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Jeunesse

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SENTIERS DE DEMAIN

Je crains que le travail du vingtième siècle ne consiste à retirer du panier une foule d’excellentes idées que le dix-neuvième siècle y avait étourdiment jetées.

E. Renan[5].

[5] Réception de M. Jules Claretie.

L’impression de trouble que nous avions éprouvée en essayant de dresser le bilan de la société actuelle n’a fait que s’accentuer à mesure que nous nous avancions à travers notre jeunesse. Confusion et anarchie semblent les termes les mieux faits pour caractériser l’état des esprits. Il n’y a guère, dans tout ce que nous avons vu, que la continuation et l’aggravation d’un état de choses précédent. Si nous n’avions que cela à dire de la jeunesse contemporaine, ce livre serait en somme bien triste. Nous ne l’aurions pas écrit. A quoi bon constater que la décadence marche et que nous descendons d’un mouvement toujours plus rapide ? Heureusement ce n’est pas tout. Ce que nous avons constaté jusqu’ici est le côté sombre de la situation. Mais il y a autre chose de tout aussi réel et que, de propos délibéré, nous avons réservé pour la fin.

Un premier point important à relever est le désenchantement qui de plus en plus devient le fond des dispositions. Ils sont bien peu nombreux, ceux qui se réjouissent de vivre dans un monde sans foi, sans espérance et sans amour. Les cyniques eux-mêmes ont leurs jours de mélancolie. Le monde tel qu’il est devenu, ne plaît qu’à bien peu de gens. Ce n’est pas mauvais signe. Sans doute le désenchantement à lui tout seul ne mène pas loin. Mais c’est toujours autant que cet aveu presque général d’insuffisance. Il est permis d’y voir, après tout, la forme négative de l’aspiration vers un état meilleur. Cette aspiration arrive à devenir consciente chez ceux qui, avertis par leur désenchantement, se demandent si nous n’avons pas fait fausse route. Or, cette petite question, que d’hommes, surtout dans la jeunesse, se la sont posée depuis quelque temps ! D’autres, plus avancés, reconnaissent que positivement nous avons fait fausse route. Pour eux l’expérience de la science matérialiste et du réalisme est concluante dans tous les domaines. L’arbre est jugé par les fruits, il est mauvais. Notre vie spirituelle et notre vie matérielle languissent parce que des lois saintes et profondes ont été violées. Mais il ne suffit pas d’être désenchanté, ni même de demander du changement. Nous avons essayé de l’indiquer en parlant de la jeunesse réactionnaire. A quoi servirait-il à la société de se jeter subitement d’un excès dans un autre ? Ce serait vouloir se guérir d’une mutilation par une mutilation d’un genre différent. Le monde où la réaction nous invite à entrer, pour nous reconstituer une santé, a fait ses preuves, lui aussi. L’humanité n’a pas attendu ce siècle pour découvrir qu’elle s’y trouvait à l’étroit, et même qu’elle y étouffait. Il est impossible que les leçons de l’histoire soient oubliées par la jeunesse intelligente, au point de rendre probable un mouvement général de réaction. Il suffit d’ailleurs d’observer ce qui se passe, pour se convaincre que les tendances réactionnaires proprement dites ne se rencontrent qu’à l’état d’exception, en dehors des milieux spécialement créés pour les faire naître et les cultiver.

Les jeunes gens indépendants, profondément travaillés par les questions actuelles, en cherchent une solution moins étroite et moins illusoire. Quelques-uns, de jour en jour plus nombreux, commencent à comprendre que, s’il y a un moyen de nous sauver, c’est de nous rapprocher de la vie normale, de retourner aux bases, aux choses élémentaires, en prenant le bien au près et au loin, dans le présent et le passé, partout où il s’en trouve une parcelle, en renonçant aux tendances exclusives et aux intérêts de parti, pour redevenir simplement des hommes.

Dans cette voie qu’une partie de notre jeunesse se dispose à choisir, elle a eu ses devanciers. Il était impossible que l’état de choses qui s’étale dans le monde, depuis tant d’années, n’eût pas frappé certains esprits. Pouvait-il, à la longue, échapper à ceux qui pensent et vont au fond des phénomènes, que le matérialisme scientifique, l’industrialisme, le militarisme, l’utilitarisme, tout cet ensemble de produits que la réaction affecte de mettre sur le compte de l’esprit moderne, en étaient la plus brutale négation ? Ce n’était pas possible. Il est arrivé ce qui devait arriver. Des hommes, par qui les contradictions de ce siècle ont été ressenties avec une grande énergie, n’ont pas cessé un instant de les signaler, de flétrir les excès dans l’idée et dans le fait, et de maintenir au sein des heures les plus difficiles le drapeau de la dignité humaine, de la sainteté des choses de l’âme, de la haute autorité de la conscience, de toutes ces réalités que la conception soi-disant positive de l’existence, aussi bien que le vieil autoritarisme traitent de chimères. Pour ne citer, parmi cette phalange, que deux grands noms, je choisirai ceux d’Edgar Quinet et de Michelet, véritables prophètes de l’esprit moderne. Un flot de littérature de toutes nuances a couvert leurs voix ; mais ce qu’ils ont dit est aussi vrai que de leur temps, plus vrai même, car il semble que la vérité devienne plus éclatante à mesure qu’on fait des progrès dans le faux. Ces hommes, moins que personne suspects de dénigrer la science ou la démocratie, n’ont cessé pourtant d’en signaler les abus et les écarts, tout en s’insurgeant contre le vieux monde autoritaire. Ils avaient appris à l’école de l’histoire le respect de l’âme humaine, dans l’intégrité de ses aspirations et de ses droits, la haine de toutes les tyrannies, et c’est pour cela que leur parole respire une sorte de haute équité, résultat de l’harmonie qui s’était faite en eux. Ils avaient trouvé ce chemin d’or du milieu, si malaisé à tenir, autour duquel terreur et les excès font sans cesse osciller les sociétés, du scepticisme à la foi aveugle et de l’anarchie au despotisme. La direction qu’ils ont indiquée est celle où il faut chercher la solution des problèmes qui nous tourmentent. Il va sans dire que je parle de la direction générale, et ne viens pas proposer ici de jurer sur les paroles de quelqu’un.

Voici d’abord une parole d’Edgar Quinet, bien touchante comme préoccupation d’avenir : « L’abeille prépare d’avance la pâture à la larve près d’éclore. Faisons comme l’abeille. Préparons la substance du monde qui va naître et mettons-la à côté de son berceau. » Dans le même livre, l’Esprit nouveau, nous lisons : « Quand je vois la tempête qui emporte les générations actuelles, et l’espèce de délire dont toute âme est saisie, je me dis que ce n’est pas l’effet d’une trop grande ambition de désirer rendre équilibre à tant d’esprits déchaînés. L’époque qui contient de si grands maux, en contient certainement aussi le remède. Il existe, il est sans doute près de nous, peut-être là, caché sous l’herbe. »

« Celui qui navigue dans la tempête, se fait quelquefois attacher au grand mât du navire, pour ne pas être emporté par les vents. Moi aussi je me suis attaché à ce que j’ai trouvé de plus solide autour de moi, aux idées, aux vérités qui nous survivront à tous… »

« Que nous faut-il aujourd’hui pour achever de sortir de l’abîme ? Une heure de sincérité. »

Copions encore une page de Michelet qui semble être écrite d’hier, tant elle résume bien la situation actuelle :

« Un fait est incontestable. Au milieu de tant de progrès matériels, intellectuels, le sens moral a baissé. Tout avance et se développe ; une seule chose diminue, c’est l’âme.

« Au moment vraiment solennel où le réseau des fils électriques, répandu sur toute la terre, va centraliser sa pensée et lui permettre d’avoir enfin conscience d’elle-même, quelle âme allons-nous lui donner ? Et que serait-ce si la vieille Europe dont elle attend tout, ne lui envoyait qu’une âme appauvrie ?

« L’Europe est vieille et elle est jeune, en ce sens qu’elle a contre sa corruption les rajeunissements du génie. Elle seule sait, voit et prévoit. Qu’elle garde la volonté, et tout est sauvé encore. »


Cet esprit, heureusement, sans avoir jamais cessé d’y agir, recommence à souffler avec une vigueur nouvelle dans notre enseignement national, à tous ses degrés.

Il se fait là un travail lent et profond dont les signes heureux vont en s’accentuant. Je n’en veux pour preuve que certains passages de discours que je citerai, en faisant tous mes vœux pour qu’ils deviennent féconds dans la pratique.

Voici, en premier lieu, des extraits de deux discours de concours généraux, 1890 et 1891, du ministre de l’instruction publique, M. Léon Bourgeois.

Dans le premier de ces discours, l’orateur, après avoir caractérisé les différents systèmes pédagogiques de notre passé national, s’exprime ainsi :

« Notre pédagogie sera certainement plus large. Rien de ce passé ne lui est ni étranger ni inutile. Un grand philosophe français définissait ainsi, il y a quelques jours à peine, le but de notre enseignement : « Il doit transporter l’évolution humaine, en ce qu’elle a de meilleur, dans l’esprit de l’individu. »

« Tous les états philosophiques, dont nous avons rappelé la succession, ont préparé l’esprit de l’humanité moderne ; tous les procédés de culture ont eu de même leur utilité partielle, et notre tâche doit être de reconnaître et de conserver ce que chacun d’eux peut avoir encore de profitable pour la formation et le développement d’un esprit contemporain. »

Le discours de 1891 accentue le précédent, marquant ainsi la fixité et l’énergie de la tendance.

« Ayez un idéal ! Un idéal, ce n’est pas seulement, au milieu de l’atmosphère étouffante de l’égoïsme des hommes, un souffle d’air pur qui ranime et vivifie, au-dessus des doutes de l’existence quotidienne, une lumière qui guide et qui sauve, c’est quelque chose de plus que tout cela et que je voudrais dire d’un seul mot : avoir un idéal c’est avoir une raison de vivre.

« Messieurs, nous préparons cette jeunesse, non pour telle ou telle carrière, mais pour la vie. Si donner à l’homme un idéal, c’est donner une orientation à toute son existence, une raison et un ressort à tous ses actes, nous reconnaissons là le but dernier de l’éducation, le devoir le plus haut du maître… »

« Messieurs, il y a un an j’essayais de vous montrer combien il est nécessaire à l’Université d’avoir une pensée commune, une unité de doctrine pour la formation de l’intelligence de la jeunesse française. Combien plus nécessaire encore est cette unité de doctrine dans l’œuvre de l’éducation morale, si l’Université veut répondre à son objet véritable, si elle veut être ce qu’elle doit être, ce que le pays lui demande d’être, le foyer où viennent se concentrer tous les mouvements de la conscience nationale, pour se réfléchir sur chaque génération nouvelle et donner ainsi impulsion et la vie à la conscience de chacun de ses enfants.

« Quand je parle de cette unité de doctrine, ai-je besoin d’ajouter qu’il ne s’agit point d’imposer aux esprits un système philosophique et de promulguer je ne sais quel dogme métaphysique sur la nature du bien et du mal ? L’Université républicaine respecte toutes les croyances et donne l’exemple de la tolérance à ses adversaires les plus intolérants. Mais quelque opinion que l’on professe sur les problèmes éternellement posés à l’esprit limité de l’homme, l’idée du bien existe, et, comme l’a dit un grand philosophe français, cette idée est un fait, et ce fait est une force. Et depuis que les hommes sont en société, cette force n’a cessé d’agir sur le monde pour adoucir la violence, abaisser les inégalités, substituer la justice à l’arbitraire, la liberté à la contrainte, la solidarité à l’hostilité, élargissant sans cesse la sphère des devoirs de chacun des êtres conscients vis-à-vis de tous, et, malgré les retours en arrière, malgré les défaites partielles de la vérité et du droit, malgré les apothéoses passagères de la force, rapprochant chaque jour l’humanité d’un état supérieur de paix, d’équilibre et de réconciliation. »

C’est le souci légitime de l’avenir qui perce partout dans ces paroles. Quand on est aux prises avec les problèmes de l’éducation, le vide de certaines doctrines vous apparaît mieux qu’ailleurs. Pour expérimenter la qualité d’un système de philosophie, ou même de n’importe quels principes de pensée et de conduite, il suffit de se rendre compte de leur vertu éducatrice. Tout ce qu’il est impossible d’enseigner hardiment à la jeunesse ne vaut rien. Il était donc très naturel que les hommes chargés de la responsabilité d’une forte éducation nationale finissent par se poser des questions comme celle-ci :

« De quoi vivront nos successeurs, s’ils ne croient plus à rien, n’espèrent plus rien, ne respectent plus rien ? Qu’est-ce qui les maintiendra, les consolera, leur donnera la force de vivre et de mourir en paix ? »

Nous sommes des hommes comme l’étaient nos pères. Malgré tous les changements extérieurs, notre cœur a les mêmes besoins que le leur. Est-il possible que ce qui les inspirait ait disparu du monde ? Sans doute les formes des conceptions ont changé, l’interprétation de l’univers s’est modifiée. En face de certaines croyances nous sommes obligés, au nom de l’expérience, de protester et de nous récuser. Nous aussi nous avons notre non possumus. Mais sous les formes caduques d’autrefois, n’y a-t-il pas des réalités permanentes dont nous pourrions faire notre profit ? — Rien ne rend industrieux comme la nécessité, ni chercheur comme la faim. La maigreur effrayante de notre vie spirituelle nous a inspiré des réflexions salutaires. On a donc recommencé à regarder vers le passé, non plus dans un esprit servile, mais pour en saisir l’âme et le voir vivre. Et ce passé qui semblait disparaître dans les brumes, s’est soudain éclairé d’un jour nouveau. En le voyant, lui aussi, arriver à la vérité par détours et par tâtonnements, se constituer pièce à pièce sa patrie spirituelle, nous l’avons mieux compris que ceux qui nous en présentent en bloc la figure héraldique et après tout froide. Sous ces formes rigides nous avons retrouvé la vie, la chaleur, la fraîcheur des choses qui naissent et se développent. Ainsi rapprochés de nous, par ce commerce intime auquel l’histoire nous initiait, les pères nous donnaient le conseil qui résume toute paternité spirituelle : Joignez le meilleur de ce que vous avez conquis à ce que nous vous avons légué de meilleur, et vous vivrez et reconstituerez une patrie à l’esprit.


Des préoccupations analogues à celles que nous venons de signaler travaillent une élite de notre jeunesse. Tandis que la masse continue à se laisser aller à la dérive du courant réaliste, quelques-uns en sont sortis et regardent vers d’autres horizons. La vie actuelle est dure à la jeunesse qui pense. Elle lui offre tant de choses pour la déconcerter et si peu pour l’affermir. Sur les ruines des vieilles choses et parmi les matériaux encore inachevés de l’édifice futur, au milieu du choc discordant des tendances, entourée de souffrances sociales, de phénomènes de barbarie que ce temps traîne derrière lui comme des lambeaux hideux sous un manteau de roi, cette jeunesse a connu de bonne heure l’anxiété du lendemain. Le spectacle des hontes, des folies, des étroitesses, des abus de la force brutale, des intérêts en conflit, de toute la grande bataille des hommes et des choses, lui a inspiré de nobles dégoûts et lui a laissé au cœur un immense désir d’équité et d’apaisement.

Ce désir se manifeste dans l’orientation intellectuelle par une curiosité ardente et bienveillante de toutes les manifestations de l’esprit humain. Ils sont arrivés — chose bien rare, je crois, chez les jeunes gens, mais qui est un signe des temps — à ne plus croire que la vérité puisse être enfermée dans une formule, mais qu’il y a un peu partout où l’homme a pensé, cherché et souffert, des choses intéressantes et des choses vraies. Sans doute cette tournure d’esprit rappelle les curiosités multiformes du dilettantisme ; mais elle est tout aussi souvent un indice de cette réserve discrète, de cette soif de s’éclairer qui est la disposition la plus favorable à la recherche de la vérité. Dans un toast récent, le président actuel de l’Association des étudiants a dit un mot qui caractérise cette manière d’être et qui tranche d’une façon si réjouissante sur l’esprit de parti.

« Notre association n’est point de celles où l’on voit s’enrôler sous des drapeaux éphémères des ambitions de coterie et des passions de parti. Elle poursuit lentement, mais sûrement une œuvre qui est toute de paix et de science. Elle a au plus haut point le respect de la conscience individuelle ; elle laisse à chacun l’intégrité de son trésor moral intime, de ses croyances politiques ou religieuses. Elle n’est ralliée à aucun parti, à aucune secte. Elle tient à rester avant tout, sans distinction d’étiquette, la jeunesse française et, dans la jeunesse française, la jeunesse universitaire. Nous sommes et voulons rester des étudiants, c’est-à-dire des jeunes gens fidèles à l’esprit scientifique, qui est un esprit de tolérance désintéressée, et à l’esprit démocratique, qui est un esprit de justice et de bonté. Nous n’avons que deux grands soucis qui nous soient communs : le souci du plus grand développement intellectuel possible et le souci de l’amélioration sociale, car le premier forme l’individualité et le second la purifie. Au-dessus des croyances qui divisent, il y a les aspirations qui rapprochent : ce sont celles-là que nous préférons[6]. »

[6] H. Bérenger, Banquet de l’Association 1891.

Pour dessiner davantage le trait dominant de cette jeunesse qui est une respectueuse indépendance, je dirai qu’elle aime la science, qu’elle la considère comme une des colonnes de l’humanité, qu’elle sait ce que nous lui devons et ce qu’on peut espérer de la sûreté de ses méthodes. Volontiers elle applaudit à des paroles comme celle-ci :

« Sans doute le temps revisera, il ruinera peut-être de fond en comble quelques-uns des résultats acquis par la science contemporaine ; nos systèmes de synthèse ne dureront peut-être pas plus que n’ont duré ceux de nos devanciers. Mais nos méthodes d’analyse, notre vue rationnelle du monde, l’orientation générale de l’esprit scientifique, ce sont là des acquisitions qui ne peuvent désormais périr que dans un effondrement total de la civilisation. Cette conviction est devenue le fond même de notre entendement ; tout ce que nous rebâtirons, nous le rebâtirons sur ce tuf inattaquable[7]. »

[7] M. de Vogüé, Banquet de l’Association 1890.

Mais, en même temps, elle se rend compte des limites de la science et de ses impuissances : « Il faudra avant tout reconnaître que ni la science ni la démocratie ne se suffisent à elles-mêmes, que, privées d’un principe supérieur qui les concilie, elles ne sont que des forces barbares et aveugles. La science ne se suffit pas à elle-même : à quoi aboutissent en effet les suprêmes généralisations scientifiques si ce n’est à cette notion du mouvement, incompréhensible elle-même sans la mystérieuse notion de force, c’est-à-dire sans une notion purement psychologique ? Il y a à l’origine de toute la science moderne un postulat emprunté à l’esprit lui-même. La démocratie, elle non plus, ne se suffit pas à elle-même : elle ne serait qu’une lutte sauvage de classes et d’intérêts, si elle n’était dominée par l’esprit de justice et de charité. C’est donc, en dernière analyse, l’esprit qui doit diriger l’évolution moderne, et dans l’esprit, son principe suprême, le plus actif et le plus fécond : l’amour[8]. »

[8] H. Bérenger, Bulletin de l’Association, févr. 1890.

Il y a au fond de cela une grande sincérité et un grand esprit de justice. Des entretiens nombreux, des coups de sonde donnés dans toutes sortes de milieux studieux, ainsi que la lecture de ces productions éphémères et variées qui remplissent les journaux et les revues des jeunes, m’ont fait constater que ces tendances n’étaient pas isolées. Une orientation nouvelle s’accuse nettement.

On peut entendre maintenant, entre jeunes gens préoccupés des choses de l’esprit, railler ces deux déesses terribles, l’analyse et la critique. Non pas que l’esprit de discernement soit honni et qu’après avoir méconnu le mystère on tombe dans l’excès contraire qui est de méconnaître les droits de la raison et du jugement. Mais on se rend compte que la critique pratiquée au point de vue des sciences positives et appliquée, à tort et à travers, à tous les domaines de l’esprit, devient une aberration. Pratiquer le jugement de cette façon c’est manquer de jugement. Il faut ouvrir chaque serrure avec la clef qui lui convient. — Une certaine critique arriverait tout simplement à supprimer l’histoire par sa façon de concevoir la certitude historique, comme elle arrive à supprimer les réalités intérieures par son obstination à n’appeler un fait, que ce qui tombe sous le sens matériel. Cette grande vérité si magistralement proclamée par H. Lotze : Le rôle du mécanisme dans le monde est aussi universel qu’absolument subalterne[9], se fait lentement jour dans les esprits. — L’analyse à outrance qui avait fini par provoquer dans la jeunesse de véritables maladies, voit diminuer son prestige. Elle a beau s’appeler inexorable, son charme est rompu pour plusieurs. Ils ne se sentent plus en face d’un monstre aux cent yeux, qui voit tout, scrute la moelle et les os, mais en face d’une prétention gratuite et quelquefois ridicule. Ils ont l’irrévérence de trouver que ces analyses où l’on aligne en formules et par quantités, de quoi nous sommes faits, comment nous sentons, pensons, vivons, ne sont la plupart du temps que du déchiquetage ou de la prestidigitation. Ainsi nos enfants analysent leurs polichinelles, ainsi d’habiles artistes font sortir des montagnes de choses d’un chapeau. Pour avoir le droit de dire qu’on nous a analysés, il faudrait pouvoir nous refaire après nous avoir décomposés.

[9] H. Lotze : Mikrokosmos.

Le temps n’est plus où une connaissance sommaire de notre être matériel suffisait pour nous expliquer l’homme. Des problèmes sont nés dont ceux qui appellent la pensée une sécrétion du cerveau, n’avaient aucune idée, et dont ne se doutent pas les esprits pour qui la psychologie semble se confondre avec la physiologie. Ce petit mot, je sais, jadis encore si sûr de lui-même et si satisfait, rencontre des incrédules partout. Le sens du mystère, qui n’est en somme qu’une des formes du sens de la réalité, s’est réveillé en face de l’inconnu. Que nul ne puisse expliquer la vie, que nul ne puisse jeter un pont sur l’abîme qui sépare le mouvement matériel de la pensée, de la plus simple sensation même, qu’il y ait dans le domaine de tous les jours, où nous nous agitons pourtant avec aisance des mystères sans nombre, voilà qui maintenant frappe tous ceux qui réfléchissent. Le respect pour la science n’en est pas diminué ; mais le respect pour l’homme, pour les réalités invisibles, y a gagné.


Sans doute, il serait puéril de s’abandonner trop facilement à l’espérance. On remonte péniblement ces côtes d’où l’on était si vite descendu. Mais le mouvement existe, il est positif, et ce n’est pas la jeunesse seulement qui en est touchée. Partout des hommes qui cherchent et pensent, tentent de soulever la chape de plomb sous laquelle l’humanité ne peut plus se résigner à vivre.

Ce n’est pas un des moindres symptômes de cette recherche des sentiers nouveaux, que l’attention toute spéciale que les esprits les plus divers donnent au sentiment religieux naguère dédaigné. Il y a dans ce domaine une grande variété d’appréciations, souvent un grand manque de compétence historique. Les uns confondent le catholicisme avec le christianisme et y voient le salut de l’avenir, les autres parlent d’une renaissance de l’Évangile dans le sens de l’esprit moderne, d’autres se passionnent pour l’ésotérisme, la théosophie, l’étude comparée des religions, d’autres encore s’attendent à voir surgir des horizons absolument nouveaux et d’une telle étendue que nous y verrons enfin la synthèse laborieusement poursuivie de tout le passé et de tout le présent. « Une des marques de la jeunesse d’aujourd’hui, j’entends de celle qui pense, est la nostalgie du divin[10]. » Nous recueillons avec bonheur ces témoignages. Si incomplètes que soient les manifestations en elles-mêmes, il convient de s’en féliciter : ce qui importe surtout, c’est l’état d’esprit qui leur a donné naissance. Il est très intéressant d’observer comment cet état d’esprit arrive à se manifester dans les milieux plus particulièrement voués aux études religieuses. Nous y rencontrons journellement un plus grand nombre de jeunes gens détachés des extrêmes. Alors que leurs prédécesseurs s’étaient retranchés dans l’orthodoxie ou le rationalisme et que ces étiquettes archaïques continuent à servir à la masse, nous les voyons, eux, se frayer résolument un chemin nouveau. Ils ont dépassé le point de vue étroit des orthodoxies intransigeantes, dépassé de même celui de la critique négative, deux exagérations également impuissantes à apprécier les choses de l’âme. Leur but est de ne rien laisser perdre de la tradition et de ne rien sacrifier des droits du présent, de s’appliquer à découvrir la vérité n’importe où elle se trouve, de lui rendre hommage et de la traduire en un langage aussi simple et aussi pratique que possible. L’esprit de parti qui a été pendant longtemps l’âme des milieux religieux et qui, hélas ! continue à en être le démon, leur est en horreur.

[10] E. Lavisse : La génération de 1890.


La toute jeune littérature se teinte graduellement de nuances nouvelles. Un mysticisme tantôt sain, tantôt maladif, mais qui, sous n’importe quelle forme, contraste avec le réalisme de la période précédente, se révèle dans une quantité de poésies et d’essais divers. Nous lisons maintenant assez ordinairement des pages de jeunesse qui eussent paru bien étranges, impossibles même, il y a peu d’années encore, et qui annoncent une autre flore littéraire. La fermentation s’étend et gagne continuellement en énergie. Sans se connaître, ni s’être concertés, des jeunes gens studieux se rencontrent dans des aspirations analogues, et leur donnent souvent une expression identique. En un mot il y a du nouveau dans l’air.


Mais, plus que les symptômes d’une pensée qui cherche des règles nouvelles et d’une morale préoccupée d’un nouveau fondement, nous saluons un autre mouvement qui paraît s’accentuer dans la jeunesse depuis quelques années. Il est très faible encore, si nous regardons aux résultats pratiques (d’ailleurs ils commencent à se montrer) ; mais il est réel.

Je veux parler du mouvement social. Ma conviction profonde, en effet, est que ce mouvement sera le pivot de la pensée et de l’action humaines dans l’âge qui va venir. C’est sous cette forme particulière que les problèmes philosophiques, religieux, scientifiques, internationaux qui travaillent le monde actuel arriveront à leur solution temporaire. Ils se posent de plus en plus comme les parties séparées du même grand problème humain, et culminent tous dans la question de l’organisation de la vie. Toutes les sphères de gouvernement moral ou matériel du monde contemporain ont eu à compter avec les questions sociales. Elles ont acquis une telle vigueur qu’elles se posent aux grands comme aux petits. Les pouvoirs matériels et spirituels les plus anciens, les plus habitués à faire bon marché de l’opinion du grand nombre, de son bonheur ou de son malheur, et à poser le talon sur toutes les têtes, se sont subitement abaissés à accorder leur attention aux questions si méprisées jadis. On peut bien dire qu’une fois de plus la pierre rejetée par les maçons est devenue la pierre angulaire. Les hommes habitués à voir la jeunesse studieuse à l’avant-garde des choses nouvelles s’étonnaient de voir la nôtre si longtemps inerte, impassible en face de la question sociale. Pour beaucoup elle n’existait pas, il y a peu d’années. Aujourd’hui heureusement elle s’est emparée des meilleurs, et il faut dire que là elle est en bonnes mains. La jeunesse prend en effet ces questions dans un sens largement humain et telles qu’elles demandent à être prises. Elles ont beaucoup perdu à être traitées autrement. Des intérêts impurs, des ambitions inavouables se sont trop souvent emparés des questions sociales pour les exploiter et les stériliser en même temps. Du côté de la foule elles dégénèrent facilement en questions matérielles. Rien ne contribuera autant que l’accession de notre jeunesse studieuse, sur ce terrain, à lui rendre toute son étendue et à ramener dans ce problème social si compliqué tous les éléments qu’il comporte en sa qualité de problème total. Je reparlerai plus loin de ce sujet. Qu’il me suffise de constater quels fruits excellents a déjà portés le mouvement social dans la jeunesse. Il a réveillé son esprit de corps, l’a poussée à se solidariser, à s’unir, à s’organiser. Il a rapproché les professeurs des étudiants et les étudiants des professeurs, leur faisant entrevoir, dans des agapes dont le souvenir ne s’effacera plus, le bonheur qui consiste à découvrir un jour qu’on est frères les uns des autres, membres d’un même corps. Dire que des générations peuvent vivre et mourir sans expérimenter dans son charme puissant cette vieille et sainte banalité !

Je considère la fondation de notre association générale des étudiants, et des sociétés analogues, comme un des plus heureux événements dans la jeunesse contemporaine. En même temps la jeunesse studieuse s’est sentie attirée vers le peuple. On s’ignore encore réciproquement, mais il suffit que d’un côté le désir de fraterniser s’éveille, pour que le rapprochement puisse se préparer. Des hommes de cœur et d’action indiquent ce terrain comme un de ceux sur lesquels il faudra marcher. Je ne puis m’empêcher de citer ici les paroles de M. Jules Ferry au banquet de l’Association des étudiants en 1890 : « Et vous avez encore autre chose à aimer ; vous avez à aimer ces grandes souffrances dont vous parlait tout à l’heure si éloquemment votre président ; vous avez à aimer ce prolétariat, dont nous, tant que nous sommes, nous avons peut-être le tort de rester trop éloignés, non par les sympathies, car elles sont ardentes en nous, non par les œuvres, car nous avons fait beaucoup pour lui, et beaucoup plus qu’il ne croit et qu’on ne le laisse croire, mais par l’action personnelle, la fréquentation individuelle et quotidienne. »

Les préoccupations sociales se sont traduites dans la jeunesse par une tendance à l’action et une sorte de prédilection pour les hommes d’action et les écrivains qui, à l’exemple de M. Melchior de Vogué, nous apportent dans leurs écrits une conception généreuse de la vie, et des raisons nouvelles de lutter et d’espérer.

Certains états intellectuels si haut estimés naguère ne paraissent plus qu’une paresse et une désertion. L’homme est là pour payer de sa personne et mettre la main à la pâte. On recommence à croire à l’effort, à la force morale et à sa prééminence sur toute autre puissance. « Des optimistes succèdent à des pessimistes et des sociologues à des égotistes. Mais quelles que soient les raisons de l’actuelle transformation, il est clair qu’il faut s’en réjouir. D’où que soit revenue la confiance aux jeunes, elle est la bienvenue. Je sais qu’ils sont sévères pour leurs devanciers, et jusqu’à l’injustice. Ceux qui portent aujourd’hui, et non sans superbe, les panaches de la politique seraient très surpris de s’entendre juger par leurs successeurs de demain, aux yeux desquels ils semblent des personnages d’une autre époque, presque d’une autre faune. Les doctrines des partis, la subtilité des distinctions entre quelques-uns, mainte question aujourd’hui capitale, tous ces combats autour de minuties, et, à côté, cette incapacité de renouvellement, c’est, pour eux, autant de phénomènes d’une civilisation très ancienne. Les jeunes romantiques de 1830 n’avaient point plus de sarcasmes pour les classiques, que nos jeunes sociologues n’en ont pour les politiques.

La pratique de la vie corrigera ces exagérations ; mais c’est chose rassurante de savoir que des jeunes gens se proposent de pratiquer la vie ; qu’ils la prennent très au sérieux ; qu’ils y voient clairement des devoirs ; qu’ils s’appliquent à découvrir, par l’étude et par la réflexion, les voies et moyens d’accomplissement ; que leur jeune raison se réchauffe à des sentiments, et que les vues de leur esprit ne sont point courtes, ni les aspirations de leurs cœurs limitées[11].

[11] E. Lavisse : La génération de 1890.

On peut se demander d’où vient le revirement dont nous énumérons les symptômes. Doit-on seulement y voir une réaction naturelle provoquée par les tendances de la période précédente ? — Certes, il y a de cela, et beaucoup. Mais n’est-il pas étonnant que, d’une génération à l’autre, il se remarque un tel contraste ? Je ne puis, quant à moi, m’empêcher de faire hommage de l’esprit nouveau à la patrie elle-même. Si la foi à l’énergie renaît, nous le devons à ce grand acte d’énergie où sont venues se condenser tant de bonnes volontés et d’espérances opiniâtres et qu’on appelle notre relèvement. Ce fait constitue à lui seul un superbe démenti à tout l’ensemble des puissances fatales et grossières en même temps qu’il fournit un argument à l’esprit moderne. La jeunesse a été empoignée par la leçon. Rien d’étonnant à cela. Pour qui n’est pas aveugle, cette leçon est la plus grande qu’on puisse contempler. Elle n’agit pas seulement sur la jeunesse. Ne voyons-nous pas, parallèlement avec le réveil de la foi au mystère, à la dignité humaine, à la justice sociale, un autre mouvement se dessiner bien au delà des limites de ce pays ? L’âme humaine commence à frémir sous la lourde chaîne du matérialisme, dans le domaine des idées et de la force brutale, dans le domaine du fait. Le droit se lève, la force est en baisse. Partout la foi aux puissances purement matérielles chancelle. Au sortir d’une période comme la nôtre où il semblait parfois que la justice et l’amour fussent réduits au silence éternel, que les cœurs se surprennent à tressaillir à leur seul nom, quel signe des temps ! Il dégèle en Europe, et ce que la jeunesse ressent, c’est la sève printanière. En vérité, à cette heure où plusieurs s’attardent à prôner l’ancien régime aux dépens de l’esprit moderne et nous offrent de nous guérir de tous les maux en échange de notre liberté, voici ce que je vois de plus clair : l’étoile de la France démocratique, un instant obscurcie par la force brutale et raillée à l’envi par les sectaires du vieux despotisme ou de la barbarie nouvelle, remonte à l’horizon comme la messagère d’un temps meilleur.


Mais quelle influence le mouvement que nous voyons se dessiner, peut-il avoir sur la jeunesse populaire ? C’est ce qu’il est difficile de déterminer à l’heure actuelle. On peut toujours poser en principe que c’est dans le peuple que les vieilles choses durent le plus. Virgile a dit :

… Extrema per illos
Justitia excedens terris vestigia fecit.

C’est dans le peuple qu’on retrouve, des années, des siècles plus tard, les traces des bonnes vieilles coutumes disparues. On y rencontre de même des modes antédiluviennes, de vieux livres que personne ne lit plus, et de vieux raisonnements usés ailleurs. Il faut donc s’attendre à ce que, pendant longtemps encore, les idées dont nous signalons le réveil ne fassent que lentement leur chemin parmi le peuple en général. Mais elles y descendront comme les négations y sont descendues, par cette même puissance de l’exemple et du rayonnement dont nous avons signalé la fatalité. Elles circuleraient plus vite dans la jeunesse et de là travailleraient la masse populaire, si le rapprochement si désirable entre la jeunesse instruite et la jeunesse populaire pouvait s’organiser. La France d’aujourd’hui a besoin de constituer de jour en jour avec plus de fermeté et de clairvoyance un haut idéal démocratique et d’en pénétrer l’esprit public. Sans cet idéal, malgré ses prérogatives et ses libertés, une démocratie tombe rapidement au régime des abus et s’achemine par le désordre à la servitude. En attendant que la jeunesse reconnaisse et pratique dans toute leur étendue ses devoirs d’intermédiaire entre les sommets intellectuels et le peuple, nous compterons un peu sur la bonne presse, les bons livres, toutes les bonnes influences en un mot, et beaucoup sur un auxiliaire nouveau, d’une portée immense quand il s’agit de la jeunesse populaire : l’école. En raison de l’extrême importance du sujet, je demande à m’expliquer un peu en détail.


Il y a des institutions qui rappellent le vieux bouc émissaire qu’Israël chargeait de toutes ses iniquités et qui, lorsqu’enfin il s’échappait de leurs mains, maudit, roué de coups, s’enfonçait au désert, ayant derrière lui, pour l’aiguillonner dans sa course à mort, l’horrible écho des clameurs et des imprécations de tout un peuple. L’école laïque est de ce nombre. Dans certaines bouches, son nom sonne à peu près comme école diabolique. Pour eux l’école laïque est l’antichambre du bagne. Au lieu d’y prier, les maîtres, sans doute, y jurent, et dans leurs fameuses leçons de choses, ils doivent enseigner à la jeunesse de véritables abominations.

L’une des règles de prudence en ce temps habile à dénaturer les faits, est de se renseigner scrupuleusement sur les personnes ou les institutions attaquées avec acharnement. Je me conforme à cette règle depuis longtemps dans l’intérêt de la justice et, très souvent, j’ai dû constater que c’est des meilleures choses qu’on disait le plus de mal. Ma méthode me prescrivait donc une excursion dans l’école primaire. Pourquoi tant de cris, tant d’accusations, tant de haine obstinée ? Ayons-en le cœur net, et renseignons-nous à fond !

Le meilleur moyen de me renseigner eût été de me faire recevoir élève. Mais je me heurtai à la limite d’âge. D’ailleurs, élève, je l’avais été autrefois pendant toute une série d’années. On faisait le catéchisme, il est vrai, mais si peu et si mal qu’il eût gagné à être enseigné en dehors. Mais à part ses leçons de catéchisme, le maître était un brave homme et disait des choses fort honnêtes, pleines de bon sens, de tact, et que je me rappellerai toujours. Certainement cela avait dû changer depuis. Pour m’en rendre bien compte, je me mis donc à étudier les programmes, les méthodes, le personnel enseignant suivant sa hiérarchie, afin de voir dans ses instruments, son organisation, son esprit, cette entreprise qui m’était dénoncée comme corruptrice au premier chef. De plus, non content de regarder du côté des maîtres, je regardai du côté des écoliers. Je m’insinuai dans l’âme de quelques-uns de ces jeunes patients, mes amis très particuliers, je leur tâtai le pouls, j’écoutai battre leur cœur pour bien suivre en eux les effets de l’enseignement qu’on leur donnait. Enfin je pus me déclarer suffisamment édifié, et voici ce que je pense sur ce sujet.

L’école laïque est un des coins du monde où l’on a fait sans bruit le plus de besogne depuis vingt ans. Elle est le véritable organe de l’éducation nationale, l’intermédiaire modeste, mais d’une portée incalculable entre les sommets où s’élabore la pensée moderne, dans le sens élevé de ce mot, et le peuple. Intermédiaire sérieux, prudent, désintéressé, elle s’applique à condenser toutes les choses humaines en quelques données bien simples qui puissent être une base ferme à l’esprit public dans la conduite pratique de la vie, comme dans l’orientation intellectuelle et morale. Mais elle a un grand tort, je l’avoue : c’est de vouloir servir tout le monde et de rester dans ces limites d’équité générale et d’unité humaine qui la rendent absolument impropre à satisfaire l’esprit de parti. Non seulement elle est impropre à le servir, mais si quelque chose peut le contaminer et l’affaiblir, c’est elle.

Que l’école soit laïque, libre d’attache avec telle ou telle religion, indépendante en un mot, au point de vue confessionnel, c’est un grand bien. Vous sentez le besoin de dire aux enfants, dès les bancs de l’école, qu’il y a différentes façons de croire et d’adorer, qu’il y a entre les hommes des dissemblances profondes qu’il convient d’accentuer, afin de ne pas être tenté d’en faire abstraction. Quant à moi, je connais un autre besoin, c’est de leur laisser ignorer cet état de choses aussi longtemps que possible et de les élever d’abord comme des frères. En posant ainsi une base humaine commune, respectueuse, il me semble qu’on favorise les dispositions où il faut être pour dire : Notre père qui es aux cieux. Au contraire, en les isolant avec soin pour leur donner à part des enseignements religieux différents, on risque de fortifier en eux les sentiments qui font dire : Seigneur, je te remercie de n’être pas comme les autres ! Je persiste donc à considérer la laïcité de l’école comme favorable, à cette condition toutefois, c’est qu’elle n’appartienne pas non plus à une secte antireligieuse. Or, cette dernière supposition, née des excès de zèle de quelques laïciseurs fanatiques, et exploitée d’ailleurs par la malveillance, est mise à néant par toute sa pratique et tout son esprit. Non, l’école laïque n’est pas l’école athée, Elle a quitté le terrain particulariste pour remonter vers des régions plus vastes. Les choses de l’âme qu’on y enseigne sont du domaine universel, de ce domaine où l’on fraternise ensemble au-dessus des différences particularistes. En religion comme en politique, en morale individuelle et sociale, l’école laïque est avant tout humaine. Je la vois s’inspirer de plus en plus des quelques principes sobres et robustes indispensables, qui sont la quintessence de la sagesse pratique et la base d’une société. Nous vivons en un temps où il faut rechercher les terrains communs, afin de s’y fortifier et de marcher vers l’avenir la main dans la main. Quelle que soit la religion à laquelle nous appartenons, et même si nous n’appartenons à aucune, tous, tels que nous sommes, chefs et soldats nous avons besoin de nous convertir à l’humanité. C’est là la grande aspiration qui traverse les meilleures âmes de ce temps émietté et inquiet. Quelque chose de cette aspiration très moderne, très largement ouverte à tout ce qui est équitable et vrai, a passé dans l’école primaire. Puisse-t-elle y grandir et s’étendre ! Aussi, depuis que je sais cela, j’ai vu l’humble toit de l’école, ses murs, ses bancs, ses tableaux, les labeurs silencieux et patients de ses maîtres et de ses élèves prendre à mes yeux une importance immense, et lorsque je vois les maux qui rongent cette nation, les passions qui la divisent, les crises qu’elle traverse, tout l’ensemble enfin de ce qu’on redoute quand on aime son peuple et quand on aime les hommes, une de mes espérances et de mes consolations, c’est la petite école populaire. Il nous faut l’aimer, la respecter, la soutenir ! Nous devrions y aller tous ensemble pendant nos premières années, afin d’y laisser se former bien au fond de notre être une base solide et commune qui nous resterait comme un souvenir précieux, même après que chacun aurait marché sur les chemins divers de la vie et de la pensée vers les horizons les plus éloignés !

Pour aider à frayer le chemin aux idées réparatrices et à la vie nouvelle qui doit nous sauver peu à peu des maux dont nous souffrons, nous avons en outre un allié au plus profond du cœur populaire. Le peuple a le cœur généreux, et il souffre. Ni sa générosité ni sa douleur ne pourront s’accommoder longtemps du monde sans entrailles qu’a enfanté le réalisme. Plus celui-ci fait de progrès, plus sa laideur est frappante, plus il se rend odieux, et déjà un obscur pressentiment révèle à l’homme du peuple qu’en perdant l’espérance, la dignité, la foi en sa destinée, il perd le plus précieux trésor ; et qu’en perdant le respect, il travaille à son extermination. Croyons au bien et luttons pour lui, vivons pour lui, et plus vite peut-être que nous n’osons l’espérer, il gagnera les masses.

Je conclus : malgré les nuages noirs dont notre horizon reste chargé, malgré les misères, les erreurs, les fautes dont nous portons les conséquences, il y a lieu de se rassurer, de prendre courage. Quelque chose de nouveau est né au cœur de notre jeunesse. « Mystérieuse encore, mais prochaine et peut-être grandiose, une évolution s’élabore[12]. » Ceux qui veillent dans la nuit et scrutent l’horizon avec anxiété respirent enfin. En vérité, nous sortons comme d’un cauchemar sombre. Placés au bord du néant, nous en avons mesuré la profondeur. Nous avons senti l’espérance, la certitude se mourir en nous ; mais le rêve se termine, et déjà « du côté de la nuit qui paraît transparent » se dessine aux yeux la ligne blanchissante de l’aube. Ce n’est qu’une ligne encore, une mince frange argentée sur le manteau opaque et pesant de la nuit ; mais à sa vue, l’espérance se réveille : il y a des jours encore dans l’avenir ; ce n’est pas fini d’aimer et de croire ! Du courage maintenant, en haut les cœurs ! En face de la loi brutale de l’égoïsme envahisseur ; en face du sophisme dans l’idée et dans la vie, il faut s’éprendre de justice, de vérité, de simplicité. Mais, pour être plus forts et pour mieux y voir — car l’avenir est aux croyants qui voient clair — retrempons-nous aux sources et gagnons les sommets !

[12] H. Bérenger : La jeunesse intellectuelle et le roman français contemporain.

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