Jérôme 60° latitude nord
XIV
Il en était à sa seconde boite de cigarettes, quand le téléphone ouvrit son petit œil lumineux dans la pénombre de la chambre. Il bondit vers le récepteur.
— C’est une dame qui demande M. l’auteur au fumoir.
Une dame qui demande M. l’auteur au fumoir un jour de Noël, à 5 heures, c’est une étrangère sans famille, c’est Mlle Colas, lectrice à l’Université ; c’est la voyageuse en articles de galalithe qui ne cesse de lui faire de l’œil depuis huit jours qu’elle est à l’hôtel.
— C’est bon. Je descends.
Ce n’était pas cet appel-là qu’il attendait depuis le petit jour.
« Je descends. » Mais il tournait dans la chambre, allait à la fenêtre, tapotait les carreaux, lisait la température au thermomètre, s’asseyait, ouvrait sa troisième boîte de cigarettes.
Et puis, il se chaussa, donna un coup de polissoir à ses ongles.
« Je descends. » Mais il avait égaré son porte-mine ; il explorait les tiroirs, les poches de ses vestons, glissait sa canne sous les meubles.
Le téléphone alluma de nouveau son signal.
Il s’élança.
— C’est cette dame qui s’impatiente.
— Oui, oui. Je descends.
Il lut encore une fois le thermomètre : −20°.
« Bigre, se dit-il, je vais mettre un sweater… » Lequel ? Longue hésitation, choix incertain, essais devant la glace.
Il avait un œil sur le miroir, l’autre sur le téléphone.
Il espérait encore, il attendait, il était sûr de cet appel. « Elle a dû faire des visites de famille, voir des grand’mères, des vieilles tantes, recevoir avec des signes de joie des cadeaux qu’elle détestait. Elle téléphonera au retour… »
On frappa vivement à la porte.
— Heu… Entrez.
C’était Lena Larsen.
— Puisqu’il faut vous prendre de force, dit-elle en entrant, eh bien ! je donne l’assaut. Bonjour, cher et brillant auteur.
— Bonjour, docteur. Quelle… quelle agréable surprise.
— Êtes-vous libre ? Je vous enlève.
— Libre ? Heu ?… c’est que j’attends un coup de téléphone.
— Si ce n’est que ça ! Laissez-moi faire.
Elle décrocha l’appareil.
— Allô ! Si on appelle M. Jérôme, faites suivre la communication au 34.782.
— Et maintenant, en route !… Ah ! tout de même, mon cher, ils exagèrent avec leurs fêtes de famille. Moi, je pense aux orphelins. Quel chapeau mettez-vous ? Celui-là ?… Et vos gants ? Où sont vos gants ?… Je me suis dit : il y a dans la ville un Français que tout le monde aura oublié. Je ne me suis pas trompée. Venez. Mais, vous savez, ma voiture est ouverte et il fait un froid de banquise. Mettez trois pelisses et toutes vos écharpes. Quel pays ! Vous en êtes toujours amoureux ?
— Moi, amoureux ? De qui ?
— De la Norvège, parbleu. Oh ! pas de ses habitantes, je suis tranquille là-dessus. Quand on arrive de Paris !… Comment trouvez-vous ma robe ? D’une longueur ridicule, hein ? Soyez franc.
— Mais non, je vous assure…
— Voyez-vous ça ! « Mais non, je vous assure… » Avec sa petite voix sucrée… Ah ! le gentil Français, comme il ment avec grâce !
Elle emplissait la chambre de Jérôme de sa voix claire, de son animation enjouée. Jérôme ne se hâtait pas. Il mettait de l’ordre dans ses papiers épars, alignait ses stylos, ses crayons, empilait ses livres. Tous ces mouvements l’amenaient à ajouter bout à bout un délai à un autre.
— Où m’emmenez-vous ? dit-il.
— Chez le vieux peintre Christiansen. C’est aujourd’hui la seule maison du pays où l’on ne mange pas le gâteau de Noël, en psalmodiant des chants de Noël sous un sapin de Noël.
— A-t-il le téléphone ? demanda Jérôme tout à ses pensées.
— Il a même quelques bouteilles de Pernod, dit-elle, et quelques souvenirs sur ce cher vieux Paris. Pensez, il a connu la Sapho de Daudet, couru les guinguettes de Bougival avec Maupassant. Ah ! c’est un lapin. Et il a la même femme depuis quarante ans.
— Non ? fit Jérôme.
De surprise, il laissa échapper un paquet de feuilles manuscrites qu’il venait de trier avec soin. Il s’agenouilla et se mit à récolter, avec des précautions mesurées, les papiers dispersés.
Lena Larsen s’assit sur le bord du lit.
— Ce que vous devez vous embêter à Krisnia ! dit-elle. Qu’est-ce que vous faites le soir ? Pas une boîte où s’amuser, pas une femme à sortir dans des petits théâtres à baignoires grillagées. Et qu’est-ce que vous dites du Juleaften ?
— Heu… fit Jérôme.
— Je vois d’ici votre réveillon : trois ronds de chocolat dans votre lit à 9 heures.
Jérôme la regarda en souriant tristement.
— Ajoutez des raisins secs et quelques flocons de neige, dit-il.
Il se redressa, sa besogne terminée.
— Et votre pièce, demanda Lena, quand passe-t-elle ?
— Mardi prochain.
— Vous croyez qu’ils y comprendront quelque chose ?
— Qui ça ?
— Mes compatriotes.
— Pourquoi pas ?
— J’ai peur que vos idées ne soient trop claires. Mais, j’y pense, la mère Krag a dû jeter un voile symbolique sur tout ça. Votre succès dépendra de l’épaisseur du voile.
Elle se tut, les yeux fixés sur la pointe de ses pieds. Puis :
— Alors, c’est pour mardi ? Et après cela, naturellement, départ par le premier bateau ?
— Je ne sais pas encore, dit Jérôme en jetant un regard éperdu sur le téléphone.
— Ah ! fit Lena Larsen.
Elle se leva. Jérôme nouait à son cou une écharpe bleu pâle.
— Quelle jolie chose ! dit-elle. C’est de la vigogne ?
Elle recula d’un pas, considéra Jérôme en hochant la tête.
— Vous devez en faire des passions, vous !
— Je ne crois pas, dit Jérôme. Je n’en ai pas le souvenir…
— Naturellement, ingrat… Hé bien ! reprit-elle vivement, est-ce que nous partons ? Je commence à dire des bêtises et de là à en faire…
La maison de Christiansen était posée dans un vallon, au milieu d’un cercle de sapins graves et de bouleaux légers. Elle était blanche avec des portes et des volets bleus, petite, basse, sans proportion avec la gloire du vieux peintre dont les œuvres faisaient l’orgueil des musées scandinaves.
Jérôme fut accueilli par la famille et les amis de l’artiste comme un jeune et joyeux compagnon. Lena le présenta :
— Un ami de Montparnasse.
Peter, le fils aîné, lui brisa les mains avec enthousiasme. La fille, Ragnhild, le dévorait des yeux, souriait avant qu’il eût ouvert la bouche.
Christiansen, qui fumait la pipe auprès d’une vaste cheminée à hotte où flambaient des bûches de bouleau, le salua du fond de sa barbe avec des paroles gracieuses, toutes pleines du souvenir nostalgique de la France.
Il n’eut de cesse qu’il eût appris si l’aveugle du Pont des Arts soufflait toujours dans une flûte avec le nez, si le marchand de moules cuites de la rue Lepic persévérait dans son bienfaisant métier, si les raccommodeurs de faïence et de porcelaine jouaient encore le Bon Roi Dagobert sur leur petite trompette.
Tranquillisé sur ces différents points, il invita Jérôme, Lena Larsen et quelques autres à descendre dans sa cave, où l’on serait plus à l’aise, disait-il, pour parler de la France.
C’était une pièce meublée d’un billard, de quelques guéridons de marbre enlevés aux terrasses des cafés du boulevard, de tonnelets de bière qui tenaient lieu de siège. Les cendriers vantaient le quinquina Dubonnet, les carafes l’oxygénée Cusenier.
« Je ne vois pas de téléphone » se disait Jérôme inquiet.
D’une cachette dissimulée dans la muraille, derrière une chromo de l’Eléphant-qui-ne-fume-que-le-Nil, Christiansen tira une bouteille avec mille précautions. Un sourire de gourmet et de fraudeur plissait ses paupières vénérables.
La cérémonie du Pernod, chère à sa génération, déroula ses rites sous les yeux d’une jeunesse qui n’en perdait pas un détail. Il y eut le dosage de la drogue verte, le morceau de sucre sur la cuiller ajourée, l’eau versée goutte à goutte, la transmutation de l’émeraude en opale.
— A votre santé, jeune France, prononça Christiansen.
— Skaal, fit Jérôme.
— Oh ! lui dit Lena, ne vous gênez pas, vous pouvez parler français.
Et s’adressant à l’assistance :
— M. Jérôme aime si tendrement la Norvège qu’il en oublie la langue de son pays.
— Oui, répliqua Jérôme, mais Mlle Larsen manie si aisément le français qu’en sa compagnie je le réapprends sans difficulté.
— Le français, dit le vieux Christiansen, c’est la langue même des dieux, la seule dans laquelle un homme puisse laisser entendre à une femme qu’il l’aime.
— Croyez-vous ? demanda Jérôme.
— Hé bien ! faites-moi la cour, lui dit Lena, nous allons en juger.
Elle se rapprocha du tonneau sur lequel il était assis, elle pencha vers lui sa belle tête couronnée d’une natte épaisse.
— Oui, oui, clamèrent les voix rieuses des jeunes femmes, faites la cour à Lena, faites-lui la cour.
Jérôme était fort en peine de se composer un rôle qu’en d’autres circonstances il eût enlevé avec esprit. C’était trahir Uni.
— Ensuite, insista Ragnhild la fille du peintre, nous vous dirons ce que nous pensons de votre manière. Un Français et une Norvégienne, ça va être passionnant !
L’argument décida Jérôme. Il avala d’un trait son verre d’absinthe.
— Baissez les lumières, dit-il.
— Mais non, protesta Lena, nous sommes à Paris, dans un restaurant de nuit. On danse, on boit du champagne, on se lance d’une table à l’autre des petites balles de coton et des serpentins ; vous me faites de l’œil, je n’y réponds pas ; alors, vous employez les grands moyens, vous venez vous asseoir auprès de moi, pendant que mon cavalier danse avec une autre, et vous parlez. Allez-y.
— Je n’aime pas beaucoup votre scénario, répliqua Jérôme. Je préférerais un autre décor, la Norvège, par exemple, une nuit de neige, une allée de jardin, un cœur qui veille dans la maison endormie, quelques minutes d’attente, — un siècle, — puis une ombre qui vient rejoindre une ombre…
— Oh ! non… pas ça… s’indigna le chœur des impatients.
Ils réclamaient de l’amour à la française, hardi, prompt, sans détours ni scrupules.
— Pourtant l’amour… commença Jérôme…
— L’amour ! dit une petite voix flûtée, c’est de prendre Lena sur vos genoux.
— Oui, oui, très bien ! applaudissaient les autres. Comme en France !
— Alors, je renonce, dit Jérôme.
— Mais, puisque c’est pour jouer, dit la petite voix.
— Allons, appuya Lena, dites-moi, comme les Français savent si bien le faire : « Ah ! Mademoiselle, vous êtes ravissante. » Voilà la langue des dieux. On n’y résiste pas. Vous n’avez plus qu’à m’ouvrir les bras.
Jérôme flottait entre la réalité que lui offrait cette jolie fille et le souvenir d’Uni fuyant sur les neiges de Holmenkollen.
— C’est bien dit, fit-il, mais jouez-vous la Norvégienne ou la Française ?
— Je joue la femme, c’est tout un.
— Hélas ! soupira Jérôme, ce n’est pas toujours vrai.
Le public commençait à réclamer. On lui avait promis un restaurant de nuit, une belle soupeuse, des serpentins, une déclaration d’amour, bref une tranche de vie bien française. Le sketch tournait au dialogue philosophique.
— Enchaînons, dit Lena. Vous êtes venu vous asseoir auprès de moi. Vous m’avez terrassée par les trois mots de séduction auxquels nulle femme ne saurait résister. Je ferme les yeux, j’attends. A vous, maintenant.
— …
— Ça ne vient pas. Je vois ça. Hé bien ! faites quelque chose… Cherchez à m’embrasser.
— Déjà ! fit Jérôme d’un ton boudeur. Où ? Sur le front ?
— Heu… Ou…i, si c’est mon front qui vous inspire… Hé bien ?
— Mais…
— C’est tout !
— Oui.
Lena se tourna vers ses amis, vers Christiansen dont les joues souriantes brillaient comme deux pommes rouges.
— Voilà, dit-elle, ce que quatre semaines de séjour dans notre cher pays ont fait d’un Français spirituel.
— Pardon, répliqua Jérôme, vous me demandez de vous traiter comme un Cubain traite une demoiselle de Montmartre. Je n’ai pas la manière, voilà tout.
Les spectateurs manifestèrent leur impatience. La cave s’élargissait, s’emplissait des rumeurs d’un public mécontent. L’absinthe agissait de dedans en dehors sur ces jeunes cerveaux, habitués aux histoires réalistes du vieux peintre, où dominaient les scènes de séduction à la Maupassant, les drames de la chair à la Zola.
Comme chacun sait, le Français passe ses journées au café, ses soirées aux Folies Bergère, ses nuits à faire l’amour. De temps en temps, il gagne une guerre, découvre la télégraphie sans fil, traverse l’Afrique en auto. Mais, dans l’ordinaire, sa vie s’écoule aux pieds des femmes qu’il sert de la façon la plus galante du monde et aussi la plus ingénieuse.
C’est lui que l’on fêtait, ce jour-là, par une bouteille de Pernod et une curiosité aiguë, dans la cave bien parisienne de Christiansen. Mais il ne rendait pas. Quelle déception pour ces jeunes gens, ces jeunes femmes, altérés par la promesse de Lena Larsen : « Je vous amènerai le Français. On va s’amuser. »
— Je veux bien me prêter à ces jeux amoureux, dit Jérôme qui avait toujours son idée, mais à la condition que vous teniez le rôle d’une Norvégienne qui n’aura pas dansé à la Rotonde, reçu des balles de coton rose à l’Abbaye de Thélème, flirté dans les laboratoires du Dr Balthazard.
— Jamais de la vie, s’écria Lena. En tout cas, pas avec vous.
— Pourquoi pas avec moi ?
— Parce que… grattez le vernis français sous lequel je vous donne le change, vous ne trouverez plus devant vous qu’une Norvégienne d’une candeur que vous exploiteriez avec le sadisme que je devine.
— Essayons tout de même. Une réplique, rien qu’une réplique.
Il s’était levé de son tonneau, marchait de long en large avec un air préoccupé, passait sa main sur son front.
— Ho ! ho ! fit la voix moqueuse de Ragnhild.
— Ho ! ho ! reprirent toutes les voix en chœur.
Christiansen, les yeux bridés par la joie, tirait de larges bouffées de sa pipe.
— Allons bon ! dit-il. Ils vont nous jouer du Strindberg.
Mais Jérôme s’était arrêté. Il s’accouda à la bande du billard, le menton planté dans les poings, le regard rivé à celui de Lena. Puis d’une voix sourde :
— Dites-moi que vous m’aimez.
— Bravo ! fit Ragnhild.
Mais avant que Lena eût pris le temps de répondre, la porte s’ouvrit, la servante de la maison, apparut et prononça quelques paroles.
— On vous demande au téléphone, traduisit Ragnhild.
— Qui ça ? Moi ?…
Il fit un tour sur lui-même, bouscula les tonneaux, fonça sur la porte, grimpa le petit escalier en vis derrière la servante dont les jupons lui battaient le nez.
— Où est l’appareil ? Le téléphone ?
La fille riait. « Sont-ils gais, ces messieurs français ! » Elle désigna un nickel qui brillait au mur du vestibule. Jérôme allongea les deux bras, saisit le récepteur comme un naufragé une bouée.
— Oui, balbutia-t-il, j’écoute.
— Jérôme, n’est-ce pas vous ?
— Oui. Oh ! oui, c’est lui, c’est moi…
— Ici, Uni.
— Uni, c’est vous !
— Je veux parler quelque chose à vous sur votre question de hier soir.
— Parlez, parlez.
— Je dis oui. Je peux maintenant être votre fiancée.
— Uni ! s’écria Jérôme d’une voix à briser le microphone.
— Alors vous venez demain dans la maison faire notre fiançaille. Je veux qu’il y a aussi Axel et Gerda, et, le soir, nous faisons un petit bombe à Rœde Lygte qui est une Montmartre boîte, où on rit pareil qu’à Paris.
Jérôme frémit : un repas de famille, une bombe à Montmartre…
— Non, non, dit-il. Je veux vous voir toute seule. Toute seule, Uni… Je vous écrirai une petite lettre. Je vous donnerai un rendez-vous. Chère petite lettre… Cher rendez-vous !… A demain, Uni, à demain.
— A demain, Jérôme.
Il dégringola l’escalier, poussa la porte, pénétra en coup de vent dans le sanctuaire du Pernod.
— Où en étions-nous ? dit-il.
Il sauta sur le billard, s’assit sur le rebord, prit deux morceaux de craie, se mit à jongler.
— Vous me posiez d’une voix sombre, dit Lena, une question très claire.
— Voulez-vous que nous reprenions ? proposa Jérôme.
Et il demanda d’un ton léger :
— Dites-moi que vous m’aimez.
Lena baissa les yeux, contrefaisant la jeune fille timide.
— Oui, dit-elle, oui, j’aime votre cravate, la façon dont vous prononcez les r, votre talent de jongleur, mais…
Jérôme s’exclama :
— Oh ! ce n’est pas cela, pas cela du tout. Vous n’entendez rien à votre rôle.
— Laissez-moi du moins le jouer jusqu’au bout. Je reprends : Monsieur, je ne sais pas si je vous aime, mais j’ai une envie folle de vous sauter au cou.
Et joignant le geste à la parole, elle embrassa Jérôme sur les deux joues.
La salle trépignait de joie.
— Je ne comprends plus, fit Jérôme en se dégageant. Est-ce la soupeuse de Montmartre ou la jeune fille de Christiania qui joue en ce moment ?
— C’est Lena Larsen, répondit-elle. Prenez-en ce que vous voudrez.
Elle fit une pirouette, retourna s’asseoir sur son tonnelet.
— Bien joué, Lena ! fit Christiansen en levant sa pipe.
Il lui prépara un nouveau verre d’absinthe.
Puis, s’adressant à Jérôme :
— Les filles du Nord sont ainsi, jeune homme. Méfiez-vous du feu qui dort sous la neige.