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Jérôme 60° latitude nord

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XIX

Mme Krag, le directeur Johan Johannessen, Axel, Gerda, des amis, des reporters accompagnèrent les fiancés à la gare, avec des fleurs, des bonbons, des interviews. Le directeur glissa dans la poche de Jérôme un flacon de whisky. Mme Krag lui donna à lire, pour la route, le Traité de Royal Yoga du sage Içvaracharya Brahmachari. Axel lui remit un mot de recommandation pour le professeur Nielsen, de Copenhague, champion européen de figures sur la glace.

Uni reçut, de son côté, divers petits cadeaux : Axel lui offrit un étui de caporal, Gerda un fume-cigarette gravé au nom nouveau d’Oslo. Elle était, par ailleurs, fort affairée, dirigeait les porteurs, faisait disposer les bagages dans les filets, abaisser les glaces. Elle donnait les ordres d’une voix précise, exigeait qu’ils fussent exécutés à son gré, que la mallette en crocodile restât sur la banquette, que la pelisse de Jérôme fût accrochée ici et non là.

Quand elle eut distribué les pourboires, elle rejoignit les autres sur le quai. Gerda s’était assise sur un chariot à bagages qu’Axel cherchait à faire chavirer ; Mme Krag répondait aux questions que les journalistes posaient à Jérôme. Johan Johannessen dépouillait le marchand de friandises, offrait à chacun un présent sucré.

Au dernier moment, on vit arriver Mme Kielland le bras chargé d’un paquet de journaux qu’elle remit à Jérôme.

— Ce sont, dit-elle, des articles de George Brandès contre la France militariste. Il faut les lire pendant le voyage, Uni les traduira. Il faut, ensuite, aller voir mon ami Brandès à Copenhague, le discuter, le répliquer.

Elle prédisait à Jérôme des plaisirs incomparables. Il empocha les journaux et promit à la bourgmestre de Hvalstad de se consacrer, chez les Danois, à une étude documentée de l’impérialisme français.

Les effusions terminées, Uni et Jérôme gagnèrent leur compartiment. Le train partit. Ils étaient seuls.

L’obscurité empêchait Jérôme de découvrir des paysages qui lui eussent été chers. Mais le nom des stations frappait agréablement ses oreilles ; annoncé par les employés, chacun se condensait en une résultante musicale : « Frrriksta ! » « Ssbôg ! » « Frrrikshha ! », qui allait au cœur de ce néophyte.

Uni ne participait pas à cette curiosité géographique. Son allégresse se manifestait par une agitation de jeune animal en cage. Elle s’allongeait sur la banquette, se relevait, se suspendait par les mains aux barreaux des filets, tentait divers mouvements gymnastiques, revenait à Jérôme, lui donnait à croquer un chocolat qu’elle partageait d’un coup de dents, à fumer une cigarette qu’elle allumait à ses lèvres.

— Je suis tellement si contente qu’on va à Copenhague, disait-elle. C’est une ville très bonne pour nous. On danse là, on boit le champagne. Nous trouverons aussi Helen Gude. C’était ma préférée amie au pensionnat de Lausanne. Elle avait de l’amour pour un officier italien de Milano. C’était si drôle ! Il écrivait à elle secrètement sous les timbres des poste-cartes.

Elle était bavarde. Elle embrassait Jérôme à chaque virgule de son discours. A chaque point, elle le serrait contre son cœur.

Au bruit que fit le train en passant sur un pont métallique, Jérôme, qui cherchait à connaître son pays d’adoption, demanda :

— Est-ce un fleuve ? Y a-t-il des fleuves en Norvège ?

— C’est la rivière Glommen, répondit Uni qui avait coiffé un de ses pieds avec sa petite cloche de feutre, la lançait en l’air et la rattrapait sur son index levé.

— Vous la connaissez ?

— Oh ! oui, fit-elle en riant, et elle connaît moi aussi très bien.

Elle se mit à conter des histoires de flottage de bois qui passionnèrent Jérôme.

Son cousin Jens Hansen était chef d’un district de flottage. A l’époque de la fonte des neiges, elle allait le retrouver avec Axel. Ils aidaient les flotteurs dans leur travail, couraient avec eux sur ces îles mouvantes, faites d’arbres sans écorce, veillaient à empêcher l’enchevêtrement des rondins. Souvent, dans les passes étroites, un de ces ébranchés se mettait par le travers, arrêtait la masse des suivants ; il fallait l’atteindre, l’attaquer à la hache ; c’était un travail magnifique.

Une fois, elle était tombée à l’eau. C’est alors que le Glommen avait fait connaissance avec elle.

— C’était tellement bon, racontait-elle. Le cousin Jens, Axel et Peter Christiansen avaient allumé un feu dans le bord de l’eau pour sécher moi. J’ai ôté mes habillements, mon chemise, tout. Ma peau faisait de la fumée comme une soupe. Jens disait : « Quand elle sera cuite, on mangera elle. » Et il jetait des grandes branches dessus le feu.

— Vous étiez petite fille, alors.

— Oh ! non, c’était le printemps avant le dernier. Il faut être une fille déjà grande pour faire ces choses-là.

— Quoi ? Quelles choses ?

— Hé bien ! le travail du flottage.

Une fois lancée sur le chemin des souvenirs, elle ne s’arrêta plus. Bien qu’elle progresse à reculons, c’est la course qui se soutient le plus longtemps sans fatigue. Toute son enfance y passa. Sa mère avait eu tant de maris que le décor familial changeait sans cesse. Il y eut l’incendie de la maison Hansen au cours duquel Uni, qui avait sept ans et déjà tous les courages, pénétra par deux fois dans sa chambre pour sauver ses poupées. Il y eut l’histoire de la clavicule qu’elle s’était brisée dans le jardin de l’architecte Dahl, en voulant atteindre la plus haute branche du plus haut bouleau.

— Tenez, dit-elle, on sent la petite bosse encore dessus l’os.

Elle ouvrit l’échancrure de son sweater, prit la main de Jérôme, la promena sur le tiède territoire de la blessure.

— Vous sentez ? demanda-t-elle.

— Ou…i, dit Jérôme.

Elle poursuivit son récit. Tous ses souvenirs de petite fille sans peur étaient marqués de plaies et de bosses.

— Un jour, contait-elle, Axel était un chasseur ; moi, j’étais un ours. Alors, il vient à moi avec un grand couteau en criant : « Till doeds ! Till doeds ! » ce qui est de dire : « A la mort, à la mort ! » Et il fonce le couteau dans moi, ici.

Elle désignait la place de son cœur.

— Mon Dieu, s’écria Jérôme, est-ce qu’on en voit aussi la marque ?

— Oui, répondit-elle, je veux montrer la petite cicatrice à vous tout à l’heure.

Jérôme jeta un coup d’œil effrayé vers le couloir : il redoutait tout de la candeur d’Uni.

— Et vous ? questionna-t-elle. Il faut dire à moi tout ce qui est de vous, du petit garçon dans la France, là-bas.

Lui ? Il n’avait que des souvenirs vagues. Pas de belles histoires de flottage, d’incendie, de chasse à l’ours. Pas une blessure à montrer. Il préférait ne pas s’aventurer dans une rétrospection où les sentiments tenaient plus de place que les actes.

Le contrôleur le tira d’embarras en annonçant qu’un wagon-restaurant venait d’être accroché au train.

— Hello ! fit Uni. J’ai une faim grande.

La frontière suédoise franchie, on passait de pays demi-sec en pays quart-de-sec. Chaque voyageur, en s’attablant, sortit de sa poche un flacon frauduleux, en versa le contenu dans un verre et l’avala d’un trait avec une grande satisfaction. Jérôme fit comme les autres. Il est bon d’adopter en public les façons du peuple dont on est l’hôte. C’est une forme de la politesse. Dans les pays de prohibition, cette forme se traduit par un usage répété de l’alcool.

— Skaal, fit Uni, fille d’abstinente.

— Skaal, répondit Jérôme qui avait partagé avec elle le whisky de Johannessen.

Ils burent, les yeux dans les yeux, comme il sied ; Uni avec un peu de trouble dans le regard, Jérôme avec un pli au front. Cette course vers le sud le désenchantait. Dans le wagon-restaurant, les voyageurs suédois tranchaient sur les Norvégiens par leurs façons gourmées et l’élévation de leur faux-col. Au ton dont ils commandaient les serveurs, Jérôme jugea que, sous le gouvernement socialiste de Branting, l’inégalité des classes n’était pas abolie. Et, quand il apprit que ses companjon[1], assis dans leur fåtölj, devant une tasse de buljong, étaient des affärsman miljonär, qui laissaient leur familj et leur byrå pour aller passer la säsong des fest à Copenhague, il eut une pensée pour sa Norvège, pour Mlle Daa et son châlet bleu.

[1] En suédois, å = o ; ä = é ; ö = œ; u = ou ; y = u ; j = i mouillé.

— Ah ! dit-il, comme il doit faire bon ce soir dans le petit chemin de droite !

Uni n’entrait pas dans des considérations aussi spécieuses. Elle étendait de la viande fumée sur une tranche de pain noir, buvait de la bière de la main gauche, du Beaune-export de la main droite. Elle mangeait de tout son cœur. Elle fumait de même ; elle riait de même. La joie de vivre, de voyager, de faire des tartines de moutarde, dépouillait son âme de tout apprêt.

— Ce soir, dit-elle, ce veut être plus bon au sleeping qu’au chemin de neige.

D’une cheville habile, elle alla s’emparer d’une des jambes de Jérôme sous le siège où elles étaient repliées, l’attira vers elle et, trouvant de la résistance, la noua en quelque sorte avec les deux siennes. C’était un jeu, une projection de son bonheur. Elle lançait sa joie sur Jérôme comme un harpon.

— Tu es prisonnier à moi, dit-elle en se cramponnant des deux mains aux côtés de la table.

Elle mêlait sur ses lèvres le tu et le vous, comme, dans son assiette, la confiture et les œufs brouillés. Mais elle prononçait « tou », ce qui donnait un tu émoussé, et comme elle le faisait sans baisser d’un ton le son de sa voix, cette façon marquait plutôt la confusion de l’amour et de l’amitié que le timide essai d’un premier tutoiement.

Jérôme, qui adaptait miraculeusement les choses à la convenance de son amour, voyait dans cette brusquerie les signes touchants de l’innocence et, la jambe emprisonnée entre les genoux d’Uni, il songeait à Virginie.

Le souper terminé, ils avaient regagné leur compartiment, quand l’homme des wagons-lits les prévint qu’ils pouvaient prendre possession de leurs couchettes. Jérôme lui remit les coupons de location, et ils suivirent cet homme chargé de leurs bagages. Arrivé au couloir du sleeping-car, il ouvrit deux portes et posa à Uni une question qui la fit sauter en l’air.

— Il demande, traduisit-elle, quelle cabine est pour vous, quelle pour moi.

— Choisissez, dit Jérôme, je n’ai pas de préférence.

— Comment ? fit-elle désappointée. N’avez-vous pas réservé une cabine pour nous deux ensemble ?

— Mais… non.

C’est une idée qu’il n’avait pas eue.

— Prenez celle-ci, dit-il, elle n’est pas sur les roues.


Ils se retrouvèrent, le lendemain matin, dans le couloir, au moment où les wagons transbordés sur un bac à vapeur franchissaient le Sund.

Jérôme était pâle, casqué de migraine, indifférent au shakespearisme du décor, à la forte silhouette du château d’Elseneur qui se dessinait dans la brume de la côte danoise.

Uni, au contraire, le teint frais, les yeux bien ouverts, apparaissait comme une image inédite du réveil en chemin de fer.

Elle secoua la main de Jérôme.

— Bonjour. Vous avez dormi bien ?

— Je suis mal réveillé, dit-il. Toute la nuit, j’ai rêvé.

— Moi aussi, dit Uni. Quoi vous avez rêvé ?

Il ne se rappelait pas au juste…

— Et vous, Uni ?

— Moi, j’ai rêvé une chose très bonne.

— Quelle ?

Suspendue par les poignets à la barre d’appui du couloir, les talons contre la plinthe, elle tendait son corps comme un arc, regardait Jérôme sous les paupières, se redressait, se ployait de nouveau, toujours regardant Jérôme.

— Venez, dit-elle brusquement.

Elle l’entraîna dans sa cabine, ferma la porte. Elle se jeta à son cou, tomba avec lui sur la couchette aux draps défaits, le couvrit de baisers. A moitié endormi, il se laissait faire avec la passivité d’un grand frère harcelé par sa petite sœur. Elle s’amusait de cette faiblesse, ceinturait son adversaire, le couvrait de tout son corps, montrait ses dents dans un sourire de pugiliste vainqueur.

— Je veux réveiller toi, disait-elle.

Et, pour mieux réussir, elle lui appliquait sur les oreilles des baisers explosifs.

Cependant, le bac avait accosté le royaume d’Hamlet ; le train glissait par les forêts où la fiancée du prince avait promené sa folie ; les daims de Fredensborg bondissaient sous les hêtraies. C’était un de ces instants que l’on cueille entre deux doigts comme une fleur d’herbier.

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