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Jérôme 60° latitude nord

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XVI

Il s’établit entre eux, pendant la journée qui suivit, une correspondance secrète tout au goût de Jérôme.

Au premier billet qu’il lui adressa, elle ne répondit pas. Au second, plein d’inquiétude et d’appels passionnés, elle fit la réponse suivante :

« Cher Jérôme,

» Vous demandez si je vous aime. C’est une très inutile question. Mais c’est tellement difficile à moi d’écrire des choses comme vous écrivez ! Ce n’est pas elles qu’on apprenait au pensionnat, à Lausanne. J’aime mieux de parler qu’à écrire.

» Je veux que vous savez une chose, Jérôme : je suis très fâchée que notre amour est un secret de nous deux. Ce veut être tellement plus bon si nous sommes des fiancés. On peut aller rire ensemble avec Axel et Gerda, promener sur les skis toute la nuit. On peut aussi donner des baisers beaucoup plus. J’aime que vous avez embrassé moi au boutique des fleurs, mais c’est peut-être encore plus praticable dans ma chambre. Maintenant, c’est la vacance à l’Université. On peut être toutes les heures ensemble.

» Au lieu de quoi, hier soir j’étais triste. J’avais peur que vous faites de la noce avec L. L. que je hais. Je n’avais pas raison, mais L. L. était dans ma tête comme une mouche dans une bouteille. Axel disait que j’avais un flirt malheureux. J’ai fermé sa bouche avec un swing très dur.

» C’est long à attendre demain pour nous voir… Répondez vite sur notre fiançaille. Je trouve ça drôle que vous avez écrit à votre mère sur cette chose-là.

» Uni. »

Jérôme répondit aussitôt :

« Non, Uni chérie, je n’ai pas fait la noce hier soir avec deux majuscules. Je n’ai pas quitté « Blaa Hus ». Je vous ai aimée tout le long de cette longue soirée, de cette longue nuit. Il n’y a plus personne au monde qui puisse occuper mes pensées que vous et vous et encore vous. Aussi, jugez de mon bonheur : pendant deux heures, cette chère Mlle Daa m’a parlé de votre pays. J’en ai appris des choses ! Vous ne m’aviez jamais dit que la cascade de Valurfos tombe de 352 mètres de haut, qu’il gèle pendant 243 jours par an à Kautokeino, — nom adorable ! — que la Norvège a 20.000 kilomètres de rivages, la moitié du tour de la terre, Uni ! Vous m’aviez caché que les purs Norvégiens s’expriment en vieux langage landsmaal. Est-ce en landsmaal que vous pensez à moi, ma chérie ? Saviez-vous qu’il y a des lynx dans vos forêts, des moustiques au cap Nord ? Pourquoi ne me l’avez-vous pas dit ? Tout ce qui me rapproche de vous, je veux le connaître. Je veux apprendre à danser le halling qui est votre danse nationale, à jouer du langeleik à huit cordes. Je vous aime. Et comme nous ne nous verrons pas aujourd’hui, je resterai ici. Mlle Daa me lira les sagas de vos anciens rois. Je lui poserai des questions, je m’instruirai de tout ce que vous savez et que je ne sais pas.

» A demain matin 11 heures comme convenu.

» C’est la petite bonne de Mlle Daa qui vous apporte mes lettres. Elle se nomme Mjofi. N’est-ce pas ravissant ?

» Adieu, ma douce neige, je vous serre dans mes bras.

» J. »

» Demain, nous parlerons de nos projets. »

« Demain, se disait-il quand la lettre fut partie, demain, nous verrons… »

Il n’était pas pressé d’aller rire avec Axel et Gerda, de recevoir une seconde fois les compliments d’Anita Bing, de Johannessen, le bouquet des ouvreuses. Il n’était jamais pressé de sortir du rêve pour entrer dans la réalité.

Dans l’après-midi, il eut une seconde lettre d’Uni.

« Maman est très fâchée de vous que vous n’avez pas venu au théâtre aujourd’hui. Moi, je sais un garçon qui a passé sa journée à la géographie au lieu de donner le courage aux acteurs pour demain.

» Ça m’est égal que Valurfos est haut et je ne connais pas ce que c’est langeleik. Le halling, c’est une danse de la campagne où on lance le pied dans le plafond, c’est très ridicule.

» Mlle Daa est un vieil nationaliste. On peut la mettre dans le musée de Bygdœ sous un verre avec les costumes antiques.

» Moi, je veux que vous serez célèbre demain dans la Norvège, qu’on tapera les mains très fort à Littérature. Je veux être dans la salle et que tout le monde sait qu’il tape aussi mon cœur dans le même temps que ses mains.

» Je viendrai au embarcadère de Stillebach demain matin à 10 h. 30. Il faut qu’on a le temps libre pour faire notre fiançaille avant la répétition.

» Uni. »

Jérôme venait à peine de glisser cette lettre sur son cœur que Mme Krag se fit annoncer et entra en bourrasque dans sa chambre.

— Hé bien ! n’êtes-vous pas malade ? Non ? Que se passe-t-il ? Dernière répétition aujourd’hui. Pas de Jérôme. Johannessen bouleversé boit le whisky sous mes yeux pour se remettre. La petite Bing sans voix, sans allant ; — je la soupçonne d’ailleurs de vous aimer ; nous en reparlerons. — Et, c’est le comble, pas de téléphone dans cette maison de Lysaker. Alors ?

Elle tournait dans la pièce, inspectant chaque objet, s’arrêtant aux gravures qui décoraient les murailles, posant ses questions au roi-Haakon-acclamé-par-la-jeunesse-universitaire, à Roald-Amundsen-plantant-au-Pôle-Sud-le-drapeau-norvégien.

— J’ai eu beaucoup à faire, expliqua Jérôme, des lettres à écrire…

— Ta ta ta… Le bruit est venu à mes oreilles que vous étiez amoureux.

— Moi, Madame ?

— Il va faire l’étonné ! Vous savez bien de qui je veux parler.

— Je vous affirme, balbutia Jérôme…

Dans sa poche, les lettres d’Uni craquetaient. Il poussa un profond soupir et baissa la tête comme un enfant coupable.

— Vous connaissez, ajouta vivement Mme Krag, mes idées sur le droit au bonheur. Mais est-ce bien le bonheur qui vous attend de ce côté ?

— Oui, Madame, oui, s’écria-t-il dans un élan.

Elle le considéra avec ses petits yeux bordés de cils roux.

— Écoutez, Jérôme. J’ai l’horreur des demi-mots. Laissez-moi vous parler clairement. Tagore a dit : La passion est la lanterne qui nous guide. Moi, je vous dis : Prenez garde, votre lanterne vous conduit dans un chemin détestable.

Jérôme, peu entraîné à recevoir les reproches d’une mère, était prêt à se jeter à ses genoux, à tout avouer.

— Quelle idée vous faites-vous, poursuivait-elle, d’une jeune fille que l’on rencontre partout dans la compagnie d’un étranger dont on sait qu’il n’est pas son fiancé…

— Hé bien mais…

— … dont on dit qu’il est son amant ?

Jérôme bondit, la main en avant dans un geste de serment.

— Oh ! sourit Mme Krag en l’arrêtant, ce sont là des mœurs françaises. Pourquoi vous indigner ? Vous allez me prouver qu’il est tout naturel que Mlle Larsen soit au mieux, comme on dit à Paris, avec un attaché de légation.

— Quel rapport ?…

— Comment, quel rapport ? Cela vous laisse indifférent que Mlle Larsen soit l’amante de votre ami M. de la Boudinière ?

— Tout à fait indifférent.

— Comme vous êtes intéressant ! Et vous songez quand même à l’épouser ?

— Qui ?

— Hé bien ! Mlle Larsen.

Comme deux couleurs complémentaires en se mêlant produisent du blanc, de même la joie, rencontrant brusquement l’inquiétude sur le visage de Jérôme, donnait à ses traits une expression neutre, le masque de la sérénité.

— Je ne songe pas à épouser Mlle Larsen, dit-il tranquillement.

— De mieux en mieux ! Ah ! les Français ont du relief. Pas de morale, mais du relief.

Il eut bien de la peine à convaincre cette véhémente de l’innocence de ses relations avec la directrice de l’Institut médico-légal. Il lui conta en termes obscurs une histoire où se trouvaient mêlés une jeune fille qu’il ne nomma point, une marchande de fleurs, le vieux peintre Christiansen, des pots d’azalée, des tonnelets de bière ; fit allusion à un baiser donné par comédie et se disculpa de Lena en songeant à Uni.

Il désirait une absolution ; il obtint un sermon. Il apprit que Lena Larsen ne se cachait pas du goût qu’elle avait pour l’auteur de Littérature, que cette inclination avait pris naissance à Paris dans un bal-musette de Montparnasse, qu’au demeurant c’étaient là des mœurs de brasserie dont il n’y avait pas lieu de s’étonner, cette jeune fille ayant vécu en France sans s’y marier, à l’âge que la « Société d’Eugénésie » désigne comme le plus favorable à la conjonction de l’homme et de la femme.

— Mais, fit en terminant Mme Krag, me direz-vous pourquoi vous n’êtes pas venu à la répétition ?

— … Vraiment impossible, je vous assure… Correspondance imprévue… travaux d’ethnographie… A ce propos, comment trouvez-vous mon logement ?

— Antique, chauffage primitif, pas de téléphone. Je ne vous demande pas ce qui vous a attiré dans ce coin perdu de la banlieue…

Elle se dirigea vers la porte.

— Je compte sur vous pour demain matin. Anita Bing sera chez moi à 10 h. 1/2. Elle vous fera entendre quelques répliques de sa grande scène du second acte. Elle désire avoir vos conseils. Elle y tient beaucoup. Moi aussi. A demain.

Elle avait déjà un pied dans la rue.

Jérôme cherchait éperdûment une excuse à ne pouvoir justement pas se rendre chez elle à cette heure-là. Il perdait, de jour en jour, cette aisance, dont il était jusqu’alors naturellement doué, à trouver en un tournemain une allégation à refuser un rendez-vous intempestif, à éluder une question inopportune.

Et quand il ouvrit la bouche pour répondre, il ne trouva rien de mieux que cette phrase sans artifice :

— Je ne viendrai pas demain matin chez vous.

Mme Krag le regarda avec consternation.

— C’est bon, dit-elle, je n’insiste pas. L’âme d’un Français est un labyrinthe où je m’égare.

Elle s’éloigna, tandis qu’il murmurait :

« Demain matin, je rejoindrai votre fille à l’embarcadère de Stillebach. Nous prendrons un petit bateau à vapeur. Nous irons, en brisant les glaces du fjord, jusqu’à Oskarshall, où il y a un parc, un vieux château, du silence, un banc… »

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