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Jérôme 60° latitude nord

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IX

Invité à déjeuner chez Mme Kielland, bourgmestre de Hvalstad, Jérôme prit le train pour s’y rendre par un de ces matins de grand gel, où les pas font sur la neige un bruit de poulie qui grince.

Il n’était pas fâché de revoir la dame qui lui avait fait du pied sous la table de Magnussen, non pas qu’il eût du goût pour elle, mais il pensait qu’une conversation avec une personne aussi tendre lui en apprendrait davantage sur les Norvégiennes que les discours à parti pris de Mme Krag.

Car si, deux semaines après la rencontre sur le Jupiter, son amour pour Uni était plus vif que jamais, du moins jugeait-il n’avoir fait aucun progrès dans le cœur de la jeune fille. Pour qu’elle ne semblât même pas se douter qu’il l’aimait, c’est qu’il ne lui parlait pas le langage qui convient aux Nordiques. Aussi, tous les moyens lui paraissaient-ils bons, qui lui donneraient la clé de ce cœur étranger ; il s’en allait, plein d’espoir, la demander aux bontés que Mme Kielland avait pour lui.

Le voyage n’était pas long ; il l’accomplit dans un compartiment de fumeurs, en compagnie d’une dame qui, dès le départ, tourna la manette de distribution de chaleur de Varmt en Koldt, ouvrit la glace et déploya les gazettes. Le froid le pénétrait jusqu’aux os ; il n’osait ni relever la glace, ni changer de compartiment ; il eût risqué la pneumonie plutôt que de se montrer plus frileux qu’une Norvégienne.

M. Kaï Kielland l’attendait sur le quai de la petite gare de Hvalstad. Le philosophe stoïcien avait les mains nues, la tête nue, le cou nu et était si légèrement vêtu que Jérôme se demandait, après l’expérience du compartiment, si le froid n’était pas un préjugé dont les Norvégiens s’étaient débarrassés comme de l’inégalité des sexes et de la diversité des classes sociales.

Les politesses furent brèves entre ces deux hétéroglottes.

Sur le terre-plein de la station, l’équipage attendait l’invité. C’était une étroite banquette, montée sur deux patins. Le philosophe s’assit à l’arrière, saisit Jérôme par les hanches, le cala entre ses cuisses et lança sa machine sur un chemin glacé, parmi les maisons de bois d’une petite bourgade, la guidant par le moyen d’une longue perche, qu’il laissait traîner derrière lui comme un rat sa queue.

La kjaelke — c’est ainsi qu’Uni nommait ces tabourets volants — dévorait la route, fonçait sur le disque rouge du soleil bas de midi, franchissait par un pont aérien un torrent figé, et, en quelques instants, déposait son fardeau entre un mât, où flottait en signe de bienvenue le drapeau français, et un blanc châlet, dont le fronton portait, gravée en latin, la maxime stoïcienne : Supporte et abstiens-toi.

Le repas fut frugal : herbages, laitages, eau. La bourgmestre fut abondante : Marx, Lénine, Sun-Ya-Tsen. Jérôme but peu, écouta beaucoup, fit à son hôtesse une cour discrète, bien décidé à l’accentuer, dès la première occasion, pour en arriver à ses fins, qui étaient d’étendre ses connaissances de la féminité norvégienne.

Il remarqua bien vite que Mme Kielland aimait les idées pour elles-mêmes, les enveloppait d’une tendresse chaude, leur donnait de doux noms : « l’abstinence chérie » ; « la bien-aimée socialisation des usines » se hérissait comme une mère poule, quand on les brutalisait ; ronronnait comme une chatte, quand on les flattait.

Guidé par le goût naturel qu’il avait de plaire aux femmes, il s’appliqua dès lors à ce que son langage fût systématique et abscons, fit un grand abus de suffixes en isme et en tion, cita Fourier, le père Enfantin, Victor Considérant, dont il savait peu de chose, sinon qu’ils mettaient les attractions passionnelles à la base de leur système de bonheur social.

Après deux ou trois échappées sur la municipalisation et le mutuellisme, il sentit se presser contre le sien le pied de la maîtresse de maison, et, comme il disait avec une conviction insinuante : « C’est par les chemins du cœur que le salariat et le patronat se rejoindront un jour », la pression du pied s’affirma jusqu’à devenir écrasante.

— Ah ! soupirait la dame, comme c’est bon ! Comme vous me donnez du bonheur !

Elle semblait vaincue par l’excès d’une émotion, dont Jérôme discernait mal la cause, car, plus le langage qu’il lui tenait devenait obscur, plus elle s’épanchait.

Le mari, dont rien ne pouvait troubler le calme, posait de temps en temps sur sa femme en feu, sur Jérôme, sur lui-même, un regard souverain.

Après le déjeuner, qui fut bref, ils gagnèrent un salon tout en rideaux blancs et en pitchpin clair, où la conversation s’engagea dans les voies où Jérôme cherchait à l’attirer. Mme Kielland était tombée auprès de lui sur un canapé, tandis qu’à l’autre bout de la pièce Kaï Kielland gardait, dans un fauteuil, une impassibilité proche du sommeil.

— Que pensez-vous de l’amour ? demanda Jérôme.

La présidente de la « Ligue d’abstinence totale » répondit tout d’un trait que l’amour était l’expression la plus haute de l’intelligence, que les organes de son activité étaient la parole et l’écriture, que l’union de deux esprits dans une idée commune en était le terme final, d’autant plus désiré qu’il était peu souvent atteint.

— Mais les sens ? dit Jérôme.

Elle lui saisit la main et, à travers des rougeurs et des soupirs, elle murmura :

— Venez, je veux justement vous parler là-dessus sans déranger la méditation du philosophe.

Elle l’entraîna dans une pièce voisine, encombrée de livres qui couvraient les murs, les tables, les sièges, le plancher. Elle prit un volume au hasard, l’ouvrit et montrant à Jérôme un des feuillets :

— Les sens, dit-elle, c’est l’encre, le papier ; l’amour, c’est l’idée.

Elle guida Jérôme vers un divan où elle s’assit sur le Traité de Métaphysique des Mœurs.

— Cette chambre, poursuivit-elle, est le vrai temple de l’amour, ne trouvez-vous pas ? C’est ici que mon cœur s’ouvre aux pénétrants désirs de l’esprit…

Elle glissa de nouveau ses doigts entre ceux de Jérôme.

— C’est ici que je vis tout le jour, depuis cette soirée chez Magnussen, où votre pensée a rencontré la mienne.

Elle leva sur lui des yeux chargés de langueur, soupira et baissa la tête.

Jérôme était fort embarrassé, mais l’occasion de s’instruire était trop belle pour qu’il s’y dérobât.

« Elle me prend pour une idée », se dit-il.

— Cher penseur, reprit-elle, exposez-moi votre captivante théorie de l’amour climatérique.

Elle se pencha vers ses lèvres, comme pour boire ses paroles, lui serra passionnément les poignets.

Il se dégagea doucement de cette étreinte idéologique et demanda en souriant :

— La théorie seulement ?

Il dut répéter ce qu’il avait dit dans un moment de désespoir : qu’à son sens le tempérament amoureux devait aller en s’affaiblissant de latitude en latitude, vers le Nord comme vers le Sud, en partant du 45°, non loin duquel se trouvait justement situé Langeais ; que cette ville apparaissait donc comme un des lieux les plus amoureux de l’hémisphère nord ; que les jeunes filles y étaient peu farouches ; qu’on pouvait leur dire qu’elles étaient ravissantes sans qu’elles prissent la fuite ; que, par ailleurs, on y buvait un vin blanc léger, spirituel et qui portait à l’amour.

— Mais, ajouta-t-il vivement, je crois ma théorie en défaut depuis quelques instants.

En effet, pendant qu’il parlait, Mme Kielland donnait auprès de lui les signes d’un grand désordre des sens : elle gémissait, joignait et disjoignait les doigts, se mordait les lèvres, les joues, la langue.

— Encore ! disait-elle, pâmée.

Jérôme craignit, en continuant de développer une idée d’un effet aussi prodigieux, d’amener son hôtesse à perdre tout à fait la tête. Langeais lui paraissait battu par Hvalstad.

Il fit sur les vertus du vin une digression que cette abstinente écouta tout aussi ardemment. Il posa en principe qu’il n’avait jamais été question que Don Juan fût un buveur d’eau, ni aucun des amants célèbres dont le nom est dans le cœur de toutes les femmes.

— Ah ! s’écria la dame prête à défaillir, je suis possédée par vos idées… L’abstinence est ennemie de l’amour… Langeais est la capitale du tempérament passionnel. Cher Langeais !… Comme je veux le connaître !…

D’un mouvement brusque, elle fit tomber les Fondements de la Morale qui surchargeaient un faible guéridon, et se dressant devant Jérôme :

— Je veux, dit-elle, demander le divorce. N’êtes-vous pas d’accord ?

— Moi ? fit Jérôme. Oh ! oui, tout à fait d’accord.

Il accordait tout, pourvu que la scène prît fin et qu’il pût s’esquiver.

— N’est-ce pas ? reprit-elle. Ah ! cher Jérôme ! Je veux me libérer d’Épictète pour me donner à Épicure.

— C’est meilleur.

— Oui, mais il faudra attendre maintenant une année.

— Attendre une année ?

— C’est long, vous trouvez aussi ? Mais la loi est faite comme cela.

Elle enveloppa Jérôme d’un regard de tendresse.

— Je vais, dit-elle en se dirigeant vers la porte, annoncer notre décision à mon mari.

— Vous savez, fit Jérôme en riant, je décline toute responsabilité.

« Après tout, se disait-il, que cette dame boive du vin, qu’elle divorce, qu’elle épouse un épicurien après un stoïcien, je n’en ai cure. Seulement, je voudrais bien m’en aller. »

Au bout d’un instant, elle revint.

— Le philosophe dort.

— Ne le réveillez pas, fit Jérôme à voix basse.

Elle reprit sa place sur le divan.

— Parlez, cher Jérôme, parlez. Je veux prendre encore la conception de vos intimes idées. Quelle est votre pensée sur l’optimisme absolutiste de Leibniz ?

Jérôme vit luire une flamme dans ses yeux ; il eut peur.

— Quoi ? s’écria-t-il en tirant sa montre, déjà trois heures ! Et ma répétition ?

Il eut bien du mal à empêcher Mme Kielland de l’accompagner jusqu’à la gare.

— Adieu, disait-elle. Je veux aller vous voir bientôt à la ville.


« Il est certain, pensait-il en regagnant la station, que les Norvégiennes possèdent une forte culture et se passionnent pour les idées. »

Et il songeait qu’Uni n’aimait pas seulement les romans américains et les sports violents, mais aussi qu’elle étudiait l’astronomie, et qu’il serait bon pour lui de réacquérir quelques notions de cette science, bien oubliée depuis le baccalauréat.

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