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Jérôme 60° latitude nord

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A ROLAND SAUCIER

I

Assis sur sa couchette, les pieds sur ses valises, Jérôme songeait à cette passante de Fleet street avec sa mallette de cuir fauve et ses yeux d’ardoise mouillée, aperçue la veille par la vitre du taxi qui le menait à travers Londres d’une gare à l’autre.

Elle devait porter un de ces noms qui font chanter la voix quand on les prononce, avoir un cœur sensible, pleurer en lisant les romans de Florence Barclay, préférer à tous les gâteaux de l’Empire un muffin imbibé de beurre chaud. Il aurait dû s’arrêter, descendre de la voiture, se jeter à ses pieds. C’était elle qu’il aimait depuis toujours, elle qu’il avait aimée en aimant la seconde Mrs. Shelley, en découvrant lady Stanhope, en découpant dans l’Illustration, pour le glisser dans son portefeuille, ce Portrait de Femme de Raeburn, dont les lèvres de cerise et le teint de pêche avaient été sa première gourmandise secrète ; elle qu’il devait épouser le soir même, à minuit, dans une église vêtue de lierre, sans autres témoins que Wordsworth et Coleridge. L’arrivée à la gare de King’s Cross l’avait désespéré : il venait de passer à côté du bonheur.

Cependant les mouvements du navire, quittant les eaux douces du Tyne pour entrer dans la mer du Nord, dissociaient peu à peu les éléments de l’image évoquée. Il n’en resta bientôt qu’une forme inconsistante, qui se confondit avec la fumée de sa cigarette et fut, avec elle, aspirée par le hublot de la cabine.

Au départ de Newcastle, Jérôme s’était fait servir un souper de fruits et de champagne frappé. Il égrappa quelques raisins, vida la bouteille. C’était plus qu’il n’en fallait pour que l’inconnue de Fleet street cédât la place à une cueilleuse de chasselas, levant ses bras vers la treille entre un panier d’osier et l’envol des guêpes irritées. Car toute notion du réel qui parvenait au cerveau de ce jeune homme passait d’abord par son cœur et s’y chargeait d’un potentiel tel qu’en suivant cette route, la grappe de raisin devenait la chanson d’une fille de Thomery, et la fugitive vision d’une passante, un mariage de minuit.

Ainsi vivait-il dans un monde de possibilités qu’il confondait habituellement avec la réalité et rarement explorait jusqu’au point de prendre conscience qu’elles étaient des impossibilités.

Cette façon particulière de son imagination portait naturellement Jérôme vers les lettres, où il avait, à vingt-cinq ans, acquis quelque renommée, et vers l’amour, où il n’avait encore connu d’autre désenchantement qu’une certaine monotonie dans la réussite.

Ayant croqué les raisins, il choisit une poire, mordit à même la chair juteuse, retrouva dans cette fraîcheur sucrée le verger de la maison de famille à Langeais, le sourire de sa vieille mère, le salut du jardinier, la levée de la Loire et le parfum de ce magnolia qui fleurit dans un jardin de Cinq-Mars-la-Pile, en bordure de la route.

Puis il s’étendit, les mains à la nuque, abandonné à l’heureux destin qui le menait vers ce pays qu’il chérissait d’avance, la Norvège. Une bouffée de bonheur lui gonfla le cœur.

« Ah ! se disait-il, tout cela est bien agréable et Coupeau est un chic type. »

C’était Coupeau qui lui valait tout cet agrément, lui qui avait reçu et joué Littérature au théâtre du Pigeonnier, lui qui l’avait fait traduire en norvégien par la romancière Clara Berg, lui qui l’avait fait recevoir au Théâtre National de Christiania, lui enfin qui avait conseillé le voyage : « Tu es jeune, tu as des sous. Va là-bas, mon petit ; ça te formera ; tu monteras ta machine avec mon vieil ami Johannessen qui n’est pas une bête ; Clara y mettra une touche nordique ; la petite Bing te jouera ça comme une fleur. C’est le succès. Vas-y. »

Il y allait.

Il y allait l’esprit possédé de contes bleus, sans Baedeker, sans Joanne, sans autre guide que son pouvoir de création imaginative. Il savait que les petites filles s’y appelaient Solveig, les garçons Olaf. Des maisons de bois y ouvraient un œil de lumière dans la longue nuit d’hiver ; sur le seuil, une fiancée attendait le facteur chaussé de lames de bois, il n’avait pas de lettre pour elle et poursuivait sa course silencieuse vers d’autres espoirs ; les mœurs y étaient douces ; les choses et les êtres y fraternisaient ; et l’eau des fjords, calme, profonde et reflétant le ciel, était l’image même de la patrie.

Le cor des timbres-poste de sa collection, les petits tonneaux d’anchois des épiciers, le coupe-papier en os de renne rapporté du cap Nord par son oncle, le nom même de la Norvège dans sa forme française, tellement plus prodigue en promesses d’enchantement que la Norge scandinave, la Norway anglaise, avaient, depuis son enfance, raconté à Jérôme des histoires où les fleurs de la forêt avaient des yeux bleus comme le timbre de 25 œre, où les phoques des îles Lofoten parlaient en vieux dieux désabusés, où des rois, que l’on croyait morts depuis la conquête de l’Islande, poursuivaient sans répit un renne blanc couronné de bois d’or.

C’est assez dire qu’il savait où il allait.

Le lendemain, il fut le premier sur le pont. Démêlant l’écheveau musical du vent dans les cordages, il y découvrait la chanson des sirènes scandinaves, répondait à leur appel, les rejoignait, les épousait. D’une flottille de pêche qui chassait la sardine, il tirait une flotte viking, la chargeait des dépouilles de la France et de quelques belles captives arrachées aux douceurs de la Loire. « Sûrement, se disait-il, ils ont enlevé Andrée, la fille du pâtissier d’Azay-le-Rideau, à cause de ses bras couleur de galette dorée, et aussi ma cousine Gilberte, qui n’a pas dû beaucoup se défendre… » Il organisait une attaque, un abordage ; il égorgeait des guerriers blonds, arrachait Gilberte aux bras de son ravisseur. Mais, au moment où il allait profiter du désordre pour prendre enfin le baiser qu’elle lui avait toujours refusé, un petit homme à lorgnon d’or, à barbiche blanche, s’approcha de lui, s’inclina poliment et lui dit :

— Français, Monsieur ?

— Oui, Monsieur, répondit Jérôme en se retrouvant sur le pont du Jupiter.

— Avocat Niels Œrvik, de Bergen. Sans doute, vous venez de Paris ?

— De Paris, en effet.

— Ah ! Paris.

Il poussa un profond soupir, prit Jérôme par le bras, lui conta des souvenirs de jeunesse.

— En 89, j’ai soupé avec la Goulue et Valentin, Monsieur. Et, comme on était bien saoul, j’ai dansé le chahut avec cette célèbre dame pendant que les demoiselles de nuit tapaient avec les mains sur leurs genoux. Et Paris en 1900 !… C’était la bombe tous les soirs, le champagne à Montmartre, la soupe à l’oignon aux Halles…

Ce vieillard était intarissable sur les agréments de la vie à Paris, qu’il possédait comme un guide de la tournée des Grands Ducs. Fier d’une érudition acquise en divers séjours dans la Ville-Lumière, il citait les chefs-d’œuvre des monuments célèbres : le vin d’Argenteuil du Lapin Agile, le haricot de mouton du Caveau des Oubliettes rouges, la danseuse Léone du Pigall’s.

« Est-ce bien un Norvégien ? » se demandait Jérôme, songeant au Nansen du « Fram », au pêcheur de morue de l’Émulsion Scott.

— Êtes-vous Norvégien, Monsieur ? fit-il en arrêtant le petit homme qui pénétrait dans le Cabaret des Assassins.

— Certainement, répondit l’autre, et Français aussi… avec les dames !

Il éclata d’un rire sonore.

— Je vous prie, ajouta-t-il, donnez-moi le plaisir de venir me parler du cher Paris au fumoir, après le lunch. Nous voudrons bien boire le cognac ensemble.

Il sortit de sa poche un flacon de trousse de toilette qu’il montra furtivement à Jérôme en clignant de l’œil. Puis il disparut par l’escalier des cabines.

Un autre voyageur s’approcha de Jérôme. Il était jeune et grave ; il avait le cou pris dans un haut faux-col, la tête coiffée d’un melon, les pieds chaussés de snow-boots.

— Êtes-vous Français, Monsieur ?

— Oui, Monsieur, répondit Jérôme qui se nomma. Mais, êtes-vous Norvégien ?

— Consul Jens Willumsen, de Christiania. Ne venez-vous pas de Paris ?

— Mon Dieu, oui, comme vous, n’est-ce pas ?

— Comme moi, exactement. Et même, je viens de l’Abbaye, que j’ai quittée pour courir au train de Calais avec mon smoking encore sur le dos. Ne trouvez-vous pas que c’est une galante façon de quitter le cœur de la France pour rentrer dans le vide de l’Europe ?

Son visage s’éclairait à la lumière des girandoles évoquées, son col s’amollissait, son melon s’atténuait, ses snow-boots, amenuisés en escarpins, cherchaient sous la table fleurie du restaurant les pieds de la petite Loulou, de la grande Suzy.

Il invita Jérôme à célébrer avec lui, après le lunch, au fumoir, les inestimables plaisirs de cette ville incomparable.

Un troisième passager se présenta.

Le Français faisait aimant. C’est une des conséquences de la Marne et de la réouverture du Moulin Rouge.

Chacun venait à lui, se nommait, lui brisait la main, lui donnait rendez-vous au fumoir et l’un après l’autre, trouvant la brise trop fraîche, regagnait une bouche d’escalier.


C’est alors qu’elle parut.


Jérôme allait et venait, cherchant à chasser l’amertume de ses premiers contacts avec les fils de Harald-aux-beaux-cheveux, quand il croisa une jeune fille qui faisait les cent pas dans les cent pas qu’il venait de faire.

Il s’arrêta, se retourna, perdit en un instant le jeu de ses pensées, oublia son nom, son âge, le lieu de sa naissance, la couleur de ses yeux, la ligne de son nez, l’élévation de son front, tout son état-civil, le signalement de son passeport, et ne laissa au point de la rencontre qu’un automate vêtu de sa dépouille.

Il aimait.

Il était tout entier en saccades, en réflexes, sans contrôle sur sa voix qui continuait de chantonner, sur ses lèvres qui persistaient à sourire. Telle est l’indignité de l’amour qui, d’un être naguère hardi, délié, spontané, fait une machine de Vaucanson et par là rejoint la peur et la stupidité.

La jeune inconnue poursuivait sa promenade et rien dans l’aisance de sa démarche ne dénonçait qu’elle eût été atteinte par le coup qui venait de terrasser son compagnon de route.

Elle allait d’un pas dégagé, portée par de belles chevilles, auxquelles les perfidies du roulis imposaient de souples inflexions, des reprises d’équilibre qui mouvaient sa taille, ses épaules ; ses lèvres entr’ouvertes buvaient l’air marin ; son regard porté au loin s’emplissait d’espace. La figure de proue du navire se promenait sur le pont.

Quand Jérôme reprit ses sens, elle s’était arrêtée devant lui, les reins au bastingage, et plantant ses yeux clairs dans les yeux sans regard du jeune homme :

— Monsieur, dit-elle, êtes-vous Français ?

— Je ne sais plus, répondit Jérôme, autant par amnésie que par crainte qu’elle ne lui parlât de Montmartre.

Loin de se fâcher d’une réponse aussi sotte, elle se mit à rire.

— Vous êtes Français, moi, je sais cette chose que vous ne savez plus.

Elle lui tendit la main.

— Uni Hansen.

Jérôme retrouva tout juste son nom pour se présenter à son tour.

Elle lui secoua les doigts avec un enthousiasme où il vit plus de camaraderie qu’il n’en désirait. C’étaient des façons de garçon.

Mais, comme il l’aimait, il pensa qu’une descendante des Vikings ne pouvait avoir les manières de l’Accordée du Village, que la reine Zénobie, Atalante, Nausicaa avaient été à la fois sensibles et hardies, qu’au surplus la Norvège étant un pays de forêts, il était juste que ses filles eussent des apparences de Diane.

Il lui posa par politesse des questions sur la direction du vent, le nom des oiseaux que l’on voyait voler autour du bateau. Elle répondait bravement dans un français difficile, sans chercher ses mots, en les prenant comme ils se présentaient. Mais l’ornithologie ne paraissait pas lui être familière. Jérôme s’enhardit, l’interrogea sur ses goûts, ses aversions, ses aptitudes.

Elle lui apprit qu’elle était étudiante en astronomie ; qu’elle venait de passer une année à Lausanne dans le pensionnat de Miss Regina, où l’on enseignait à parler le français en pensant en anglais, et huit jours à Paris, où les artistes scandinaves de la « Rotonde » lui avaient donné des notions d’argot et de valse chaloupée ; qu’elle aimait la musique américaine, la boxe française, les livres de Jack London ; qu’elle savait par cœur A Daughter of the Snows, et se désintéressait des romans français, parce que les hommes et les femmes s’y font du mal, qu’il y en a toujours un qui fait pleurer l’autre et que, surtout quand c’est l’homme qui pleure, c’est une chose monstrueuse.

— Vous exagérez, dit Jérôme. Ils finissent souvent par un mariage.

Elle ajouta que les seuls romans qu’elle lût étaient ceux que sa mère écrivait, lesquels se terminaient couramment par un divorce, qui est la fin naturelle de l’amour, qu’au reste elle ne les lisait que par devoir filial, car les problèmes du cœur la laissaient indifférente.

Jérôme l’écoutait passionnément, c’est-à-dire sans rien entendre de ses propos que ce qui pouvait rassurer son amour : qu’elle sortait de pension, qu’elle aimait les étoiles et qu’elle n’avait passé que huit jours à Paris.

Avec la conviction que lui donnait son désir de plaire, il convint qu’il raffolait de la boxe, comme, d’ailleurs, de tous les exercices du corps et que, pour les exercices du cœur, il les réservait aux personnages de ses comédies, car, ajouta-t-il, les exigences du public ne lui permettaient pas de négliger absolument ces balivernes.

— Je pense comme vous, dit Uni Hansen, la boxe française est un magnifique travail pour les jambes.

Elle fit à Jérôme un petit adieu familier de la tête et reprit sa promenade sans qu’il osât l’accompagner.

Il se laissa tomber sur un banc, anéanti par le son de cette voix, par cet accent chantant.

« Uni, murmurait-il, quel nom ravissant ! Elle prononce Ouni… Non, pas tout à fait comme ça… Elle a traîné sur ou et laissé tomber ni comme une petite chose de rien du tout. Ouni… c’est un peu mieux. Et puis ce n’est qu’une habitude à prendre. Chère et douce habitude !… »

Elle passait et repassait devant lui dans le vent ; quand elle allait vers l’arrière du pont, les mèches blondes de ses cheveux courts battaient son front et ses tempes ; au retour, son visage était nu et rose, offert aux caresses amères des embruns.

Bientôt, elle fut rejointe par un grand garçon avec des yeux bleus et des cheveux de chanvre, qui la salua d’un clair éclat de rire, lui secoua les mains, lui frappa les épaules. Elle riait aussi, ripostait bourrade pour bourrade, lui posait des questions auxquelles il répondait par des explosions de gaîté. Comme elle l’avait saisi par les poignets, il se dégagea d’un tour de bras, s’échappa en courant, s’engouffra dans une bouche d’escalier, où elle disparut derrière lui.

Jérôme ferma les yeux.

Il ne les rouvrit que le soir, après une lente journée d’atermoiements, où la jeune fille et son compagnon ne parurent ni au lunch, ni au thé, ni au souper ; où il fallut qu’il portât, avec des alcools prohibés, la santé des jolies dames de France, qu’il subît les allocutions du journaliste Directeur Einar Magnussen « au jeune et célèbre dramaturge, ami de la Norvège », de M. l’Avocat Niels Œrvik « au porte-parole de la pensée française », de l’armateur Consul Jens Willumsen « au parisien », qu’à chaque bruit de porte ouverte ou fermée son cœur, soudain rempli de l’espoir de la voir apparaître, déçu se contractât et se séchât à la mesure d’une noisette.

La nuit était venue.

Enfin apaisé, tout près d’oublier cet être insaisissable, Jérôme goûtait sous les étoiles la joie d’atteindre les côtes de la Norvège, où l’on voyait déjà scintiller les feux de Stavanger. Il s’inquiétait seulement de ce qu’au mois de novembre l’air fût si doux dans ces parages qu’il croyait semés d’icebergs. Ses yeux fouillaient l’obscurité à la recherche d’une banquise hostile, livrée aux ours blancs, aux morses.

Auprès de lui Willumsen et Magnussen fumaient leur cigare, buvaient à petites gorgées leur whisky, leur cognac camouflés en eau de Cologne, en élixir dentifrice. Des passagères qu’on n’avait pas vues depuis Newcastle, enfin rassurées à l’approche des eaux tranquilles de la côte, confiaient leur convalescence aux soins de l’air natal.

— Monsieur, dit soudain Jérôme à Magnussen, n’est-ce pas une île flottante que j’aperçois là-bas ?

— Absolument pas, fit Magnussen en regardant Jérôme avec étonnement. C’est le bateau des postes et télégraphes. Il vient prendre le courrier de Stavanger.

Il y eut un arrêt, des échanges de voix, des lanternes balancées, des sacs postaux jetés par-dessus bord, qui tombaient avec un bruit mou dans des bras d’ombre. Le Jupiter se remit en marche. On passait sous des feux blancs qui faisaient froid aux épaules, sous des feux rouges qui les réchauffaient. Le navire glissait par d’étroits chenaux, entre des îles basses et une côte montagneuse, rangeait des maisons de pêcheurs où l’on voyait sous la lampe un homme qui remmaillait ses filets.

Jérôme, impatient de spectacles hyperboréens, estimait que tout cela manquait de phoques et de pingouins. Il se leva, se mit à arpenter le pont, cherchant à retrouver la légèreté naturelle de son humeur, quand une vague d’amour déferla sur son cœur : il venait de reconnaître Uni Hansen et son compagnon du matin, accoudés au bastingage, silencieux.

Il eut le sang-froid de s’assurer qu’il n’y avait point de contact entre le coude de la jeune fille et celui de son voisin, de compter plusieurs étoiles entre leurs joues, rattrapa tout juste le contrôle de ses actes comme on fait, par les basques de son vêtement, d’un homme qui se jette à l’eau, reprit du souffle et demeura quelques minutes sans mouvement.

Il était la proie de l’instant perfide, se faisait souris entre les pattes du chat, prolongeait son angoisse par le secours de réminiscences romantiques. La lune allait se lever, — c’était toujours ces moments-là qu’elle choisissait ; — il savait bien, pour l’avoir utilisé après tant d’autres, qu’un clair de lune placé en fin de premier acte est d’un effet fatal ; il accepta d’en recevoir à son tour le choc ; il attendit.

Elle apparut, plus vite qu’il ne le souhaitait, entre deux montagnes ; un rayon toucha les cheveux de la jeune fille comme la baguette argentée d’un magicien… Jérôme avança d’un pas. Au bruit, Uni Hansen se retourna.

— Ah ! Mademoiselle, dit-il, quel beau spectacle !

— Oui, dit-elle d’une voix molle, c’est un spectacle beau.

— N’est-ce pas ? Et pourtant, avec l’habitude, on devrait… Eh bien ! non… on sait qu’elle va venir à l’heure marquée sur le calendrier, que ce ne sera qu’un clair de lune de plus… Et puis… Ah ! tout de même, cela vous remue…

— Je crois aussi, dit Uni Hansen d’une voix de plus en plus défaillante.

Le bateau s’éloignait maintenant de la côte et regagnait la haute mer. Jérôme, enhardi par la complicité de la nuit, s’accouda à son tour auprès de la jeune fille et sans s’occuper du compagnon, dont il espérait qu’il n’entendait pas le français, se livra à des considérations d’une poésie de circonstance sur les voyages en mer, l’intimité des relations qu’ils créent, l’agrément des conversations comme celle-ci, amenée en somme par le hasard d’un lever de lune.

Uni Hansen ne disait rien, poussait de temps en temps un soupir que Jérôme interprétait dans le sens le plus favorable. Mais, comme il développait une pensée vraiment charmante sur les mouvements mêmes du navire qui forcent parfois certaines hésitations, rapprochent des mains qui ne demandaient qu’à se joindre, elle se tourna vers son silencieux voisin et murmura dans un souffle :

— Axel, je crois que je veux descendre à la cabine.

Elle s’appuya au bras de ce grand garçon et s’éloigna, sans donner plus d’attention à Jérôme qu’à son mouchoir qu’elle laissa tomber en route.

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