Jeunesse
I
LES CONQUÊTES DU SIÈCLE
On voit parfois, sur la fin de l’hiver, le jardinier soucieux de son jardin, se promener le long des espaliers et des treilles. Il examine l’état des bourgeons et du bois, interroge d’un œil attentif les mystérieuses enveloppes que va gonfler et déchirer bientôt la sève du printemps. Ces promenades où l’anxiété se mêle toujours à l’espérance, me rappellent par analogie, une autre promenade, plus troublante encore et plus intéressante, celle que peut faire à travers la jeunesse le penseur préoccupé de l’avenir. Là aussi dort, enveloppée et pourtant apparente déjà sous le voile qui la recouvre, la grande question de demain. Il germe et grandit dans le cœur des jeunes, il fermente sous leur front des choses plus significatives que celles qu’essaie de deviner le jardinier sous l’écorce des bourgeons.
Intéressante toujours, et toujours digne de la plus sympathique attention, la jeunesse mérite surtout de nous attirer aux époques critiques, où des changements d’orientation s’annoncent. Ne semble-t-il pas que tel soit le cas à la fin de ce siècle ? Sans doute, c’est une erreur grossière que de confondre les périodes de l’évolution humaine avec ces divisions chronologiques factices qu’on appelle des siècles. On attribue aux siècles une jeunesse et une vieillesse, on parle de leur aurore et de leur déclin. Rien ne répond moins à la réalité. Des mouvements puissants ont marqué la fin de certains siècles ; d’autres ont commencé dans le marasme et la sénilité. Il n’en est pas moins vrai qu’il peut se produire une coïncidence entre le terme d’une période historique et le terme d’un siècle. Tel est, je crois, le cas à l’heure présente. Nous avons derrière nous tout un vaste développement, dans lequel on peut remarquer, après les enthousiasmes juvéniles et les efforts virils d’une brillante maturité, les hésitations et les symptômes de lassitude ordinaires à la vieillesse. Mais, comme l’humanité se renouvelle sans cesse et renaît de ses cendres, c’est au moment où les choses anciennes sont arrivées à leur maximum de décrépitude, que les choses neuves se préparent.
Qu’un instant comme celui que nous traversons soit gros de problèmes d’avenir, personne n’en doute ; que ces problèmes se posent avec plus d’insistance à ceux qui entrent dans la vie qu’à ceux qui y sont déjà engagés ou à ceux qui vont en sortir, c’est évident. Rien de plus naturel, par conséquent, que de se tourner vers la jeunesse, et dans son intérêt et dans le nôtre.
Que fera-t-elle ? Comment va-t-elle pouvoir s’installer dans le monde que lui lèguent ses prédécesseurs ? Quels sont ses périls, ses espérances, ses devoirs pressants ? Certes, voilà de quoi exciter les plus légitimes curiosités.
Pour arriver à voir clair dans ces diverses questions, il convient d’abord de dresser une sorte d’inventaire et de caractériser brièvement l’héritage qui échoit à notre jeunesse. Il nous faudra ensuite essayer de comprendre cette jeunesse elle-même et quelques-uns des courants qui s’y distinguent. Nous nous efforcerons, après cela, de tracer un idéal pratique capable d’inspirer une élite de la jeunesse contemporaine dans la grande mission qui lui incombe, et qui est de profiter du bien que lui laisse le siècle qui s’en va, en s’efforçant de combler les lacunes et de réparer les fautes.
Il est toujours très malaisé de ramener à l’unité et de grouper sous un seul point de vue, les éléments si divers de l’activité humaine. Mais, en général, le trait saillant d’un siècle n’est pas difficile à découvrir, et c’est ce trait qui en détermine la physionomie, les tendances, les beautés et les taches. En la désignant d’après son stigmate personnel à jamais indélébile, on ne saurait appeler la période dont nous sortons autrement que : l’âge de la science inductive. La science y est arrivée peu à peu, et, pour la première fois depuis qu’il y a des hommes, à être la puissance dirigeante. Quoique cela puisse paraître évident, il n’est pas superflu de l’affirmer, à cause de l’idée superficielle qu’on se fait souvent du grand travail humain, et de ce qu’il est convenu d’appeler le progrès. On se représente communément l’humanité en marche sur une route de longueur infinie où chaque génération marque son étape. Il y aurait ainsi, sauf les différences d’allure, avancement constant sur toute la ligne. Cette conception est fausse et dangereuse. Non seulement il y a, dans la marche des sociétés, de longs arrêts et des reculs, mais il y a des changements de direction essentiels. Ce qui est l’idéal à certaines époques, peut être, à d’autres, négligé, foulé aux pieds même, et pourtant ces deux époques collaborent, chacune à sa façon, à l’accomplissement des fins de l’histoire. Il y a des périodes de création et des périodes de destruction ; il en est qui sont vouées à l’analyse et aux opérations de détail, d’autres qui arrivent à la synthèse. Celles-ci sommeillent, celles-là se précipitent comme un torrent. Certains siècles sont religieux, poétiques, artistiques, d’autres commerçants, industriels, guerriers. Il en est d’efféminés et de dissolus, comme il en est d’énergiques et de vertueux. Et tous amènent sur la scène leurs hommes particuliers, enfants préférés faits à leur image, et remettent l’honneur et la puissance, tour à tour, aux rêveurs, aux diplomates, aux beaux parleurs, aux violents, aux sages, aux fous, aux favoris, aux courtisans. Mais l’évolution humaine est si vaste et si compliquée qu’elle n’embrasse jamais tout à la fois : elle procède par poussées successives dans les directions les plus variées. Malgré la richesse de ses aspirations ou son effort pour tout étreindre, chaque période d’activité ne fait que sa poussée particulière à laquelle tout se subordonne, on peut même dire, se sacrifie. Il se constate alors comme une sorte de polarisation du travail total de l’humanité autour d’un centre de prédilection. Dans la sphère particulière qu’il cultive avec amour, un siècle dépasse, en général, les précédents. Cela n’implique pas qu’il les ait dépassés ni même égalés pour le reste. Au contraire, les avantages qu’il réalise en concentrant toute son énergie sur un point, se traduisent par un déficit dans d’autres domaines. Les siècles, comme les individus, ont les défauts de leurs qualités. Il y a là une loi générale dont il faut se souvenir. Grâce à elle, on comprend mieux comment, par exemple, les anciens qui étaient nos maîtres pour tant de choses, n’étaient que des enfants en science, comparativement à nous. Mais la même loi nous expliquera, par un juste retour, certaines lacunes douloureuses de la civilisation actuelle.
Nous avons donc fait, nous, notre poussée du côté de la science inductive, non par un effet de la fantaisie humaine, mais guidés par la nécessité. Sous la lente usure du temps les vieilles bases sociales et les antiques croyances devenaient caduques et craquaient. Il était urgent de les raffermir en soumettant à un contrôle sévère les faits et les notions qui entraient comme matériaux dans ce vénérable édifice. Cela ne pouvait se faire qu’en reprenant l’humble sentier de l’expérience. Avec une patience à l’épreuve de tous les labeurs, l’homme s’y est résigné et a entrepris de reviser le monde par le menu détail. Petit et faible, en face de la création géante, éphémère en face du temps que rien ne mesure, il ne s’est laissé rebuter ni par la médiocrité de ses moyens, ni par l’étendue de la tâche. Simplement, courageusement, se servant de ses yeux pour voir, de ses doigts pour toucher, de son cœur pour éprouver, il s’est mis à l’œuvre. Or il s’est rencontré que cette méthode qui consiste à se laisser guider d’un fait à l’autre, allant de ce qui est près et connu vers ce qui est loin et inconnu, était la plus merveilleuse des trouvailles. Elle faisait parcourir, à tout petits pas très sûrs, des distances prodigieuses. Les travailleurs se succédaient dans leur tâche souvent obscure, où il fallait, pour commencer, souffrir mille privations. Mais lorsque l’un d’eux tombait, un autre emboîtait le pas. Que de peines oubliées et de découvertes ignorées ! Jamais l’humanité ne fut plus admirable que sur cette route escarpée où nous la voyons marcher, lasse, meurtrie, mais non rebutée, tenant en main le fil d’or qui doit la guider à travers les ténèbres, vers l’aube de vérité.
Grâce à cette somme prodigieuse de travail, nous possédons des avantages qu’il n’est pas permis d’énumérer sans émotion et sans reconnaissance.
Les astronomes nous avaient révélé l’immensité de l’Univers, et mis à notre portée des faits dont la grandeur dépasse l’imagination même. Les géographes et les explorateurs nous ont mieux fait connaître le globe que nous habitons. Les géologues nous en ont raconté l’histoire tourmentée et démesurément ancienne. Les sciences naturelles ont commencé à nous initier aux formes sans nombre que revêt la vie dans le monde végétal et animal, et nous ont révélé un infini plus admirable que celui que nous montraient les astronomes, je veux dire l’infiniment petit. Les médecins et les physiologistes ont pénétré plus avant dans l’exploration si délicate et si difficile du corps humain, afin de nous enseigner à mieux nous connaître et à lutter plus efficacement contre les souffrances et la maladie. La mécanique et la chimie ont accéléré les relations, réduit les distances, centuplé la production industrielle et augmenté le bien-être. L’électricité enfin, cette alliée de la dernière heure, qui garde son secret et nous sert sans se faire connaître, a réalisé des progrès qui semblaient appartenir au domaine de l’impossible.
Pendant ce temps les historiens ressuscitaient le passé avec une infatigable activité, pièce à pièce, oubliant parfois de vivre dans le présent pour s’enfouir dans les archives, les catacombes, les ruines exhumées d’autrefois. Ils ont remis dans leur lumière vraie et replacé dans leur cadre historique, les légendes, les traditions religieuses des pères. Ils ont fait justice d’erreurs séculaires, vengé les martyrs, réhabilité de nobles mémoires, flétri les crimes, et surtout rendu leur grande et légitime place aux humbles et aux petits dont les longues misères et les rudes corvées avaient été négligées trop longtemps, au profit des guerres et des intrigues des grands de la terre. Bienfaits immenses trop longs à énumérer, mais qui sont dans toutes les mémoires.
Si nous pouvions ramener parmi nous un homme des générations disparues et le promener à travers les merveilles que notre âge doit à la science, il marcherait d’éblouissement en éblouissement et très certainement il nous dirait : C’est ainsi que nous rêvions l’âge d’or. Sans nul doute, l’homme aujourd’hui doit se sentir plus heureux qu’autrefois et être devenu meilleur et plus maître de lui-même. Connaissant mieux les lois de la nature, il ne doit pas manquer d’y conformer sa vie. Les maladies de jadis lui sont inconnues, ainsi que la pauvreté et la misère. Il règne avec sérénité sur des forces dociles. Ce qui l’écrasait autrefois, le porte aujourd’hui. Le feu s’est attelé à son char, la foudre est sa messagère. Comme cette royauté doit l’ennoblir ! En même temps l’histoire des hommes lui a donné de grandes leçons de sagesse, de tolérance, de clémence. Sur les frontières des patries doit régner la bienveillance. La justice gouverne les individus et les sociétés. Élevés dès leur jeunesse dans le sentiment de leur dignité, les hommes doivent faire fleurir la paix et la fraternité sur cette terre que leurs aïeux souillaient de sang. Heureuse la jeunesse héritière d’un tel monde !
Et cet ancien raisonnerait juste. Pourquoi faut-il que les faits contredisent des conclusions si naturelles ? C’est ici que nous sommes amenés à considérer l’envers de la médaille, ce qu’en langage de droit on appellerait le passif de la succession.