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Jérôme 60° latitude nord

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XX

Ils traversèrent une grande ville, qui sentait le gazon humide et le légume frais. L’air y était doux, mouillé. Les rues étaient sillonnées d’autobus, de taxis, qui dérapaient sur l’asphalte. Les fruitiers exposaient en éventaire des poires d’Angoulême, des endives de Chambourcy. Les passants flânaient, le cigare aux lèvres.

— Curieux pays ! disait Jérôme le nez à la portière du taxi.

Ils descendirent à l’hôtel d’Angleterre, où le premier visage qu’il aperçut fut celui d’un Français. José Germain, en tournée de conférences, lui tomba dans les bras, lui fit des compliments sur son succès d’Oslo et des questions sur sa présence à Copenhague.

Pendant ce temps, Uni se chargeait du choix des appartements, de la rédaction des feuilles de police et disparaissait dans l’ascenseur.

— Norvégienne ? interrogea Germain sur le ton d’une discrète curiosité.

— Oui, dit Jérôme.

Il allait ajouter : « Ma fiancée. » Il se retint.

Comme tout Français qui rencontre un Français en voyage, José Germain prenait plaisir à lui parler de la France, de Paris, de leurs amis communs.

— Avez-vous des nouvelles de Sarment ?

— De ?… Ah ! de Sarment ?… Non.

— Savez-vous qui j’ai rencontré à Stockholm ?

— Non.

— Duhamel.

— Ah ?

— Mais, parlons de vous.

— Moi ? Je ne sais plus trop où j’en suis.

— La Norvège ?

— Pays froid.

— Et les habitants ? Froids ?

— Hé bien ! pas autant qu’on le croit généralement.

— Les femmes ?

Jérôme tourna les yeux du côté de l’ascenseur.

— Déroutantes, dit-il.

Il gardait dans les oreilles la sonorité des baisers d’Uni, aux côtes la ceinture douloureuse de ses bras.

José Germain glissa son fin regard sous les paupières baissées de Jérôme.

— Renversez les rôles, dit-il. Déroutez-les.

Il l’accompagna jusqu’à l’ascenseur.

— Alors, fit-il, à bientôt… A Paris.

— Peut-être, répondit Jérôme.


« Appartements 212 et 213 », lui indiqua le garçon qui l’accompagnait.

Il frappa au 212.

— Io ! répondit une voix lointaine.

Il se fit ouvrir la porte, pénétra dans la chambre, entendit des clapotis d’ablution qui venaient de la salle de bain et la voix d’Uni qui disait :

— Jérôme, n’est-ce pas vous ?

— C’est moi.

— Je suis dans le bain.

Il resta planté là, le cœur battant.

Ces bruits d’eau donnaient une forme, des contours au corps de la jeune fille, comme le bruissement qui naît, dans la forêt, d’un ruisseau invisible, révèle au promeneur les accidents de son cours. Soit que les mouvements de la baigneuse fussent vifs et à fleur d’eau, soit qu’ils donnassent naissance à de sourdes lames de fond, Jérôme voyait les mains exprimer l’eau de l’éponge sur les épaules ruisselantes, ou bien les genoux se ployer et se détendre dans l’épaisseur liquide.

Il s’appuya à la muraille.

Brusquement, se précisait devant ses yeux une image d’Uni jusqu’alors refoulée, d’une Uni sans sweater, sans lainages, nue et livrée aux caresses de l’eau.

Avec la même soudaineté, le froid décor de la Norvège, ses pistes blanches, ses châlets frangés de glace faisaient place à une chambre tiède où le soleil du matin pénétrait hardiment. D’une valise ouverte, du linge léger se répandait. L’air sentait le tapis chaud et le radiateur. Sur le lit, jetée par le travers, la robe qu’Uni venait de quitter avait une attitude abandonnée de sieste.

— Jérôme, appela la voix d’Uni, ne voyez-vous pas l’eau de Cologne dans un petit bouteille dedans mon sac ?

— Dans votre sac ? demanda-t-il en rougissant à la voix de cette jeune fille nue.

— Donnez-la-moi, je vous prie.

— Mais… Oui, tout de suite.

Il était si troublé qu’il ne parvenait pas à ouvrir la trousse et que, l’ayant ouverte, il n’osait toucher le flacon.

« Je ne peux pourtant pas le lui donner moi-même », se disait-il.

Comme il était à méditer, les jambes défaillantes, le cœur battant dans la gorge, Uni renouvela sa demande.

— Je n’arrive pas à mettre la main dessus, dit-il en refermant la trousse.

Un grand bruit d’eau se fit entendre du côté de la salle de bain et Uni apparut, quelques secondes après, enveloppée d’un peignoir en tissu éponge, une serviette nouée autour de la tête, les pieds nus dans des sandales en paille de riz.

Elle ouvrit le sac, y prit l’objet, le posa sur la table.

— Voilà, dit-elle.

Ses chevilles mouillées brillaient dans un rayon de soleil. Elle sentait le hammam, l’ondée de printemps. L’instant était poudré de vapeur d’eau. Au même moment, la musique de la Garde Royale, fifres et tambours, défilait sur la place. C’était à perdre la tête.

— Maintenant, dit Uni, un bon frictionnement et après ça la gymnastique.

Elle tira d’une mallette deux moufles de crin dont elle se ganta.

— C’est Peter Christiansen qui a appris à moi la manière des boxeurs pour le frictionnement. C’est de commencer les jambes d’abord, ensuite les genoux, et puis…

— Et puis ? fit Jérôme avec ce qui lui restait de voix.

— Et puis, on va vite aux bras, aux épaules, pour que le sang il fait la course à travers le corps. C’est très bon. N’est-ce pas la manière que vous avez ?

Elle versa de l’eau de Cologne sur ses gants et dénoua la ceinture de son peignoir.

Jérôme se tourna vers la fenêtre, s’aplatit comme une mouche contre la vitre et donna une attention passionnée aux dolmans écarlates de la Garde.

L’odeur de la friction emplissait la pièce. On commence les jambes d’abord… Les soldats danois manœuvrent aussi bien que les soldats de bois de Balieff. Ensuite les genoux… Mais les fifres conviendraient mieux à la conduite d’un troupeau de chèvres qu’à l’entraînement d’une troupe guerrière… Et puis, on va vite aux bras…

— Ne voulez-vous pas voir, dit Uni, la cicatrice sur mon cœur que je vous parlais dans le train ?

— Oh ! s’exclama Jérôme, le nez sur le carreau. Comme c’est curieux ! Le tambour-major est boiteux.

Tous les moyens étaient bons pour tirer son amour d’un danger mortel. Un trouble détestable était en lui. S’il se retournait, c’en était fait de sa blanche aventure, de ce chef-d’œuvre de cristallisation romanesque. Ce fut une bataille difficile entre des dolmans rouges et un peignoir blanc.

— Elle n’est pas tellement si grande, insistait Uni, mais elle est justement ici où il bat mon cœur.

— Il ne boite pas beaucoup, disait Jérôme, mais pour un tambour-major…

Ce fut la Garde qui l’emporta.

Uni voulut voir ce qui captivait l’attention de son fiancé au point qu’il se désintéressât des traces d’une blessure qui eût pu lui être fatale, et, pour s’approcher de la fenêtre, elle renoua la cordelière de son peignoir.

Jérôme sauta dans la chambre voisine, tomba dans un fauteuil. Il était touché. Une fourmilière dans le cerveau, un tison sous chaque paupière, il sentait courir dans son sang des feux nouveaux.


Quand ils eurent terminé, lui sa toilette, elle sa gymnastique, ils s’en furent, chacun de son côté ; Uni chez ses amis Gude, Jérôme vers le théâtre Dagmar.

Il allait par les rues, le nez au vent, le chapeau sur l’œil. Il goûtait la douceur de cette ville sans neige, sans verglas. Les dalles du trottoir sonnaient clair sous ses talons. Il s’arrêtait aux devantures des chemisiers, des bottiers. Il reçut un choc agréable au cœur en apercevant à l’agence Bennett une affiche des Loire’s Castles. Il dévisageait les femmes. Elles étaient élégantes, bien chaussées ; beaucoup étaient jolies, avec des cheveux châtains, des yeux bleus. Il reçut des regards furtifs, aussi vite effacés qu’esquissés ; il en gardait un émoi à fleur de peau qu’il tentait de renouveler à chaque jolie passante. Il prit un porto au Bodega de l’Oestergade, s’informa des plaisirs de Copenhague auprès du barman, apprit qu’on ne s’y ennuyait pas, qu’on y trouvait des dames serviables avec des dessous de soie, des joues peintes et de secrètes spécialités comme à Paris.

Chez le directeur du Dagmar, il discuta son contrat point par point, traita en couronnes ce que l’autre lui offrait en francs, s’assura un nombre élevé de représentations, des décors dont il esquissa le projet, une distribution de choix. Il désira voir le portrait des comédiennes qui joueraient sa pièce, élimina la première à cause de son nez, « trop long, disait-il, pour un rôle aussi court », fit des réserves sur l’âge de la seconde, mit dans sa poche la photographie de la troisième qu’il jugea ravissante.

Il retrouva Uni chez les Gude, à l’heure du déjeuner. La table était servie à la française, c’est-à-dire qu’on mangea les huîtres avant le rôt et la confiture au dessert. Il fut abondant, spirituel, aimable, prodigua des compliments à M. Gude sur la qualité de ses vins, à Mme Gude sur l’élégance des Danoises. Uni et son amie Helen se rappelaient, avec des éclats de rire, des souvenirs de Lausanne.

M. Gude avait habité longtemps Paris.

— La plus belle ville du monde, dit-il.

— N’est-ce pas ? fit Jérôme.

— Je demeurais à Montparnasse.

— C’est comme moi.

Ils évoquèrent le quartier qui leur était cher, la rue Boulard où il y a, au printemps, des pruniers en fleurs dans les jardins, la fête du Lion de Belfort, la boutique du marchand de poissons rouges de la rue de Rennes, où l’on rencontre Matisse.

M. Gude, enchanté, trinquait avec Jérôme, lui promettait de l’aller voir à Paris.

— Vous y rentrerez bientôt ? demanda-t-il.

— Oui, dit Jérôme, dans quelques jours.

— Après votre mariage, peut-être ?

— Oui, oui, après mon…

Il ne pensait déjà plus au petit châlet blanc avec des chambranles rouge vif.


Tout le reste de la journée, il parla de M. Gude à Uni avec enthousiasme. Il y avait longtemps qu’il n’avait rencontré un homme ayant autant de goût. D’ailleurs, Copenhague était une ville où régnait le bon ton. « Par moments, disait-il, on se croirait à Paris. »

Ils dînèrent dans un restaurant de musique et de fleurs, où des jeunes gens et leurs compagnes buvaient à la même coupe et mêlaient leurs jambes sous les tables. Uni n’était pas la plus jolie, mais elle avait le teint le plus frais, et le champagne mettait des étoiles dans ses yeux. Ils dansèrent. Et quand la musique eut joué cette valse, What I’ll do ? qui mêle et noue les corps comme de souples rubans, Jérôme dit en s’asseyant :

— Il n’y a pas d’exercice du corps plus agréable que la danse.

— Même la boxe ? s’étonna Uni.

— La boxe ? Je n’y entends rien de rien.

— Comment vous dites ? Je croyais que vous êtes un fort boxeur.

— Oui. C’est-à-dire que… enfin… Mais la danse !

— Moi, dit Uni, je préfère à boxer qu’à danser.

« Il est vrai, pensait Jérôme, qu’elle ne danse pas très bien. »

Il regardait les autres couples qui rythmaient un tango. Dans cette salle à girandoles, les plaisirs de la vie lui paraissaient n’avoir de valeur qu’autant qu’ils résultaient d’une foule de combinaisons difficiles, minutieuses et appliquées comme les pas de ce tango. Il déplorait qu’on ne se lançât pas d’une table à l’autre des balles de coton multicolores, prétextes à intrigues, qu’un danseur ne vînt pas inviter Uni, tandis que lui-même ferait danser la petite brune en robe cyclamen de la table voisine.

Il éprouvait de la lassitude à vivre dans un sentiment simple. Uni manifestait, au contraire, un plaisir bruyant à s’amuser de peu. Comme elle ne pouvait mêler, à son habitude, les éléments du dessert à ceux des hors-d’œuvre, elle associait dans son verre le Saint-Estèphe au Moët et Chandon.

— Peter Christiansen, disait-elle, il met le tabac pour le nez dans le champagne. Il dit que c’est la façon la plus bonne à se cuiter.

Elle avait trouvé un jeu : elle plantait son coude sur la table, Jérôme devait lui rabattre le bras à droite ou à gauche. Il n’y parvenait naturellement pas. Elle tirait de sa victoire une fierté qui se traduisait par des exclamations dont la salle s’amusait.

— J’aime de faire la bombe, disait-elle.

Jérôme sentait entre elle et lui la présence d’un danger. Il glissait dans ce malaise qui saisit les gens du désert à l’approche du simoun. Il était partagé entre l’envie de pleurer, l’envie de tout casser et l’envie de danser avec la robe cyclamen. C’est à ce dernier parti qu’il s’arrêta. Il lia conversation avec son voisin, qui se trouva enchanté de rencontrer un Parisien, présenta sa compagne et parla de Montmartre. La jeune femme, invitée, accepta de danser. Elle le faisait avec grâce. Elle dansait, les yeux mi-clos, la taille renversée ; on eût dit qu’elle faisait à un ravisseur l’abandon de son corps fragile. Elle répondait avec confusion aux compliments de Jérôme. Il lui posa des questions ; il apprit qu’elle aimait la musique de Massenet, les romans qui font pleurer, qu’elle ne pratiquait aucun sport.

« Elle est charmante », se disait-il.

Il avait beaucoup moins envie de briser la vaisselle.

Il la reconduisit à sa table et lui donna la plus grande part de son attention pendant le reste de la soirée.


Il était tard quand Jérôme et Uni rentrèrent à leur hôtel.

Uni passa par la chambre de Jérôme pour gagner la sienne.

— Bonsoir, Uni, dit Jérôme.

— Je n’ai pas l’envie pour dormir, fit-elle.

Elle jeta son manteau sur le lit de Jérôme, alluma une cigarette.

— Quel bon soirée !

Elle allait d’une chambre à l’autre, disparaissait un instant, revenait, les pieds nus dans des mules. Elle sifflait What I’ll do ? disparaissait de nouveau, se taisait. Jérôme n’entendait plus alors que des bruits légers de linge froissé, de jarretelles heurtées. Puis elle apparaissait dans un déshabillé blanc qui lui descendait jusqu’aux pieds ; elle ressemblait à l’ange de l’Annonciation.

— Bon soirée ! répétait-elle. On s’a bien amusé.

Elle s’asseyait sur le lit.

— Ne faites-vous pas la toilette, maintenant ? demandait-elle.

— Tout à l’heure…

Elle retournait à d’autres apprêts, remuait de l’eau dans la salle de bain, s’y attardait.

« Mon Dieu ! se disait Jérôme, va-t-elle me demander l’eau de Cologne ?… »

Non. Mais elle revenait, enveloppée de ce parfum de pluie tiède, qui était comme une émanation de son corps. Elle était parée pour la nuit. Elle s’inquiétait de ce que Jérôme ne le fût pas.

— Dormez-vous dans le smoking ? dit-elle en riant.

Elle lui dénouait sa cravate ; elle dévissait la perle de son plastron.

Puis, elle sautait sur le lit, s’y étendait, les jambes pendantes ; ses mules tombaient. Jérôme n’avait pas la ressource d’aller voir manœuvrer la garde ; il baissait les yeux, fixait la pointe de ses escarpins. Il était ailleurs.

Des images disparaissaient l’une après l’autre au tournant de sa mémoire. C’était d’abord une Uni accoudée au bastingage d’un navire : un rayon de lune lui touchait les cheveux ; elle s’évaporait, pour réapparaître dans un couloir de chemin de fer, elle croquait du chocolat, elle sortait de pension, elle avait encore de l’encre aux doigts ; et puis elle fixait sous ses pieds des planchettes magiques, elle sautait par dessus les montagnes, elle montait jusqu’aux astres, elle retombait sans bruit dans un jardin de neige ; celle-là mit plus de temps que les autres à disparaître, elle se retourna, agita la main, et puis il ne la vit plus. Il y en avait d’autres qui passaient vite, comme des silhouettes d’ombres chinoises, une qui dansait sur les parquets de chêne d’une maison opulente, une qui se glissait derrière des pots de fleurs, une autre qui battait des mains dans un théâtre. La dernière qui apparut était étendue sur le divan d’une chambre de jeune fille, elle lui ouvrait ses bras, elle le tutoyait.

— Jérôme, dit Uni, en s’accoudant sur l’oreiller, tu es dans le rêve ?

Il leva les yeux sur elle.

— C’était donc un rêve ? fit-il.

Elle éclata de rire, sauta sur le tapis et passant son bras autour du cou de Jérôme :

— Hello ! Jérôme, vous n’avez pas la tête forte pour le champagne.

Elle ajouta d’une voix presque dure :

— Embrasse-moi.

Jérôme lui baisa les joues.

— Allons, bonsoir, dit-il avec une sorte de brusquerie.

— Oh ! fit-elle en laissant tomber les bras. Qu’est-ce que vous dites ?

Elle vit que ce n’était pas par plaisanterie qu’il parlait ainsi. Elle mit ces façons singulières sur le compte de la « bombe », et passa dans sa chambre sans fermer la porte.


Quand il fut couché, il se laissa aller à la douceur d’être seul. Il songeait aux Danoises dans leurs vertes îles plates. Elles devaient avoir des grâces d’algue marine, une voix comme celle du vent de mer au creux des coquillages. Il avait toujours eu pour elles une secrète préférence…

Il soupira en songeant à toutes ses préférées qui reposaient maintenant dans Copenhague endormie.

— Eho !… eho !… eho !… fit la voix d’Uni dans la chambre à côté, Jérôme, ne dormez-vous pas ?

— Non…

— Il fait tellement si chaud à ce pays…

— N’est-ce pas ? C’est délicieux.

Elle n’était pas de cet avis. Elle cuisait. Elle avait rejeté ses couvertures, ôté son chemise ; elle brûlait encore.

Elle avala un verre d’eau. Puis elle se tut. Jérôme reprit le fil de sa rêverie.

… Ce sont des sentimentales. D’ailleurs, Ophélie… Ophélie était une Danoise, une Danoise qui dénouait ses cheveux sur le miroir des fontaines, qui s’exprimait en vers, qui est morte d’amour. Elle aurait, elle aussi, aimé la musique de Massenet, les romans qui font pleurer…

— Eho !… eho !… eho !…

— Oui…

— Jérôme, je pense une chose. Peut-être vous n’avez jamais été fiancé.

— Moi, fiancé ? Mais non, voyons !

Il fit cette réponse avec une impatience si vive dans la voix qu’il en eut de la confusion. Il se reprit et dit avec une douceur mal ajustée à son état d’âme :

— Je vous attendais, Uni, comme vous m’avez attendu.

Uni eut, derrière la cloison, un petit rire en trois notes, flûté comme un chant de fauvette.

— Oh ! moi, j’ai eu un fiancé déjà.

Jérôme cessa tout à fait de penser à Ophélie.

Il se dressa sur son oreiller.

— Quoi ? que dites-vous ? Vous avez été fiancée ?

— Mais oui, fit-elle étonnée de cet éclat, avec Peter.

— Peter ?

— Hé bien ! Peter Christiansen.

— Quoi ! vous l’avez aimé ?

— Mais oui. Et après, je ne l’ai plus aimé. Il s’est fiancé à Gerda.

— Quelle Gerda ?

— Gerda, la fiancée d’Axel.

Elle répondait avec une voix d’eau de source. Elle racontait ses fiançailles avec le fils du vieux peintre, comme s’il s’agissait d’une histoire de flottage de bois. C’était avant son départ pour Lausanne. Ils avaient été fiancés pendant quelques semaines ; ç’avait été un bon temps. Ils avaient fait ensemble le voyage de Stockholm, visité la Dalécarlie, et puis… « Et puis, un jour, on avait déjeuné à la forêt, dans la saison que la Norvège est en fleurs. Ils étaient beaucoup des amis avec nous, et Gerda Josefsen était là. Elle a ri avec Peter. Elle a fait la course avec lui, monté dessus les arbres. Et après, Peter m’a dit : « J’aime Gerda, je te rends la parole. »

Elle s’arrêta, comme si l’histoire était terminée.

— Comment, fit Jérôme, c’est tout ?

— Bien sûr. Il n’aimait plus moi. J’ai rendu la parole, mais…

— Mais ?

— Mais dans les jours avant Noël, il a rendu la parole à Gerda et il a voulu reprendre sa fiançaille avec moi. C’est le moment que vous avez demandé que je suis votre femme, alors…

Il y eut un instant de silence dans l’obscurité des deux chambres. Puis elle reprit :

— Mais si vous n’avez pas été fiancé jamais, peut-être vous ne connaissez pas ce que c’est l’amour.

— Non, dit Jérôme rageusement, je vous attendais pour me l’apprendre.

— Oh ! je veux bien, dit-elle de sa voix transparente.

Il entendit qu’elle se levait.

Il se jeta vers la porte qu’il ferma au verrou, retomba sur son lit et, serrant dans ses bras le manteau qu’elle avait laissé là, le couvrit de ses larmes comme la dépouille inerte d’une fiancée morte.

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