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Jérôme 60° latitude nord

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VI

« C’est beaucoup moins difficile que de lui dire que je l’aime », pensait Jérôme, ployant une jambe, tendant l’autre et s’arrêtant dans un nuage de neige aux pieds d’Uni Hansen.

Chaussé de longues lattes jaunes, coiffé de laine, le bonnet sur l’œil, l’œil bridé par le froid, dans le tourbillon des skieurs et le carrousel des luges, Jérôme réalisait la Norvège, l’absorbait par tous les sens, goûtait enfin la joie de la retrouver telle qu’il se l’était imaginée au départ de Paris, sans qu’aucune sollicitation venue de son existence passée pût détacher son esprit de la colline où Axel et cinq ou six sauteurs rivalisaient avec l’oiseau, où tant de filles et de garçons se donnaient des plaisirs d’évasion, de fuite et de vitesse, où l’on riait pour rien, où l’on vivait pour vivre, dans la pureté élémentaire du froid.

Une heure après avoir bouclé à ses talons les courroies de ses patins de frêne, il pouvait se croire de la même race qu’Axel et ses amis. Mêlé à leurs ébats, moins habile qu’eux à déjouer les perfidies de la neige, mais hardi à s’y entraîner, tout portait à le confondre avec un fils de juge cantonal, étudiant à l’Université, venu là, un dimanche, pour délasser son esprit en fatiguant son corps.

— Hello ! criait-il à Uni.

Il la défiait à la course, s’élançait sur les pentes, suivi par la jeune fille qui le dépassait sans difficulté. Elle s’arrêtait brusquement en pivotant sur elle-même dans un nuage de poussière scintillante. Il la rejoignait, culbutait, s’ébrouait et recommençait. Son cœur participait à ces plaisirs innocents et n’en cherchait pas d’autres.

— Si nous prenions par là ? proposa-t-il.

Il désignait un détour de la colline où les sapins étaient plus serrés, où les pistes étaient plus rares, où les difficultés du terrain plus nombreuses rendraient le sport plus attrayant.

— Allons ! dit Uni. Mais prenez garde de votre figure sur les arbres.

Mis au défi, il passait où elle passait, glissait dans les traces mêmes de sa compagne, entre les arbres chargés de glace.

« J’en ai fait bien d’autres », pensait-il.

A travers les sensations présentes, il se composait des souvenirs d’enfance en transposant sur le plan de la réalité des aventures lues dans le Robinson des Glaces. S’il avait fait plus froid et que la solitude eût été complète, il se fût rappelé, avec l’aide de Nordenskjold et de Nansen, ses tentatives de traversée du glacier groenlandais.

Il était donc très à l’aise dans ces paysages familiers. Il n’avait qu’à en appeler à sa mémoire pour que l’habileté lui vînt à se mouvoir sur ces lames volantes, à s’engager, par des sentiers semés d’embûches, dans la compagnie d’une camarade intrépide.

Elle allait devant lui, les mains dans les poches de sa culotte, laissant traîner ses deux bâtons qu’un lacet de cuir retenait à ses poignets. Quand elle apercevait à droite, à gauche, un monticule, une dépression, un arbre couché qui formait une grosse bosse sous la neige, elle faisait un crochet, franchissait l’obstacle avec grâce, revenait, reprenait la bonne piste, multipliant à plaisir les jeux de son corps, comme un jeune animal.

Jérôme suivait. Elle sifflait, il sifflait. Elle frappait avec son bâton les branches chargées de neige dont le fardeau tombait sur la nuque de Jérôme. Il lui jouait les mêmes tours. Elle riait, il riait.

Ils passèrent auprès d’un châlet inhabité, construit en rondins sang-de-bœuf.

— J’aimerais demeurer ici, remarqua Jérôme.

— C’est une petite restauration ouverte dans l’été, dit Uni. On vient là pour boire la bière et manger les smœrrebrœd.

— Les quoi ? questionna Jérôme.

— Les petites choses avec le pain, le beurre, le poisson, la salade, les smœrrebrœd, enfin !

Tout ce qu’il y avait déjà de norvégien en Jérôme s’étonnait de ne pas connaître ce mot-là.

« J’y viendrai en juin, se dit-il, avec des jeunes filles et de joyeux garçons. Nous chanterons dans la nuit d’été des romances de Sinding. »

Il se découvrait une âme simple, un goût nouveau pour les plaisirs de l’amitié. Il ne désirait rien d’autre d’Uni que de la tenir par la main, de marcher auprès d’elle et, puisqu’elle était astronome, de lui poser des questions sur le soleil de minuit.

Ils poursuivirent le chemin qui fuyait devant eux à travers la forêt blanche. A la cadence d’un air américain qu’ils sifflaient, ils marchaient d’un bon train.

Ils arrivèrent à une vallée étroite, pleine de mystère, toute morte, où les arbres ressemblaient à des cierges affaissés et opposaient à leur course des obstacles variés. Ils devaient escalader les uns qui gisaient à terre, se glisser sous les autres qui courbaient leur échine accablée du poids des glaçons.

Plus la forêt devenait mystérieuse, plus Jérôme sifflait faux. Le soleil déjà très bas glissait ses rayons entre les troncs, au ras du sol. L’ombre d’Uni dessinait derrière elle une longue traînée mauve qu’animaient les mouvements de son corps. De la pointe de ses skis Jérôme tantôt touchait l’ombre d’un bras, tantôt frôlait l’ombre du cou. Parfois, poussé par la vitesse, il piquait droit sur le cœur. C’était un jeu. Mais il était seul à jouer. L’ombre s’étirait de plus en plus, puis elle s’effaça tout à fait. Privé de cet attrait qui lui faisait trouver aisé un chemin difficile, Jérôme se rapprocha de la jeune fille. Elle penchait la tête à droite, à gauche pour éviter une branche, se courbait, se redressait, puis repartait à longues enjambées.

Jérôme cessa de siffler.

Elle s’arrêta brusquement au milieu d’une petite clairière.

— Zout ! s’écria-t-elle. Je ne connais plus où donc nous sommes.

Elle planta ses bâtons dans la neige, ôta ses gants et son bonnet, lissa ses cheveux d’un geste qui lui était familier.

L’essoufflement faisait battre ses narines, entr’ouvrait ses lèvres. Des larmes de froid roulaient sur ses joues. Elle en attrapa une avec le bout de sa langue.

Jérôme laissa tomber ses bâtons.

— Ah ! Mademoiselle, s’écria-t-il, vous êtes ravissante.

Il était redevenu Français.

— Qu’est-ce que vous dites ? demanda Uni d’une voix soudain grave.

Elle ne souriait plus. Elle fixait sur lui des yeux si pénétrants que Jérôme baissa les siens. Il crut l’avoir offensée. Il fut au désespoir.

— Je dis, balbutia-t-il, qu’il y a des jeunes filles ravissantes en Norvège.

Elle continuait de le regarder. Elle semblait attendre qu’il ajoutât quelque chose. Et comme il se taisait, elle éclata de rire.

— Les Français sont drôles ! fit-elle.

Elle remit ses gants, son bonnet, reprit ses bâtons et s’élança sur les traces qu’ils avaient creusées dans la neige en venant.

« Elle ne le prend pas trop mal, se disait Jérôme. Mais, hélas ! ai-je été maladroit ! »

Elle ne sifflait plus. Elle ne secouait plus les branches du bout de son bâton.

Quand ils furent à la hauteur du petit restaurant, il la rejoignit, et pour tenter d’effacer sa mauvaise impression, lui demanda si elle venait ici l’été, si l’on s’y amusait. A quels jeux ? Cache-cache ? Colin-Maillard ? La main-chaude ? Cache-tampon ? Il n’imaginait pas de jeux assez innocents pour cette enfant sortie de pension depuis huit jours.

Elle répondit qu’elle ne connaissait pas ces jeux-là, qu’elle n’aimait d’ailleurs pas les jeux français, qui ont toujours pour règle quelque chose que l’on cache ou quelqu’un qui se cache, que les vrais jeux étaient la lutte, la course, le ballon, c’était à qui serait non pas le plus rusé mais le plus fort, le plus rapide.

Ayant dit, elle fit plier ses bâtons sous l’effort de ses poignets, s’élança le corps en avant et disparut dans la forêt avant que Jérôme eût pu se tourner sur ses skis vers la direction qu’elle venait de prendre.

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