Jeunesse
I
LE MONDE DE LA JEUNESSE
Dans toute société, la jeunesse est le milieu où se discernent le mieux les qualités et les défauts de l’ensemble. Ils y apparaissent, comme les rayons réfractés par le prisme, plus saisissants dans leur isolement et dans les contrastes du groupement spectral. Toute la gamme des couleurs est là, avec une énergie de tons qui exclut les nuances intermédiaires. La jeunesse chante par les rues l’éloge d’un temps, et en crie les travers sur les toits. C’est là que l’on rencontre les plus graves excès dans le mal et les plus puissants élans vers le bien. Il doit en être ainsi, nécessairement. Avec son ardeur native, sa hâte de conclure et de courir aux conséquences, la jeunesse pousse à l’extrême l’œuvre de ses prédécesseurs. Pure théorie de dire que les disciples suivent le maître. Les disciples vont trop vite pour cela. En général, le maître les suit et essaie en vain de les retenir. Cela s’applique non seulement à la jeunesse studieuse, mais à toute la jeunesse. Nous sommes tous à l’école ou à l’université à un certain âge, et ce ne sont pas toujours les meilleures leçons qui sont les plus écoutées. La puissance de l’exemple et de l’entraînement est peut-être plus grande dans la jeunesse populaire que dans celle des écoles. Les doctrines qui s’emparent des sommets intelligents descendent dans les foules plus vite qu’on ne le croit. Par quelles secrètes fissures les idées s’infiltrent-elles jusqu’au cœur des masses illettrées ? Nul ne le sait. Mais il est de fait que peu d’années suffisent quelquefois, pour faire pénétrer certains courants nouveaux, depuis les milieux universitaires jusqu’au fond des plus humbles hameaux. Quand l’idée est délétère, ses effets sont plus apparents, à mesure qu’elle gagne un milieu plus simple. Elle agit alors comme l’alcool sur les peuples sauvages. La jeunesse populaire est peut-être le terrain sur lequel les ravages des leçons malsaines peuvent s’observer le plus sûrement. Nous trouvons là des traductions en langue vulgaire, des illustrations pratiques capables de faire dresser les cheveux sur la tête.
On ne saurait assez suivre ni assez étudier la jeunesse. Sans s’en douter, elle donne autant de leçons qu’elle en reçoit.
D’aucuns, il est vrai, n’en parlent qu’à voix basse ou en haussant les épaules. Pour eux la jeunesse est le manque de respect, l’outrecuidance, l’ignorance satisfaite qui critique tout ce qu’elle ne comprend pas. C’est l’âge profane, écervelé et bruyant, qui promène, sans égards pour personne, son existence de casse-cou à travers les mœurs paisibles des bourgeois.
D’autres encore ne parlent de la jeunesse qu’en cyniques, avec un rire de connivence qui rappelle les vieux augures. Pour ceux-là, jeunesse est synonyme d’excès et de désordre. Viveurs, qui considèrent l’existence non comme un dépôt sacré, mais comme une provision d’argent de poche à dépenser en foire à tort et à travers ; ils trouvent que les jeunes gens ont bien de la chance d’être au début, alors qu’ils ont, eux, atteint depuis longtemps le fond du sac.
Une troisième catégorie de gens, enfin, considère les jeunes comme des gêneurs, avec la malveillance d’un vieux parent qui sait que son héritage est attendu. Ils en veulent à la jeunesse parce qu’elle est décidée à vivre et à prendre sa place au soleil, et que probablement elle leur survivra. C’est avoir mauvais caractère et montrer au printemps qui arrive le front maussade de l’hiver qui s’en va. Cela n’empêche pas l’herbe de pousser et les fleurs d’éclore.
Bien sûr, ces différentes attitudes à l’égard de la jeunesse sont, en une certaine mesure, justifiées par celle-ci. Il y a une jeunesse irrévérencieuse, il y a une jeunesse de noceurs, il y a une jeunesse trop pressée d’hériter, manquant de tact envers ceux qui terminent la vie, et de gratitude pour les services qu’ils ont rendus. Il y a de ces jeunes présomptueux qui se figurent bêtement que les affaires ne commenceront à bien marcher qu’avec eux ; et Dieu sait s’ils sont irritants ! Mais toutes ces extravagances ne sont qu’une face du monde de la jeunesse. Je veux bien admettre que la jeunesse, dans certaines de ses catégories, est ce qu’il y a de pire, qu’elle fait les délices des brouillons et le désespoir des sages ; mais malgré cela j’affirme qu’elle est aussi ce qu’il y a de meilleur. On l’oublie beaucoup trop, et cet oubli, ce manque de confiance, ce manque d’expérience est un grand malheur.
Je n’ai jamais regardé la tête de l’enfant, à un certain moment gracieux de son développement, sans être frappé de la richesse d’espérance et de promesses qui entoure cette jeune vie. Elle est la touchante et véridique prophétie de l’humanité parfaite. Oh, qui nous donnerait de réaliser ce que contient cette petite tête, de faire prospérer et mûrir tout ce qui, en elle, attend et s’annonce ! Eh bien, il y a quelque chose de plus saisissant que le spectacle d’un bel enfant sain et robuste, c’est la figure de l’adolescent à ce moment de la vie où l’on est tout à la fois encore enfant et déjà homme, en possession de cette virginité de tout l’être qui fait que, sans s’être donné à rien d’une façon exclusive, on est bienveillant pour tous et sérieusement curieux de tout. Assurément, à cet âge-là, on vaut mieux que plus tard, et ce que l’homme mûr peut faire de mieux, c’est de rester fidèle à cette première impression de sa jeunesse et d’en garder toujours le fécond souvenir. A certains moments de force et d’inspiration, le jeune homme est au-dessus de tout par le cœur ; il possède des trésors en lui-même, il est roi de l’espérance.
Mais c’est un roi souffrant. La jeunesse est l’âge des plus cruelles et des plus violentes douleurs. Ceux qui parlent de sa légèreté ne l’ont jamais connue ou l’ont depuis longtemps oubliée. Car c’est une royauté douloureuse et qui porte au front sa couronne d’épines. D’abord la jeunesse ressent en elle-même, plus vivement que personne, le contraste du bien entrevu, aimé et du mal possible, réel souvent. Ensuite elle se froisse le cœur tous les jours au contact de la vie. A la fois magnifique et misérable elle connaît, dans toute leur profondeur, l’amertume de ces désillusions qui viennent du contraste de ce qu’on a dans le cœur avec ce qui se passe dans le monde. Et cette douleur de jeunesse n’est pas un enfantillage, comme affectent de le dire des hommes soi-disant positifs, mais qui ne sont que plats. Elle est la chose la plus sainte, car elle contient l’espérance de quelque chose de meilleur. Le salut vient de là. Le monde a beau être vieux et communiquer même aux générations nouvelles sa décrépitude, par l’hérédité et l’exemple, cela ne peut pas empêcher, de loin en loin, la naissance et le développement d’êtres doués d’une exquise fraîcheur d’impressions. Mettez ces êtres, pleins de toutes les saines curiosités, de toutes les ardeurs généreuses, dans le cadre d’une tradition mesquine, un cléricalisme, un particularisme, un utilitarisme, une tyrannie quelconque ; dans ce milieu raréfié, ils souffriront le martyre ; il leur viendra au cœur des nostalgies de grand air et de liberté, comme il en vient aux oiseaux captifs ; leur douleur sera révélatrice ; ils feront appel à tout instinct meilleur, à toute âme semblable à la leur dans le passé, à toute force sympathique de la nature et des hommes, pour lutter contre ce qui les écrase ; ils briseront leurs fers, à moins qu’ils ne soient eux-mêmes brisés par les fers. Dans les deux cas, quelle souffrance ! Le nombre des martyrs de toutes causes, morts jeunes, est là pour en témoigner. Mais je ne parle pas de ceux-là seulement. Je parle de tous ceux qui, jeunes, se sont laissé railler et bafouer pour le rêve de beauté qui vivait en eux. Ils sont légion, et il y en aura toujours. Plus le monde s’écarte du sentier normal, plus il retombe lourdement sur les épaules des jeunes. Accablés de chaînes qu’ils n’ont pas forgées, ceux-ci préparent alors, dans la peine, une liberté dont peut-être ils ne profiteront pas. Je dis que cette jeunesse-là est ce qu’il y a de plus beau. Elle est immortelle. Sans cesse elle renaît du meilleur sang de l’humanité, héritière respectueuse et fidèle des trésors du passé, pour les augmenter et les transmettre à l’avenir. Son mot d’ordre est : recommencer, recommencer toujours !
N’oublions jamais cela. En nous avançant à travers la jeunesse contemporaine, ses faiblesses, ses défauts, souvenons-nous-en pour nous réconforter. Il y a là une source intarissable de courage, de guérison, d’apaisement, vraie fontaine de Jouvence dont l’origine est cachée aux replis obscurs d’un sol que la main de l’homme n’atteindra jamais.