← Retour

Jérôme 60° latitude nord

16px
100%

XI

Le lendemain, il y eut répétition de Littérature dans les décors.

Jérôme avait déjeuné chez les Krag avec Axel et sa fiancée, observant leurs gestes, leurs attitudes, cherchant à y découvrir les marques de l’amour.

Axel s’était comporté comme à son habitude, avait parlé peu, ri beaucoup, mangé énormément ; il avait joué au ping-pong avec Gerda, en lui envoyant d’un bout à l’autre de la table une pomme qui termina sa carrière dans le verre d’eau du ministre. La fiancée n’avait pas moins de goût que lui pour les jeux d’adresse et, quoique philologue et provençaliste, prenait un plaisir extrême à cet échange de pomme.

Seule, Uni n’avait pas participé à cette gaîté et, dès la fin du repas, était partie pour l’Université.

— Madame, dit Jérôme à Mme Krag en gagnant le théâtre, M. Axel et Mlle Josefsen ne sont-ils pas bien jeunes pour se marier ?

— Bien jeunes ! Mais à quel âge commence-t-on l’amour en France ?

— Je parle du mariage, fit remarquer Jérôme.

— C’est bien ce que j’entends quand je dis l’amour. Il faut commencer l’amour dans la jeunesse du corps.

— Oui, dit Jérôme, on ne s’engage jamais trop tôt dans ses voies adorables. Mais le mariage !…

— Hé bien, le mariage ?

— C’est une affaire sérieuse, une grande machine avec un notaire, un contrat, des apports, une corbeille, des dentelles anciennes, le bouquet des dames de la Halle. Il faut être sûr que ça durera, que…

— Ach ! interrompit Mme Krag, ce n’est tellement pas cela. N’êtes-vous pas marié, Jérôme ?

— Non, Dieu merci.

— C’est un état contre la nature.

— Mais…

— La Société d’Eugénésie enseigne que l’homme doit commencer l’amour à dix-huit ans.

— En effet, et j’en connais qui ont commencé plus tôt. Mais nous ne parlons pas le même langage.

— Oui, nous parlons la même langue, car vous ne prétendez pas appeler amour cette chose que l’on fait sur les bancs à Paris.

— Pourquoi pas ?

— Et dans les fiacres ?

— Eh bien ?

— L’amour ? Mais l’amour, c’est Axel qui dit à tout le monde : « J’aime Gerda Josefsen. » C’est Gerda qui dit : « J’aime Axel Hansen. » Et ils se marient. C’est un acte franc.

— Et si, un jour, Gerda dit à tout le monde : « Je n’aime plus Axel, c’est Sigurd que j’aime », si Axel ne dit rien et voit ses enfants aller vivre chez Sigurd, est-ce que ce sera aussi un acte franc ?

— Oui, et c’est mieux que si Gerda dormait dans le lit d’Axel en rêvant à Sigurd.

« Un acte franc… un acte franc… pensait Jérôme. L’amour, ce n’est pas aussi simple que ça… »

A ce moment, ils pénétraient dans le vestibule du théâtre, sous le sourcil hérissé d’un Ibsen de bronze.

— Un acte franc…, dit Jérôme, bien sûr… Mais tout de même, quelquefois… Ainsi, tenez : Nora, de Maison de Poupée. Eh bien, en France, elle eût fait une très bonne petite épouse. Elle n’aurait rien cassé du tout. Elle aurait trompé son mari avec beaucoup de discrétion et de mesure…

— Vous dites des horreurs.

— Elle se serait plus vite lassée de ses amants que de son foyer.

— …

— Et ses enfants auraient conservé leur mère.

— Les femmes françaises, conclut Mme Krag, ne savent pas aimer.

Elle se dirigea vers le foyer des artistes.

— Permettez, dit-elle, je vais rejoindre Sofie Kielland qui m’a donné un rendez-vous ici.

« Il est vrai, se dit Jérôme en songeant à la bourgmestre de Hvalstad, qu’il y a dans ce pays des dames qui savent aimer, mais leur façon est toute idéologique et sans conséquence. »

Il gagna la scène.


On voyait rarement Jérôme au théâtre. Uni marquait une certaine indifférence à Littérature et ce qui n’intéressait pas Uni n’intéressait pas Jérôme.

Il abandonnait donc habituellement à Mme Krag le soin de veiller sur les répétitions.

Quand il apparut sur le plateau où l’on plantait les décors, le directeur Johannessen courut à lui, lui secoua les mains avec plus de vigueur que de coutume, les garda dans les siennes, débitant des tirades pleines de chaleur, auxquelles Jérôme n’entendait goutte.

— …, déclamait le directeur.

— Oui, oui, répondait Jérôme.

— …, insistait l’autre.

— Merci, très ému…, disait Jérôme à qui les mains cuisaient.

« Voilà, pensait-il, un directeur qui prévoit des recettes fructueuses… »

La petite Anita Bing s’avança à son tour.

— Monsieur l’auteur, mes camarades et moi nous vous donnons la félicitation.

— Mademoiselle, fit Jérôme, attendons la générale.

— … et, poursuivit-elle, nos vœux de bonheur.

« Ils sont bien gentils, se disait encore Jérôme, c’est peut-être la coutume du pays d’adresser des compliments à l’auteur, à la première répétition dans les décors. C’est bien différent de Paris où, ce jour-là, personne n’est à prendre avec des pincettes. »

Son étonnement fut bien plus grand, quand il vit arriver une délégation des ouvreuses, conduite par l’ouvreuse en chef, portant une gerbe de fleurs. Cette personne s’inclina, débita un petit discours et lui remit le bouquet.

— Que dit-elle ? demanda Jérôme à Mlle Bing.

— La délégation, répondit l’interprète, apporte à vous sa joie pour votre fiançaille.

A ces mots, le plancher de la scène trembla, les frises descendirent sur les épaules de Jérôme, la trappe des apparitions féeriques s’ouvrit sous ses pieds. Votre fiançaille… Ce mot, chargé de printemps, le glaçait jusqu’aux moelles. Quoi ! ces gens sans malice le fiançaient à Uni ?

Il tournait sur lui-même, son bouquet à la main, quand Mme Krag entra suivie de Mme la bourgmestre Sofie Kielland.

— Ah ! Madame, s’écria-t-il, en s’élançant vers Mme Krag, que dois-je croire ?

— Cher Jérôme, soupira Mme Kielland, en lui serrant les mains.

Elle tomba assise sur le banc du premier acte.

— Merci, dit Jérôme de plus en plus ému, merci.

— Je partage votre bonheur à tous les deux, fit Mme Krag. Sofie vient de m’apprendre la bonne nouvelle.

— Comment ? Mme Kielland savait-elle donc ?…

— Cher Jérôme, interrompit la bourgmestre, je voulais que mes meilleurs amis savent les premiers notre décision et nous donnent la félicitation.

— Notre décision ?

« Quoi ? frémit Jérôme, c’est la mairesse qui veut m’épouser ? »

Il perdit complètement la tête. Il n’avait d’yeux que pour le trou du souffleur, trop étroit, pour les praticables encombrés d’ouvreuses, de machinistes. Par où fuir ? Son hésitation le sauva du déshonneur.

Il vit cette dame, dont il ne savait au juste s’il ne l’avait point séduite, ces fleurs, ces visages souriants, ces mains tendues. Peu à peu, les sens lui revinrent. L’odeur de poussière arrosée, qui montait du plateau, le ranima comme une bouffée d’éther ; le tonique amer de la réalité lui redonna des forces. Il se rendait à l’évidence, comme un condamné vers le gibet, sans fuite, sans détour, sans délai possibles. Sans recours non plus : pas le moindre mot d’esprit qui vînt à ses lèvres pour le tirer de là. Bien mieux, un sourire niais donnait à ses traits un air de circonstance.

Et, faute de savoir comment la tourner, il était tout près d’accepter la situation. Mais les forces obscures de la race veillaient. L’habitude de séduire ne va pas sans une certaine science de la rupture. Il pria Mme Kielland de lui accorder un instant d’entretien et l’entraîna dans les coulisses.

— Madame, dit-il, la rencontre de nos idées est-elle à ce point matérialisée qu’elle ait pu faire tomber nos amis dans une erreur aussi aimable ? La chose est à la fois plaisante et touchante, et j’en suis flatté. A vous maintenant de les détromper.

La bourgmestre répondit sur un ton de grande sérénité :

— Cher Jérôme, ne vous avez-vous pas fiancé avec moi dans la maison de Hvalstad ?

— Moi, Madame ?

— Vous m’avez demandé de me faire libre par le divorce.

— Oui, comme ça, en jouant…

— J’ai compris que vous voulez me posséder. C’était une très claire lumière pour moi. J’ai annoncé mon joie à nos amis.

— Et votre mari ?

— Il est en accord et vous donne son compliment.

— Mon Dieu ! s’écria Jérôme, qu’avez-vous fait ?

Il s’enfonçait le poing dans les yeux, refoulait le flot d’images qui l’assaillait. Une, entre autres, l’obsédait : Uni, du beau sourire de ses dents blanches, le félicitait d’épouser cette dame sans lèvres.

Alors, comme tout Français placé dans une situation dramatique, il prononça un discours. Il cita Schopenhauer, — la chasteté est la forme véritable de l’amour, — évoqua Abélard, exalta l’amitié amoureuse, fit une leçon sur le platonisme, brouilla et lia le tout, et de cet amas de mots tira un syllogisme, qui déterminait qu’il avait raison tout en ayant tort et qu’il eût épousé Sofie Kielland, si celle-ci ne lui avait fait sentir l’horreur qu’elle avait du mariage par le goût qu’elle avait du divorce.

Tout en parlant, il portait la main à son cœur, la jetait en avant dans un geste de serment, l’ouvrait comme un livre, où il lisait les textes des philosophes.

— Puisque vous ne pouvez pas m’épouser, conclut-il, épousez du moins mes idées.

— Oui, cher Jérôme, dit Mme Kielland bouleversée par ce flot dialectique, oui, je marie vos idées et je divorce le stoïcisme.

Elle voulut nouer ses bras au cou de Jérôme.

— Non, non, protesta-t-il, ne me tentez pas encore une fois.

Et il la reconduisit avec des soupirs vers la sortie.

Puis, réapparaissant sur la scène :

— Il s’agit, entre Mme Kielland et moi, d’une union tout idéologique. Au travail, mes amis !

— Voilà, dit Mme Krag, une conception française de l’amour que je ne connaissais pas encore.

Chargement de la publicité...