visage coloré des feux les plus vifs, où des lèvres, des narines maintenant fleurissaient.
— Hélas ! Madame, dit-il, un peuple chez lequel de telles sociétés peuvent prospérer n’est pas un peuple d’amour. C’est bien ce que je craignais.
Il exposa que l’amour était affaire géographique, qu’à chaque latitude correspondait une forme particulière de ce sentiment et que pour lui, enfant de la Touraine, il ne pouvait guère être question de s’entendre là-dessus avec une Nordique. Il poussait de profonds soupirs et le désespoir s’empara encore une fois de lui.
A mesure qu’il parlait la dame s’agitait, battait des cils, exhalait elle-même des soupirs ; il arrivait que sous la table son pied rencontrât celui de Jérôme. Tout au problème qui le tourmentait, il écartait du sien ce pied maladroit, cherchait à concilier les influences spirituelles des coteaux où la vigne fleurit avec celles des montagnes sur lesquelles le soleil ne se lève pas.
— Parlez, murmurait Mme Kielland, vous êtes considérablement attrayant.
Elle se penchait vers lui avec avidité. Bientôt le manège de son pied, la vivacité de ses regards ne laissèrent plus de doute à Jérôme.
« Cette mairesse, se dit-il, me fait du pied. »
Il jugea d’un coup d’œil ce corps nourri de farines et de verdures et replia ses jambes sous sa chaise. En face d’eux, le philosophe stoïcien regardait sans voir, écoutait sans entendre.
— Il faut venir me visiter à Hvalstad, dit Mme Kielland sans se formaliser de la réserve de Jérôme. Je veux discuter votre systématique de l’amour.
On se leva de table, on défila devant la maîtresse de maison, en la remerciant, avec une sorte de solennité, du bon repas que l’on venait de faire. Et la nuit se passa à soulever des problèmes politiques sans rapport avec les préoccupations de Jérôme.