Jérôme 60° latitude nord
XII
Les difficultés sentimentales, où il se débattait, ne tenaient pas Jérôme à l’écart de la vie publique. La Norvège est un pays à l’hospitalité prodigue et ingénieuse, où l’homme du jour n’est pas l’homme d’un jour. Les journaux ne laissaient pas de s’occuper du jeune auteur, lui consacraient un écho, un entrefilet quotidiens, souvent une colonne ou deux. Jérôme s’en faisait donner la traduction par le portier de l’hôtel qui avait sa façon de résumer les articles.
« M. l’auteur a dit ceci. M. l’auteur a fait cela… M. l’auteur n’aime pas la statue de M. Ibsen qui se trouve vis-à-vis le théâtre et lui préfère le groupe d’ichtyosaures du Jardin Royal… M. l’auteur est de plus en plus satisfait de Mlle Anita Bing dans le rôle de Clarisse : il est d’accord avec M. le directeur Lugné Poe de Paris pour saluer en elle la première artiste des pays scandinaves. »
On citait les mots de ce joyeux garçon, que l’on donnait comme un exemple de la bonne humeur française. Seules, ses boutades étaient prises au pied de la lettre. Pour le reste, la légèreté de ses façons, les artifices de son langage, son amabilité souriante mettaient ses interlocuteurs en méfiance ; l’excès même de ses enthousiasmes les leur faisait paraître suspects.
« C’est adorable ! » répondait-il à l’hôte qui lui faisait les honneurs de sa maison et lui demandait un avis de connaisseur sur une broderie du Telemarken ; ou bien : « J’en suis fou », en parlant d’un petit poème de Wildenvei ; ou encore : « Je n’ai jamais rien vu d’aussi émouvant », quand on lui montra la vieille barque viking du jardin de l’Université.
Il faut dire que, quoi qu’il vît, quoi qu’il entendît de la Norvège, les images mentales qu’il s’était construites depuis son enfance avec les matériaux empruntés à la légende, aux affiches d’agences de la rue Scribe, au Concerto de Grieg, s’interposaient entre elle et lui, de sorte qu’il la voyait plus Norvégienne que les Norvégiens eux-mêmes. Sa tendance à costumer la réalité à la façon romantique se donnait libre jeu dans ce pays où, dès le premier jour, il ne ressentit plus rien que d’un cœur prévenu par l’amour, et ce n’était certainement pas par déformation littéraire qu’il disait d’Uni qu’elle volait sur ses skis, du roi Haakon qu’il était d’une sombre et fatale beauté.
Au jugement d’un peuple qui aime à descendre au fond des idées, à en peser les éléments, à en mesurer les trois dimensions, il passait pour un être superficiel, dispersé, incapable d’asseoir une opinion solide sur les deux grandes questions qui divisaient alors le pays : l’interdiction des boissons alcooliques et l’authenticité de deux têtes gothiques acquises par le musée à des marchands français.
Mais il plaisait et on se le disputait. A tel point qu’au bout de trois semaines sa notoriété parvint aux oreilles du Ministre de France, qui se le fit présenter et l’honora d’un déjeuner de dix couverts, auquel assistait toute la colonie française de Christiania.
Jérôme ne tirait aucune vanité de cet état de choses ; il comptait seulement sur la vogue dont il était l’objet pour l’aider à vaincre la désespérante froideur d’Uni.
Il s’arrangeait pour que les articles de journaux qui le concernaient tombassent sous les yeux de la jeune fille et, dans ce dessein, il disposait les gazettes dans le salon de la maison Krag, en mettant en évidence la page où son nom apparaissait en caractères gras.
Ou bien, il déployait le Dagbladet devant elle.
— Sont-ils ennuyeux, disait-il. Voilà qu’ils parlent encore de moi.
— Faisez comme moi, répliquait Uni. Ne lisez pas les journaux.
Un jour qu’il se rendait chez les Krag, il vit qu’on vendait une revue illustrée qui donnait un portrait de lui, tenant toute la couverture.
Il eut soin d’en acheter aussitôt un numéro qu’il plia dans sa poche. Il s’y trouvait à son avantage.
— Suis-je assez peu ressemblant ! fit-il en déployant le magazine devant Uni.
— Je pense le contraire, dit-elle. C’est votre figure vivante.
— Vraiment ?
Il posa négligemment la publication sur un coin du piano, parla d’autre chose, conta à Mme Krag, pour les oreilles d’Uni, des anecdotes de théâtre où il ne manquait pas de glisser des : « Mon cher, me disait Duhamel… » des : « C’était l’année où l’Odéon donnait ma première comédie… »
Quelques instants après, comme il se levait pour accompagner sa collaboratrice au théâtre, Uni lui demanda s’il ne voudrait pas se charger de porter à une boutique de la ville quelques disques de phonographe à échanger.
Et elle prit pour les envelopper le premier papier qui lui tomba sous la main, c’est-à-dire le Jérôme du magazine.
On était dans la période des fêtes. Noël approchait. On dansait beaucoup et Jérôme était fort recherché.
L’armateur B. J. Stav donna une soirée qui fit courir tout le monde.
Cet homme, épris des belles choses de France, recevait dans une demeure ornée de tous les objets bons à lui rappeler les formes et les couleurs de cette maîtresse lointaine. Il accueillait ses hôtes dans des salons égayés de Beauvais, de brocarts fleuris, aimait à leur donner le plaisir d’admirer les pièces rares de ses collections, confiait à leurs mains faillibles ses plus beaux Rouen, ses cristaux, ses miniatures, leur offrait à danser parmi les baigneuses de Renoir, ruisselantes de lumière, les Tahitiennes de Gauguin, graves comme la volupté même.
Entre les invités de cette soirée, Jérôme fut traité comme un hôte de choix par son amphytrion, promené de vitrine en vitrine, de toile en toile. Mais, si ravissant que fût ce Seurat, si musical ce Matisse, tant de beauté française n’arrivait pas à déchaîner son enthousiasme, esclave d’une curiosité uniquement tendue vers la beauté nordique.
Pourtant, il saisit soudain B. J. Stav par le bras :
— Ah ! Monsieur, s’écria-t-il, quelle fête des yeux ! Quel enchantement du goût !
Ils étaient devant un Renoir. Mais, par l’embrasure d’une porte, Jérôme venait d’apercevoir, dans un salon voisin, le profil d’Uni se détachant sur le marbre d’un torse antique.
Il s’exaltait.
— Voilà le plus beau Renoir du monde. Et ce Manet, quel Manet !
Il avançait, reculait en face du tableau, inclinait la tête de côté, fermait à demi les paupières, mais son enthousiasme avait pris sa source dans les yeux d’Uni. Dès qu’il put s’échapper, il courut la rejoindre. Elle n’était plus là.
A la place qu’elle venait de quitter, un groupe de jeunes filles était à contempler le torse apollonien de la collection Stav. L’une d’elles promenait sa main sur le marbre, donnait un avis qu’une autre de ses compagnes ne paraissait pas partager. Elles discutaient vivement avec des nei et des ia. Jérôme suivait des yeux cette belle main errant sur la poitrine de l’éphèbe grec. La seconde jeune fille, à son tour, creusait sa paume aux lignes à peine sinueuses de la hanche. Elles semblaient des vierges de bucolique se disputant les grâces d’un Dionysios impassible.
Elles se tournaient vers Jérôme, comme pour lui demander de les soutenir l’une et l’autre dans leur opinion.
« Où ai-je vu ce visage-là ? » se disait-il, en regardant la plus ardente des deux jeunes filles.
Bientôt, l’orchestre jeta par les salons des notes éclatantes et le groupe s’éparpilla, le laissant en tête à tête avec elle.
Elle l’aborda.
— Je veux bien danser avec vous, dit-elle.
Et, sans lui donner le temps d’ouvrir la bouche, elle lui tendit la main et se présenta.
— Directrice Lena Larsen.
— Vous êtes sans doute attachée aux Beaux-Arts, Mademoiselle ? lui demanda-t-il, quand elle fut dans ses bras.
— Non, répondit cette ravissante personne ; je suis médecin-légiste.
— Ho ! fit Jérôme en lui marchant sur les pieds.
Elle dansait à ravir, sentait la violette d’Houbigant, s’exprimait dans le français le plus pur.
— Danse-t-on toujours à la Rotonde, au Jockey ? dit-elle.
— Vous connaissez ?
— Comme je vous connais.
— Allons donc ! Moi ?
— Vous ne vous rappelez pas certain bal de l’Internat ? Nous y avons dansé ensemble, Monsieur.
Jérôme ne se rappelait rien de la France. Il avait perdu la mémoire de ces choses-là, un matin, sur le pont d’un navire, au milieu de la mer du Nord.
— Mais oui, mais oui, fit-il par politesse. Où avais-je donc la tête ? Et vous êtes médecin-légiste ? C’est étonnant.
— Étonnant, pourquoi ?
— Je ne sais pas… Vous sentez si bon…
— Ah ! vous êtes bien Français, fit-elle. Et elle ajouta d’un ton enjoué :
— Vous me plaisez.
En dansant, ils croisèrent Uni qui tournait au bras d’un grand garçon. Elle fit à Jérôme un petit bonjour de la tête. Elle avait les joues rouges, les lèvres entr’ouvertes, les yeux brillants. Elle ne parlait pas, ne riait pas : elle dansait.
— Vous êtes directrice, Mademoiselle ? poursuivit Jérôme. Directrice de quoi ?
— De l’Institut médico-légal.
— Hein ? De la Morgue ?
— Oui, de la Morgue. Cher vieux mot parisien ! soupira-t-elle.
Ses regards se perdirent dans des souvenirs.
— C’était le meilleur temps de ma vie… Ce n’est pas drôle, vous savez, la Norvège.
— Comment pouvez-vous dire cela ? s’exclama Jérôme.
— Aussi quand je tombe sur un Français, je ne le rate pas.
— Vous aimez votre métier ?
— Oh ! celui-là ou un autre… Pourtant, le mien a son bon côté ; les clients sont silencieux.
— Taisez-vous !
— Oui, c’est cela. Mais parlez, vous. Soyez Français, faites-moi la cour.
Jérôme était glacé. La Morgue… les clients silencieux… Il lui semblait qu’il dansait avec la Mort couronnée de violettes.
— Ah ! fit Lena Larsen, vous étiez plus aimable à Bullier. Si je vous avais écouté !… Mais, voilà, la Norvège commence à agir. Vous filez un mauvais coton, mon cher.
Quand l’orchestre se tut, elle entraîna Jérôme auprès du torse grec, orgueil de B. J. Stav.
— Tenez, dit-elle, c’est tout à fait l’homme coupé en morceaux de la rue du Bel-Air. C’est une affaire que j’ai bien étudiée ; j’étais, à cette époque, élève de Balthazard…
Mais elle parlait pour elle seule ; Jérôme s’était enfui. Elle s’en aperçut ; il entendit un éclat de rire.
Il retrouva Uni au milieu d’un parti animé. Elle était essoufflée, se donnait de l’air avec son mouchoir, parlait et riait à la fois, s’appuyait familièrement sur l’épaule des garçons.
Quand il s’approcha, elle lui lança son gentil « Hello ! »
— Elle danse bien, Lena Larsen, dit-elle. Elle fait tout pareil que les Françaises, ne trouvez-vous pas ?
— En effet, répondit Jérôme, elle connaît même certains Français en détail.
Ils dansèrent ensemble. Uni n’était pas parfumée. Uni ne regrettait pas la Rotonde. Uni dansait mal. Il était heureux.
« Comme elle est Norvégienne ! se disait-il. Comme je l’aime ! »
Il sentait contre le sien ce corps indépendant, habitué aux sports de la neige, qui sont les plus individualistes de tous, ce corps qui obéissait mal, qui était à côté du rythme, qui donnait sa chaleur et n’en recevait pas.
Lui, la musique, le mouvement, les lumières, le transportaient. L’orchestre suralimentait son imagination : un coup de cymbales éteignait les lustres, trois notes de flûte faisaient se lever la lune, les violons l’entraînaient dans leurs voies habituelles, qui sont celles de la séduction.
— Ah ! murmurait-il dans les cheveux d’Uni, la danse est comme ces rêves, où l’on se sent devenir aérien…
— Oui, disait-elle.
— Les pieds quittent la terre…
— Oui.
— On continue de danser, on tourne, on s’élève…
— Oui.
— Sur un nuage ? Sur le tapis magique du voleur de Bagdad ? On ne sait plus…
— Oui, mais moi, je sais. Le plancher de cette maison est le plus bon dans la ville. Il est tellement si praticable à cause qu’il est en… Comment vous dites ? Un arbre gros avec des petites glandes…
— En chêne, laissait tomber Jérôme en reprenant contact avec le sol.
« Elle me glisse entre les mains », se disait-il.
Il savait, par l’expérience qu’il avait d’elles, que les jeunes filles courtisées usent d’un système de défensive bien innocent, mais souvent assez inextricable pour faire échouer indéfiniment les attaques dont elles sont l’objet : aux paroles voilées du séducteur, elles ouvrent de grands yeux étonnés : « Attendez donc… Je ne saisis pas… Ah ! oui, oui, oui, je vois ce que vous voulez dire… » Il se plaint de l’état de son cœur, elles lui donnent l’adresse d’un médecin spécialiste.
Jérôme résolut donc de parler désormais à Uni sans détour et de mettre fin par une franche explication à un état de choses qui ne pouvait se prolonger sans qu’il y perdît tout à fait la raison.
Mais l’occasion lui en fut refusée de toute la soirée. Uni, très sollicitée, de plus en plus animée, de plus en plus rose, passait de bras en bras, comme une fleur fraîchement cueillie que l’on fait admirer à la ronde et dont chacun veut respirer le parfum.
Il retrouva Lena Larsen, assise sur le canapé d’un boudoir, dans la compagnie de M. de la Boudinière.
— Hé là ! lui dit-elle, ne vous croyez pas obligé de faire danser toutes ces petites oies blanches. Venez donc vous asseoir ici.
Puis s’adressant à l’attaché de légation :
— Serrez-vous un peu, La Boudinière.
Elle passa sans façon l’un de ses bras au bras du diplomate, l’autre au bras de Jérôme.
— Et maintenant, auteur Jérôme, parlez-nous de la France.
— Ah ! répondit Jérôme, parlons plutôt de la Norvège.