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Jérôme 60° latitude nord

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XVII

Cette promenade à Oskarshall avait laissé à Jérôme plus de courbature dans les jambes que d’ivresse dans le cœur.

Il attendait autre chose de ce sombre château, assis dans la neige au bord d’un fjord glacé, que le souvenir d’une course à pied, avec saut d’obstacles, entre le débarcadère de Dronningen et la loge du gardien ; de l’ascension chronométrée, et plusieurs fois répétée, d’une tour détestablement haute ; d’un match de boules de neige, à qui, d’Uni et de lui, en placerait le plus grand nombre, à vingt pas, dans la gueule d’un canon danois.

De faciles victoires l’avaient trouvé modeste. Mais le style de ses foulées, l’aisance de ses sauts avaient transporté son amie au comble de ce plaisir sportif qu’il jugeait incompatible avec l’amour.

Et quand il avait dû, après un défi, franchir ce banc sur lequel il aurait tant aimé s’asseoir auprès d’elle, elle lui avait saisi les deux mains et, d’une voix qu’il ne lui connaissait pas, grave, presque dure, elle l’avait sommé de l’accepter pour fiancée.

Sans lui répondre précisément, il lui avait donné à entendre qu’il précipiterait peut-être les choses et que leurs fiançailles pourraient avoir lieu plus tôt qu’elle ne pensait.

En lui-même, il avait décidé de mettre fin à cette incomparable impatience en demandant, dès le lendemain, à Mme Krag, la main de sa fille.

Mais il souhaitait obscurément qu’elle la lui refusât, qu’un enlèvement s’ensuivît, que la blanche aventure se terminât par un mariage romanesque.

Tel était l’objet de sa méditation, quand le rideau se leva sur le premier acte de Littérature.


Du strapontin où il s’était réfugié pour échapper aux effusions de Mme Krag, il lui apparut, dès les premières répliques, qu’on jouait une pièce bien ennuyeuse. Le mouvement était lent, les silences étaient interminables, les personnages se déplaçaient dans la glycérine avec de la glu sous chaque pied, comme dans un film au ralenti.

Quand il vit Anita Bing pénétrer sur la scène en costume de tennis, il reconnut son ouvrage, mais le personnage lui demeurait étranger. La Clarisse de Littérature était toute vivacité, celle de Litteratur était toute langueur ; l’une jetait sa raquette en l’air, la rattrapait par le manche ; l’autre, les yeux baissés, en comptait les cordes.

Jérôme avait assez de sujets de préoccupation pour ne point s’en créer de nouveaux. Il jugea que sa pièce allait à un four, que Mme Krag ne le lui pardonnerait pas et qu’il devait se préparer, dès lors, à enlever Uni.

Il assista donc sans angoisse, et presque avec plaisir, au dépeçage d’une comédie qu’il ne tenait plus pour sienne.

L’acteur Alf Aasen parut à son tour. Il était chargé du personnage primesautier, hâbleur et infidèle de Florian. Il l’interprétait comme si l’apostolat avait été sa vocation. Les tirades joyeusement cyniques de ce mauvais sujet, il les tournait en conférence salutiste. Et rien n’était plus étranger au personnage de Jérôme que le ton sur lequel il contait aux amis de Clarisse son équipée à bord d’un transatlantique, où il s’était engagé comme groom pour découvrir, après tant d’autres, l’Amérique : il avait le regard rentré derrière le subconscient, et sa voix assourdie paraissait sombrer dans les linéaments d’une confession psychanalytique.

Du coup, Jérôme sentit ses projets d’enlèvement prendre de la consistance.

D’ailleurs, le public marquait de la froideur. Jérôme avait pour voisin un homme aux épaules larges, aux poings puissants, dont l’apparence brutale était démentie par des yeux clairs, chargés de rêve. Pas une seule fois, cet homme ne sourit, ne soupira, ne hocha la tête, ne fronça les sourcils, ne se pencha vers sa voisine. Les répliques le traversaient comme les rayons X un corps mou.

« Jamais sa mère ne me la donnera, se disait Jérôme. Elle me tient pour un débauché, un buveur, une calamité sociale, et, dès ce soir, elle me rendra responsable de son échec ici… J’enlèverai donc Uni… »

Déjà il tournait la manivelle de l’auto, quand un vacarme prodigieux l’arrêta net : au rideau qui s’abaissait sur la fin du premier acte, son voisin se mit à frapper l’une contre l’autre ses fortes mains ; la salle entière fit comme lui. Et c’est Jérôme qui fut enlevé.

Axel l’entraîna vers les coulisses.

— Bon sport, ce soir, disait le frère d’Uni en montrant ses larges mains : j’ai tapé durement mes deux battes de cricket !

Mme Krag se jeta dans ses bras.

— Comment trouvez-vous Alf Aasen ?

— Hé bien ! mais…

— N’est-ce pas ? Quel sens du symbole ! Et Anita ? Venez saluer Anita…

Les amis accouraient. Einar Magnussen, le ministre Krag, Sofie Kielland, le philosophe, l’architecte Dahl, l’entouraient, le félicitaient en termes abondants, sinon toujours clairs.

Le ministre lui donnait sur le dos des tapes enthousiastes ; le stoïcien lui souriait de la moitié d’une lèvre, du quart d’un œil ; Magnussen l’engageait comme correspondant du Dagbladet, à des émoluments magnifiques.

Mme Kielland était défaillante. Elle l’enveloppa d’un regard chavirant.

— Ah ! soupirait-elle, c’était tellement bon cette idée du sexualisme sportif, ce symbolique tennis, cet échange des fluides amoureux par le jet des balles !…

Uni parut à son tour. Peter, le fils du vieux Christiansen, l’accompagnait.

— Hello ! fit-elle en lui secouant la main, le premier set, il est gagné.

Peter Christiansen demanda à Jérôme :

— Est-ce que c’est une habitude française d’embrasser les jeunes filles à travers les cordes d’une raquette ?

— Mon Dieu, fit Jérôme, on s’embrasse comme on peut quand on s’aime.

— Aussi, derrière les pots des fleurs, dit Uni.

— Moi, continua le jeune homme, je les aurais fiancés tout de suite et j’aurais supprimé la raquette.

— Attendez la fin de la pièce, répliqua Jérôme, Clarisse et Florian ne se marieront pas.

— Qu’est-ce que cela peut faire ? dit Peter Christiansen.

Uni ne quittait pas Jérôme des yeux.

Entouré d’admiration, assailli par la curiosité, il était là comme un jeune vainqueur, étonné de sa victoire.

Mme Krag le prit par la main, l’entraîna jusqu’à la loge de Mlle Bing. Anita le reçut avec une modestie effarouchée. Elle avait été, disait-elle, constamment au-dessous de son rôle. C’était si difficile d’exprimer des sentiments français avec un cœur norvégien ! Elle avait senti le danger, la diabolique tentation de jouer le jeu extérieur à la façon française. Elle n’y avait échappé qu’en fermant toutes les portes et toutes les fenêtres de sa maison d’âme.

On alla porter des compliments à Alf Aasen, aux autres interprètes. Le quartier des artistes rappelait à Jérôme le vestiaire du Racing-Club. On y croisait des hommes de belle prestance à qui un teint éclatant tenait lieu de fard. A l’appel du régisseur, ils semblaient des athlètes prêts à s’élancer sur le gazon de la piste.

Comme Jérôme s’étonnait, auprès de Mme Krag, de rencontrer des comédiens qui pussent se passer de rouge :

— C’est, dit-elle, qu’ils sont abstinents.

— J’aurais cru que le régime de l’eau…

— Écoutez, Jérôme, je veux vous parler très fraternellement de l’abstinence.

— Je le désire beaucoup ; nous en parlerons demain, dit Jérôme qui songeait à se ménager pour le lendemain les bonnes grâces de la mère d’Uni.

Il pénétra dans la salle pour regagner son strapontin ; mais Axel le guettait.

— Par ici, mon garçon !

Il s’empara de Jérôme et le fit entrer dans une loge, où se trouvaient déjà sa sœur Hilda, Gerda Josefsen, Peter Christiansen et Uni. Peter soufflait dans les cheveux d’Uni au moyen de son programme roulé en tube. Mais le jeu n’était pas au goût de la jeune fille qui se défendait d’un air irrité.

— Uni, elle est malade, glissa Axel à l’oreille de Jérôme.

— Quoi ? fit Jérôme. Votre sœur est souffrante ?

Axel posa un doigt sur son cœur.

— Elle a une petite maladie là.

Gerda, qui les écoutait, se fit traduire ce qu’ils disaient et échangea, en riant, une remarque avec Axel.

— Gerda, elle dit qu’Uni a pris le mal dans la nuit de Noël.

— C’est peut-être un rhume, expliqua Jérôme en baissant les yeux.

— Cher vieux garçon ! s’exclama Axel. N’êtes-vous pas enrhumé aussi ?

Jérôme l’aurait embrassé. « Cet Axel, se disait-il, avec ses records, son embrocation, sa chewing gum, c’est lui le premier qui lit dans mon cœur. »

Et dans un élan tout intérieur, il lui voua une amitié qui ne prendrait fin qu’avec sa vie.


Cependant les lumières s’éteignirent et Jérôme suivit, cette fois avec intérêt, la partie qui se jouait sur la scène. Il s’agissait, pour faire plaisir à Uni, de gagner le second set.

Il attendait avec curiosité la scène du baiser. Anita Bing y mit beaucoup d’adresse. Clarisse chaste, ne laissant rien voir du feu intérieur qui la consumait, elle apparaissait dans le rayon lunaire d’un projecteur, comme l’image même de l’amour des jeunes filles qui refusent éperdument ce qu’elles brûlent de donner. Florian lui ouvrait les bras. Elle faisait trois pas vers lui, s’arrêtait, souriait. On voyait un élan qui tendait ses chevilles, une hésitation qui courbait ses épaules. Lui, à son tour, s’approchait d’elle ; le rayon lunaire s’éloignait discrètement. Alors, elle prenait entre ses mains la tête de Florian et, baissant la sienne dans le même temps, elle dirigeait elle-même je baiser du jeune homme vers ses cheveux. Puis, elle s’enfuyait en levant les bras vers le ciel, en un geste qui signifiait à la fois : « Comme je suis heureuse ! » et « Qu’ai-je fait ? »

Ainsi se trouvaient satisfaits Mme Krag et les membres de l’« Association pour le relèvement moral de la femme ».

A ce moment, Uni s’était tournée vers Jérôme et l’avait regardé en souriant.

Quand l’acte fut terminé, elle lui dit, en sortant de la loge :

— Anita Bing, elle ne connaît pas la manière pour donner un baiser.

Dans les couloirs, Jérôme croisa M. de la Boudinière, monocle, vernis, empesé, tout en grâces et en ronds de jambe auprès de Lena Larsen.

— Compliments, mon cher auteur, compliments. Je n’entends rien à la langue de ce pays, mais l’esprit français, ce vieil esprit du boulevard, transparaît à chaque réplique de votre comédie. Vous souvenez-vous de Dodoche, aux Variétés ? Ça me rappelle Dodoche, moins Jules Berry et Maud Loty. Ah ! Maud Loty, quel chou ! Tandis que cette petite Bing… Jolie, la jambe pas trop mal, mais pas de tempérament, pas de tempérament…

Lena Larsen haussa les épaules.

— Taisez-vous, Boudinière. Vous dites des choses stupides.

Et, s’adressant à Jérôme :

— Qu’est-ce que je vous disais ? La mère Krag a défiguré votre pièce. Encore si c’était d’un coup de vitriol, par jalousie, à la française… Mais non, pas même. C’est raboté, démembré, couvert de feuilles de vigne.

— Vous exagérez, fit Jérôme avec douceur.

— J’exagère ? Allons donc ! Pas un mot d’amour, pas une étreinte. Je suis bien sûre que dans votre pièce, à vous, il y a du mouvement, des coups de téléphone, des chutes à deux sur un divan, de la musique à la cantonade, un mari qui surgit, du revolver, des larmes, du pardon… De l’amour, quoi !

— Mais, pas du tout, protesta Jérôme. La version Clara Berg est remarquable. N’avez-vous pas senti tout ce qu’il y avait de sexualisme sportif dans cette partie de tennis ?…

Il s’éloigna.

— Il est touché, murmura Lena à son compagnon. Cherchez la femme…

Sur son passage, des personnes inconnues de lui l’arrêtaient, lui serraient la main.

Bjoern Bjoernson, fils de Bjoernson, l’interpella de loin.

— Hé bien ! Monsieur, n’êtes-vous pas Normand ? Je veux dire homme du Nord, Scandinave ?

— Je me croyais Tourangeau, mais…

Il rencontra Uni. Elle allait de groupe en groupe, posait des questions, écoutait, revenait vers lui.

— Le second set, il est gagné, disait-elle.

Ou bien :

— C’est un grand enthousiasme partout. J’écoute beaucoup ce qu’ils disent les personnes dans mon dos : c’est des paroles longues comme ça.

Très entourée, la bourgmestre Kielland discourait auprès d’eux, au milieu d’un cercle de dames mûres.

Uni regarda de son côté en riant.

— Vous ne savez pas comment elle dit ? « Ce petit Français, il a des idées grandes mais il n’est pas un mari pour moi… »

Ils retournèrent à la loge. Le troisième set fut enlevé de haute main. La partie était gagnée.

Quand le rideau s’abaissa, il n’y eut pas d’ovation, on ne réclama point l’auteur, mais la satisfaction se lisait sur le visage de tous ces gens qui avaient fait leur provision d’idées et s’en allaient les ruminer dans le calme de leurs petites maisons, silencieuses sous la neige.

C’est ce moment-là qu’attendait le directeur Johan Johannessen pour donner à Jérôme une chaleureuse accolade et, entouré de tout le personnel de la maison, lui adresser un discours en proportion avec le succès de la soirée. Sa voix d’ancien jeune premier montait vers les frises, flexueuse, fleurie et parfumée comme une glycine, dont Jérôme sentait les grappes couronner son jeune front.

Mme Krag lui succéda et profita de la circonstance pour déplorer qu’un écrivain si doué et un directeur si heureux ne fissent encore partie d’aucune société d’abstinence. Puis ce fut le tour d’Alf Aasen, au nom de ses camarades ; celui d’Anita Bing qui voulut dire son petit mot en français, d’une voix de colombe blessée ; celui du président de l’Association des machinistes et accessoiristes.

Les journalistes ne manquèrent pas d’accourir. Ils entourèrent Jérôme, le pressèrent de questions, en exprimèrent, comme d’un citron le jus, les dernières idées qu’il avait encore sur l’amour, qu’il emprunta, d’ailleurs, aux spécialistes de la question, à la Religieuse portugaise, à Étienne Rey, et s’en furent en ne lui laissant que sa peau et l’espoir de revoir Uni au souper qui allait suivre.

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