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Jérôme 60° latitude nord

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XV

… Je peux maintenant être votre fiancée.

« C’est bon, se dit Jérôme, quand il eut regagné sa chambre. Je vais écrire à ma mère. »

Quoiqu’il se crût l’esprit indépendant, quoiqu’il se jugeât libéré des obligations familiales où le devoir a généralement plus de part que l’affection, il gardait à sa mère une tendresse véritable qui se traduisait une fois l’an par une visite à Langeais, qui se manifesta, ce jour-là, par une lettre exceptionnellement longue, pleine des beautés de la Norvège, des qualités de la bourgeoisie du pays et de l’excellente éducation des jeunes filles. « Enfin, ma chère Maman, écrivait-il en abordant la quatrième page, ma traductrice, la célèbre romancière Clara Berg, a une fille qui m’a sauvé la vie pendant la nuit de Noël, (je vous raconterai comment plus tard) et qui est ravissante. Mlle Hansen (elle se nomme comme son père, le célèbre chasseur de baleines) et moi, nous nous entendons sur toutes choses d’une façon qui ferait croire à l’intuition du Destin. Elle est astronome, j’adore les étoiles. Elle est sportive, j’étais né champion ; votre tendresse craintive m’a seule empêché de le devenir. Elle a, comme moi, des goûts simples, des façons naturelles : elle porte, comme moi, les cheveux courts, (c’est, d’ailleurs, bien joli, et, quand elle viendra en France, toutes les Françaises l’imiteront.) En un mot, ma chère Maman, nous sommes faits l’un pour l’autre et, après avoir longuement réfléchi, nous avons décidé de nous fiancer. Mais je ne voudrais rien faire sans votre assentiment. Je l’attends.

» Un mot aimable de vous à Mme Krag (c’est l’autre nom de Clara Berg, je vous expliquerai pourquoi plus tard), me ferait du bien auprès de cette dame, qui a quelque tendance à me juger d’après les personnages de mon théâtre. Dites-lui bien que je ne suis ni chasseur, ni pêcheur, et laissez-lui entendre que je ne bois du vin et ne mange de la viande que sur l’ordonnance des médecins. »

Il ajouta en post-scriptum :

» Cette jeune fille s’appelle Uni. C’est, comme vous le voyez, un nom français d’un heureux présage. »

Il calcula qu’il faudrait bien dix jours pour avoir la réponse. C’étaient dix jours de mystère, dix jours sans avoir à prendre une décision pratique.


Le lendemain, dès la première heure, il lançait vers la maison Krag un groom volant, porteur d’un message pour Uni.

« Trouvez-vous ce matin à 11 h. 30 à la boutique du marchand de fleurs, 34 Karl Johansgate. J’y serai.

» J. »

Ainsi commençait une existence qui l’enchantait : une jeune fille secrète, des rendez-vous, une correspondance sous le manteau… Il but une gorgée de chocolat, croisa les mains derrière la nuque. Il découvrait en lui les signes du bonheur : le besoin de sonner le valet de chambre pour une allumette, le sommelier pour un verre d’eau ; le désir de remuer les bras, la langue, de courir la ville en vue d’emplettes inutiles, d’acheter un journal à chaque petit crieur pour ne faire de la peine à aucun.

Il aimait une enfant du Nord, fille de la neige et d’un chasseur de baleines ; elle l’aimait. Il fit table nette de ses souvenirs français, inconciliables avec sa vie nouvelle, supprima d’une chiquenaude Paris, d’un tour de commutateur le soleil de sa Touraine, d’un haussement d’épaules ses amours en cours. Comme la mariée, le garçon d’honneur, le maire, sous les balles du jeu de massacre, sous ses coups s’abattaient ses amis les plus chers : Lili Clairon, Jean Sarment, Coupeau.

Désormais libre, maître du terrain, il prenait racine en Norvège, comme une graine continentale apportée par le vent sur la péninsule scandinave. Il s’adapterait à l’existence sous le 60° latitude nord ; il s’entraînerait au froid, à ce froid incomparable qui donnait à Uni des joues roses, des yeux brillants, une chaleur d’expression inconnue dans les pauvres pays à climat tempéré. Dès maintenant, il quitterait cet hôtel où poussaient des palmiers, cette chambre incompréhensible avec son armoire à rinceaux Louis XVI, ses rideaux en soierie de Lyon. Il irait habiter hors de la ville un châlet de bois, où il y aurait un haut poêle en faïence imagée, des panoplies de skis et de harpons, des peaux d’ours blanc.

Il sonna le maître d’hôtel.

— Faites préparer ma note.

Il téléphona à Lena Larsen. Était-elle son amie ? Oui ? Alors, elle lui trouverait pour aujourd’hui même le logement et la pension dans une famille norvégienne et à des conditions qui firent demander à Lena, au bout du fil, s’il n’était pas « un peu loufoque ».

Puis, il se mit à préparer ses malles.

Son cœur, comme une boussole, marquait définitivement le Nord.


A 11 h. 1/2, comme il croisait devant chez la fleuriste de la Karl Johansgate, le col de son manteau relevé jusqu’au nez, il vit arriver Uni qui, de loin, lui fit des signes d’amitié. Il pénétra rapidement dans la boutique sans lui répondre, s’assura que la marchande ne comprenait pas le français, joua la surprise quand Uni entra à son tour.

— Vous ici ? lui dit-il avec un regard d’intelligence. Quel hasard !

— Hello ! fit-elle en riant et en le frappant sur l’épaule, ce n’est pas un absolu hasard.

La marchande s’empressait en norvégien auprès d’elle, en anglais auprès de lui, proposait à Uni du lilas blanc, à Jérôme des œillets rouges. Mais lui désirait des roses-de-Noël, des perce-neige, des fleurs de Norvège, blanches, sans parfum, couleur du pays. La fleuriste interpellée dans une langue inconnue qu’elle ne voulait pas, par égard pour son client, avoir l’air d’ignorer, mettait son magasin sens dessus dessous, dégarnissait les étagères, la devanture, et offrait à Jérôme des hortensias bleus, quand il demandait des boules-de-neige.

Il régnait dans la pièce une chaleur humide et lourde qui embuait les glaces, baignait le visage, les mains.

Jérôme se rapprocha d’Uni.

— Cette femme n’entend pas un mot de français.

Et plus bas :

— Vous m’aimez, Uni ?

— Oui, disait-elle d’une voix claire et rieuse.

Il lui chuchotait d’agréables platitudes.

— Ce ne sont pas ces roses, ces œillets, c’est vous, Uni, que je voudrais respirer…

Ils allaient d’une corbeille à l’autre, penchés comme des myopes sur les azalées, les camélias, les cyclamens, signes colorés d’un pays que Jérôme ne voulait plus connaître, ne connaissait plus.

— Il n’y a rien dans cette boutique, disait-il à haute voix. Pas une jolie fleur, pas le moindre edelweiss.

Puis dans un murmure :

— Donnez-moi votre main.

Derrière un pot de cinéraire, leurs doigts se mêlaient passionnément.

— Je veux vous embrasser, affirma-t-il avec une énergie naissante. Envoyez la marchande chercher de la monnaie, dites-lui qu’il y a le feu dans son arrière-boutique, faites-la sortir ; je veux vous embrasser.

Quoi qu’il en eût, les fleurs de son pays lui donnaient des preuves qu’on ne les renie pas aussi aisément. Elles encombraient le magasin de messages d’amour destinés à des papillons, à des abeilles ; erreur de destinataire, c’était Jérôme qui les recevait. Il en venait de tous les coins de France, des sous-bois de Chantilly avec le muguet, des olivaies de Grasse avec les violettes.

— Je veux vous embrasser.

La fleuriste était toujours là, mettant en valeur ses corbeilles de coloquintes. Son petit chien grattait la porte pour sortir. Jérôme, pris d’une inspiration soudaine, la lui ouvrit et d’un coup de pied sans rudesse jeta dans la rue l’animal qui s’enfuit en hurlant au milieu des tramways. La femme s’élança sur ses traces, redoutant pour lui une mort affreuse, pour elle les conséquences des décrets sur les chiens non muselés.

Jérôme referma la porte, se tourna vers Uni. Cette molle chaleur, ces parfums sucrés… Il l’entraîna sous une fougère des Antilles.

— Uni…

— Oh !…

Un jardin de soupirs fleurissait sur leurs lèvres. Ils étaient entourés de rossignols, de pamplemousses et de berceuses nègres.

Uni noua ses bras au cou de Jérôme. Elle n’avait pas cette pâleur des jeunes filles qui redoutent ce qu’elles désirent. Le sang courait sur ses joues. Elle tourna son visage vers lui, elle entr’ouvrit les lèvres et, comme il hésitait une seconde, elle lui saisit la tête et l’attira vers son baiser.

Quand il revint à lui, les regards de Jérôme tombèrent sur une touffe d’azalées ; son bonheur en fut un instant terni. Il eût aimé que l’air fût moins chaud, moins parfumé, qu’un peu de neige tombât, qu’un ours familier s’approchât d’eux, leur léchât les mains dans un décor qui rappelât davantage la proximité du cercle polaire.

Mais du fond de son trouble, Uni murmura quelques mots norvégiens.

— Jeg elsker dig.

Elle rougit et répéta en français :

— Je vous aime.

— Non, non, s’écria Jérôme, répétez ces autres mots que je ne connais pas.

Son cœur en avait bien vite saisi le sens. C’étaient des mots d’amour, venus des régions blanches de ses rêves d’enfant, du pays des Solveig, des Olaf et des timbres-poste à cor de chasse.

Quand Uni, en riant, voulut les répéter, la fleuriste précédée de son essoufflement, suivie de son chien, revenait, se confondait en excuses sous les coups d’œil complices de ses deux clients. Jérôme fut magnanime, chargea Uni de l’assurer qu’on lui pardonnait et lui commanda quelques roses à l’adresse de Mme Krag.

Ils sortirent. Au seuil du magasin, Uni voulut prendre le bras de Jérôme.

— Maintenant, dit-elle, nous venons à la maison.

Jérôme l’écarta doucement.

— Prenez garde, on pourrait nous voir.

— Je m’en fiche qu’on peut nous voir. La fiançaille, c’est tout pareil que le mariage. Ne sommes-nous pas des fiancés ?

— Pas encore, Uni.

Il lui dit qu’il avait écrit en France à sa mère, qu’il valait mieux que rien ne fût officiel avant qu’elle eût répondu.

Elle éclata de rire.

— C’est drôle, la manière française ! fit-elle. Vous donnez le baiser dans la boutique, vous ne donnez pas le bras dans la rue.

Jérôme jura que c’était là la marque de l’amour et la quitta en lui fixant rendez-vous pour le surlendemain à l’embarcadère de Stillebach.


L’après-midi, à la répétition, Jérôme fut aux petits soins avec Mme Krag, qu’il n’avait pas vue depuis les fêtes de Noël.

« Quelle femme charmante ! se disait-il en lui avançant un siège, en lui couvrant les épaules d’une écharpe. Comme elle a dû être jolie !… »

C’était de cette bouche qu’Uni tenait la petite moue qu’il aimait tant, de cette voix sa douce voix chantante.

« Et intelligente ! Voyez cette mise en scène ; est-ce réussi ? »

Il était vrai que Mme Krag avait apporté autant d’activité dans ce travail que Jérôme y avait mis de nonchalance. D’une comédie légère, alerte, qui rejoignait Sarment par Marivaux, elle avait fait un chef-d’œuvre de lenteur qui déroulait sa carrière dans une décoration funèbre. Or, Jérôme n’était pas fâché d’être l’auteur d’une pièce qui, par les artifices de la traduction et les particularités de l’interprétation, l’apparenterait aux écrivains scandinaves. Il ne lui déplaisait pas de voir la subtile Anita Bing interpréter avec un symbolisme latent le personnage primesautier de Clarisse, ni de voir réaliser ici, par un jeu de rayons lumineux sur un fond de velours vert, le décor du jardin que Coupeau avait figuré à Paris avec deux ifs et une balustrade. En démarquant Littérature, Mme Krag l’avait rendue plus accessible à l’esprit nordique de la chère Uni et devait ainsi, sans le savoir, contribuer à renforcer l’amour de sa fille pour Jérôme.

« Quelle intuition ! »

Dans un élan d’admiration, il se demandait s’il ne serait pas juste qu’il se convertît à la théosophie et au végétarisme, quand il se rappela qu’Uni ignorait jusqu’au nom de Swedenborg et mangeait, comme tout le monde, du saumon fumé et du filet de renne.

Bien que la pièce dût passer le surlendemain, il s’en remit ce jour-là plus que jamais à sa collaboratrice pour lui donner les soins suprêmes, et après avoir indiqué, pour la forme, quelques insignifiantes modifications de mise en scène, il disparut et courut à l’hôtel terminer ses bagages.


Il trouva, en rentrant, un message de Lena Larsen.

« Cher Ami,

» J’ai votre affaire. Allez voir de ma part, ce soir, à 6 heures, Mlle Daa, Blaa Hus, à Lysaker.

» A bientôt.

» Lena L. »

A 6 heures, il sonnait à la porte d’une petite maison de la banlieue, posée comme un jouet au milieu d’un jardin de neige. Elle était construite en bois rond, peinte en bleu avec des encadrements blancs aux fenêtres. Elle sentait le sapin verni, l’eau de cuivre, le blanc d’Espagne. Les joues de la servante brillaient comme le parquet. Des vues lithographiques de la Norvège ornaient les murs du salon de leurs torrents fougueux charriant des troncs d’arbres, de leurs scènes de chasse, de leurs scènes de pêche. Sur une tablette, entre les rideaux blancs et les vitres de chaque fenêtre, des pots de bégonias roses alternaient avec de fins asparagus. Le portrait d’Henrik Ibsen et celui de Bjoernstjerne Bjoernson se faisaient pendant sur le piano.

L’impression était bonne. Elle fut meilleure encore lorsque Mlle Daa parut.

Mlle Daa n’était ni jeune ni belle. Elle offrait au regard enchanté de Jérôme le visage d’un vieux chasseur lapon brûlé par le soleil de minuit, marqué par l’ophthalmie des neiges. Elle avait des cheveux en touffe d’herbe, des dents faites pour déchirer la chair crue du phoque et une grande douceur d’expression dans la voix. Malheureusement, elle s’exprimait en français, ce qui lui ôtait beaucoup de son charme.

Jérôme lui exposa le dessein qu’il avait formé de prendre pour un temps le vivre et le couvert sous un toit norvégien, afin de se pénétrer des coutumes, usages et traditions d’un pays qui, chaque jour, lui devenait plus cher.

La demoiselle se déclara flattée du choix qu’un Français de la qualité de M. l’auteur Jérôme avait fait de sa modeste demeure. Elle l’ouvrait toute grande, et son cœur avec, à cet ami de la Norvège et de Lena Larsen.

Jérôme convint que Mlle Larsen en l’adressant à Mlle Daa avait agi envers lui comme une amie sincère. Après quoi, il visita la maison, la trouva en tous points conforme à ses vœux. La chambre qu’il devait occuper était blanche, meublée d’un lit à rideaux de mousseline, d’une armoire d’angle décorée de fleurs des champs aux couleurs vives, de guéridons, de sièges également coloriés et d’un poêle à bois, en fonte ornementée, qui touchait au plafond. En apercevant cet objet magnifique, Jérôme ne put retenir un mouvement d’enthousiasme et serra avec effusion les mains de Mlle Daa.

— Enfin, s’écria-t-il, je foule le sol de la Norvège.

Un arrangement fut conclu et l’on décida que Jérôme s’installerait à « Blaa Hus » le soir même.

Quand il quitta Lysaker pour regagner la ville, il n’avait plus cette âme d’exilé des voyageurs d’hôtel. A la station du tram, il regardait les gens en homme qui prend, comme eux, la rame de Kl. 18.52, qui se rend, comme eux, à Majorstuen et, comme eux, prononce en s’adressant au receveur : Maiôrstoueun.

A l’hôtel, il trouva les journalistes alertés par le portier. Comment ? Il partait ? Allait-il quitter Christiania à la veille d’y triompher ? Les stylos tremblaient entre leurs doigts, les block-notes frémissaient. A cet émoi professionnel, Jérôme répondit en souriant, comme il avait fait un mois auparavant, sur le quai de la gare du Nord, au reporter de Comœdia :

— Je pars pour la Norvège, où je compte séjourner quelque temps.

Ensuite il écrivit à Uni une lettre toute remplie des charmes de Mlle Daa et des beautés de « Blaa Hus ».

« Figurez-vous, disait-il, un salon où il y a des tableaux de peintres norvégiens, une chambre chauffée par un poêle à bois, une vieille demoiselle qui ressemble à Nanouk… Uni, je vous adore !… »

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