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Jérôme 60° latitude nord

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XVIII

Quand il s’éveilla, vers le milieu du jour, il aperçut d’abord, par la fenêtre, le jardin de Mlle Daa, qu’un rayon de soleil teintait uniformément, de sorte que chaque arbuste et même la barrière étaient fleuris de petites houppes roses.

Ses regards rencontrèrent ensuite le dos courbé de Mjofi, la servante, qui jetait des bûchettes dans le poêle.

— Ah ! Mjofi, fit-il en s’étirant, je crois au bonheur.

Comme elle ne comprenait pas ce que demandait le monsieur français, elle lui fit un sourire de pomme d’api, ajouta quelques bûches au feu, ouvrit toute grande la clé du tirage et sortit.

« Un vrai temps de fiançailles », se disait Jérôme.

La chambre sentait le sapin chaud et la mousseline amidonnée. Des petites phrases de Grieg la traversaient, avec des ailes ; les gouttes d’eau qui tombaient des stalactites du toit ponctuaient les instants.

Il est doux de se donner à un pays dont on porte en soi, depuis l’enfance, les paysages et le folklore.

« Vous êtes des nôtres, » avait répété Bjoern Bjoernson au souper de la veille.

« Parbleu, je suis des leurs », pensait Jérôme. Sous ses paupières à demi-closes, il se découvrait un ancêtre viking, séduit par les yeux noirs d’une fille de Touraine, entre le sac de Nantes et le pillage de Tours. Il voyait bien la scène : les longues barques, hérissées de lances, remontaient la Loire ; les filles du pays, déjà curieuses de spectacles militaires, étaient accourues sur les rives. Jamais les guerriers blonds n’avaient vu pareille guirlande de fleurs ; ils laissèrent là lances et boucliers pour aller les cueillir.

Frappé par cette révélation issue des profondeurs de son être, il admirait que le succès d’une comédie, jouée sur la scène du Pigeonnier, l’eût amené à renouer par un mariage le fil qui le rattachait à la Norvège.

Il ouvrit de nouveau les yeux. Il vit, sur le mur, Amundsen conquérant le Pôle Sud. Il en ressentit de la fierté.

Rien ne coûte à un homme qui a perdu sa personnalité ; il reçoit plus qu’il ne donne. Sur ce terrain défriché, retourné, hersé, toute graine semée croît rapidement.

A l’aide d’éléments puisés au chantier le plus réduit, il se construisait tout un avenir.

Il s’accouda sur son oreiller, considéra les proportions de la pièce, la disposition du mobilier, comment s’ouvraient les fenêtres doubles, se jointoyaient les planches des cloisons. Le châlet, où il vivrait avec Uni, ne serait pas plus grand que celui-là. Seulement, il le ferait peindre en blanc avec des chambranles rouges vif. Il aurait un étage. Au rez-de-chaussée, une grande pièce ornée de trophées de chasse : mâchoires de morse, massacres d’élan, peaux de lynx, où il travaillerait ; ici, sa table ; là, le fauteuil d’Uni ; aux murs, des rayons portant les œuvres des écrivains scandinaves ; — déjà, il s’attaquait à la traduction des poésies de Wergeland. — Au premier étage…

Il sauta hors de son lit et fit sa toilette en chantant.


A mesure qu’il approchait de la maison Krag, il trouvait le sol plus glissant et la vie plus difficile. Toutes les formules de demande en mariage qui lui passaient par la tête lui paraissaient misérables, prosaïques, sans portée. Jérôme était le seul écrivain de sa génération qui doutât de lui-même.

N’ayant point la formule, il se donna la contenance. Il sourit à la servante qui lui ouvrait la porte. Il sourit à la Vénus d’or du vestibule. Il sourit aux fleurs qui ornaient le salon, à la gerbe de boules de neige qui primait toutes les autres. Il sourit au bruit des pas qui accouraient.

— Vous m’avez gâtée, fit Mme Krag en surgissant les deux mains tendues. Ces boules blanches ne sont-elles pas le signe de l’affection que vous me portez, Jérôme ?

— En effet, appuya Jérôme pour s’ouvrir des voies favorables, une affection très pure et…

— Très pure ! Oh ! ce n’est pas ce que je veux dire, mais, comme l’infini d’Einstein, une affection à la fois sphérique et sans limites.

Jérôme jura que cela était l’expression même du sentiment qu’il éprouvait, qu’en effet son affection était ronde et qu’il s’en était toujours douté à sentir la place qu’elle occupait dans son cœur, où un sentiment d’une autre forme eût laissé des vides. Par les détours de cette géométrie sentimentale, il espérait arriver au but même de sa visite.

Mais Mme Krag reprit avec sa vivacité coutumière :

— Ce que vous dites est d’un intérêt extraordinaire. L’expression des sentiments par des figures géométriques permettrait d’en faire une classification claire, logique : les sentiments cylindriques, les coniques, les pyramidaux. Ainsi, l’orgueil, quel cylindre ! Quelle tour de Babel ! Et l’égoïsme, Jérôme, l’angle rentrant du polygone affectif. La haine…

— Oui, dit Jérôme, mais l’amour ?

— L’amour ? Le plus court chemin d’un cœur à un autre : la ligne droite.

« Elle a raison, se dit Jérôme, pas de détours ! »

Il se leva, s’inclina devant Mme Krag.

— Madame…

— Comment, vous partez ?

— Oh ! non, je reste… Je reste même à tout jamais, si…

Sur ce si, il eut un sourire chargé de prière et de mélancolie, dont il espérait qu’il lui éviterait d’en dire plus long. Mais le si demeura en suspension.

Il reprit avec des balbutiements que, seule, pouvait excuser la solennité de la démarche :

— … Si les liens du mariage pouvaient me retenir dans un pays qui m’est cher entre tous.

— Hé bien ! asseyez-vous. Je veux vous parler d’Anita Bing. Elle a vingt-deux ans, vous en avez vingt-cinq. Ce sont des âges qui…

— Ah ! Madame, interrompit Jérôme, ne me parlez pas de Mlle Bing.

Il s’inclina de nouveau, sentit sa tête se vider d’un coup et, libéré du contrôle de sa raison, récita la seule formule à laquelle il n’avait pas songé :

— J’ai l’honneur de vous demander la main de Mademoiselle votre fille.

— Ma fille ? Laquelle ?

— Mademoiselle Uni.

Mme Krag mit ses lunettes sur son nez, examina Jérôme des pieds à la tête.

— Comme c’est intéressant ! fit-elle du ton d’un clinicien devant un cas nouveau. Vous voulez épouser Uni ? Vous l’aimez donc ?

— Ah ! soupira Jérôme en fermant les yeux.

— Et elle vous aime ?

— Oh !

— C’est véritablement intéressant, répéta Mme Krag. Et quelle curieuse façon française de me demander ce que je ne peux pas vous donner !

— Quoi, Madame ? Vous ne… Ah ! si vous me refusez Uni, je suis… je me… je suis prêt à tout.

— Mais, cher Jérôme, je ne dispose pas de la personne de ma fille. Je n’ai aucun droit sur elle. Dans quel pays les parents ont-ils ce droit ? C’est une cruelle coutume des temps antiques, depuis longtemps abolie en Norvège. Vous vous aimez. Il faut vous marier ensemble. Voilà.

Jérôme se jeta sur la main de Mme Krag, la baisa avec fureur.

— Ah ! Madame… Madame…

— L’union d’un Français avec une Norvégienne, poursuivait-elle avec sérénité, est un fait assez rare. La plus récente est celle de l’ingénieur Dubuisson avec la fille du conseiller Ebbe Heiberg. Elle a duré trois ans. C’est une jolie performance.

— Oh ! oui, mais nous, affirma Jérôme, nous nous aimons.

— Est-ce que vous vous marierez bientôt ?

— Nous marier ? Je ne sais pas. Nous n’en avons pas encore parlé.

L’étonnement, la joie animaient sa langue. Il était prêt à prendre cette mère pour confidente, à tout lui raconter : le Jupiter, Holmenkollen, le chien de la fleuriste… Mais elle avait hâte de revenir à des affaires sérieuses.

— Il faut, dit-elle, que vous partiez maintenant pour Copenhague.

— Pour Copenhague ?

Elle lut à Jérôme un télégramme du directeur du Dagmarteatret de cette ville, qui demandait à monter Litteratur, dont le succès lui était connu par les dépêches de la nuit. Jérôme était prié de se rendre d’urgence au Danemark avec un projet de contrat.

— Vous avez un train, ce soir, à 9 heures, lui indiqua Mme Krag.

— Non, non, cent fois non, protesta-t-il. Je ne quitterai pas Christiania…

— Oslo, rectifia-t-elle.

— Vous dites ?

Elle lui apprit, — car il vivait dans un rêve, — que depuis la veille, ce petit nom jaune, en forme de citron, avait remplacé le grand nom, noir et blanc, roc et neige, de la ville.

— Je ne quitterai, reprit-il, ni Christiania, ni Oslo. Songez, Madame, qu’aujourd’hui se jouent mon bonheur et celui de Mlle Uni, que cette pauvre petite doit attendre dans l’angoisse le résultat d’une démarche qu’elle pressent certainement.

— Hé bien ! partez ensemble.

— Ensemble ?

— Ne m’avez-vous pas dit que vous alliez vous fiancer ? Copenhague est une ville très gaie. Vous y trouverez tout ce qui réjouit les Français, les restaurants de nuit, la musique de danse, les femmes à talons hauts. Parlez-en à Uni. Elle est dans sa chambre. Et donnez-moi une réponse rapide. Je dois câbler aujourd’hui au théâtre Dagmar.

Jérôme se dirigea, le cœur battant, vers la chambre de la jeune fille. Il frappa à la porte.

— Io ! fit la voix d’Uni.

Et elle reprit le petit air qu’elle sifflait. C’était une chanson américaine, qui lui venait volontiers aux lèvres, quand les choses allaient à son goût, quand la neige était skiable, quand la nuit s’annonçait claire pour l’étude des étoiles.

Jérôme la trouva étendue à terre, les coudes au parquet, les mains sous le menton, un livre sous les yeux.

Elle tourna la tête vers lui.

— Vous le connaissez, ce Montherlant ?

— Heu… Oui. Bonjour, Uni.

— Il a une magnifique science sur la course à pied. C’est un sportif auteur, comme vous.

Elle se leva et s’assit sur une sorte de lit-divan, surmonté d’une panoplie de skis et de raquettes. Elle enfonça sa tête dans un coussin, croisa ses jambes, alluma une cigarette, lança une bouffée de fumée au plafond.

— Bonjour, Jérôme, dit-elle. Asseyez-vous ici. Je veux demander à vous quelque chose.

— Moi aussi, dit Jérôme éperdu.

Elle l’attira contre elle.

— Il faut nous fiancer maintenant.

— C’est fait, s’écria-t-il joyeusement.

Il lui conta d’un trait la visite à sa mère et que celle-ci ne mettait aucune entrave à leurs fiançailles.

Uni s’écarta, jeta ses cheveux en arrière d’un air mécontent.

— Non, ce n’est pas fait, dit-elle. Ce n’est pas une question pour maman. Je suis libre d’elle.

— C’est bien aussi ce qu’elle pense, dit Jérôme.

Elle lui prit la main, fixa sur lui son regard clair.

— Je veux vous pour mon fiancé, dit-elle. Voulez-vous moi ?

— Oh ! oui, dit-il d’une voix qui tremblait.

Ses paupières battaient ; derrière elles, s’enfuyaient les dernières images de son passé.

— Je veux vous pour mon fiancé, reprit Uni, parce que je veux donner à vous tout ça qui est dans moi, parce que c’est bon ainsi, parce que…

Elle tomba dans ses bras.

— … parce que j’aime toi.

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