Jeunesse
III
ORIENTATION MORALE
Si telle est la situation dans le domaine intellectuel, que sera l’orientation morale ? C’est en vain que l’on essaie de séparer l’idée morale des tendances intellectuelles. Il n’y a pas de morale indépendante. Rien dans l’homme n’est indépendant de l’ensemble des choses humaines. Tout se conditionne et s’influence réciproquement. A une certaine époque les esprits forts se flattaient de suspendre la morale dans le vide. Ils supprimaient les croyances pour maintenir la morale. C’est qu’ils croyaient à la morale et la transformaient en dogme. Le bien, le mal, les droits de l’homme restaient pour eux les colonnes du monde. Ils avaient à la fois tort et raison. Raison d’admettre que le monde moral a ses lois éternelles découvertes et ratifiées par la conscience et peu à peu mieux discernées par l’humanité dans sa lente ascension vers la lumière. Tort d’admettre que la conscience puisse communiquer avec la réalité, si du côté de l’intelligence tout est déclaré vain. Si l’homme est incapable de connaître la vérité dans une certaine mesure, il l’est aussi de distinguer le bien du mal. Si la raison, si les dogmes qui, après tout, sont l’expression que l’intelligence essaie de donner aux réalités supérieures, ne sont que fantasmagories vides, si elles ne renferment pas sous une forme dialectique ou symbolique des parcelles de ce qui est, la conscience elle aussi est impuissante. Et voilà bien la conclusion logique que nous avons tirée. A la ruine des idées générales dans le domaine intellectuel, a correspondu tout d’abord la ruine des principes de morale. Dans ce temps qui n’a pas connu, comme d’autres, d’éclatantes personnalités représentant aux yeux de la jeunesse le résumé de tout un temps, et leur apportant dans la chaire universitaire une sorte de verbe et de mot d’ordre général, il s’est trouvé des docteurs extra-universitaires pour remplir cette mission, mais d’une façon, hélas ! bien différente. Ces leaders du jour sont les écrivains, plus particulièrement, les romanciers, qui se sont le plus largement assimilé la conception réaliste de l’univers et sont devenus parmi nous les docteurs du fatalisme. Plus affirmatifs que les savants, comme tous ceux qui tiennent le savoir de seconde main, ils ont échafaudé sur les données rudimentaires d’une physiologie naissante toute une psychologie, toute une sociologie. Avec des prétentions au positivisme absolu, ils ont tout tranché, pesé, mesuré. Imperturbables, ayant coupé, croyaient-ils, le cœur humain par tranches minces, comme d’autres avaient coupé et photographié le cerveau, ils en exposaient le détail, en démontraient le mécanisme, en étiquetaient les fibres. Leurs écrits où se disaient avec tant de talent et d’assurance les choses du monde les plus sujettes à caution, devenaient à leur tour des sources. Après les vulgarisateurs du premier degré, venaient ceux du second, du troisième, du dixième, toujours plus affirmatifs. La jeunesse a beaucoup lu et beaucoup accepté cette littérature qui lui semblait être le dernier mot de la science appliquée à l’humanité. Jusqu’à l’heure actuelle, malgré certains indices nouveaux et heureux, elle en est restée très imprégnée dans sa masse. Non seulement la liberté, la responsabilité, le bien et le mal, dans l’ancienne acception de ces mots, n’ont plus de sens, mais toute part personnelle de l’homme dans sa destinée, est considérée comme problématique. D’autres la nient péremptoirement. On entend très couramment raisonner sur l’inconscience, l’irresponsabilité, l’hérédité, les crimes passionnels, toutes choses dont il conviendrait de parler avec la plus extrême réserve, en raison de leur gravité et de leur obscurité, et qui circulent dans les jeunes têtes comme on a fait circuler dans nos veines une certaine lymphe allemande, avant même de savoir si elle n’était pas le pire des poisons. Il est résulté de tout cela un état moral pénible, dangereux, surtout à l’âge où se contractent ces plis du caractère qui restent pour toujours dans notre physionomie morale. Personne ne peut nier que le sentiment de la responsabilité, cette base de la conduite personnelle, ne soit gravement atteint.
Cependant le point de vue d’une morale franchement matérialiste est dépassé, et les idées morales ont traversé une phase plus scabreuse encore, à savoir celle du dilettantisme et du scepticisme, suivant un mouvement parallèle aux conceptions intellectuelles. Nous avons subi successivement toutes les dislocations. Après la négation brutale, nette, sûre d’elle-même, est venue la période d’indifférence, de doute, enfin de curiosité détachée. Pourquoi nier plutôt qu’affirmer ? Qu’en savons-nous ? Se demander si les choses sont bonnes ou mauvaises est une puérilité comme de se demander si elles sont vraies ou fausses. Un esprit supérieur ne s’embarrasse pas de ces vulgarités. Il assiste en spectateur aux phénomènes moraux extérieurs et intérieurs, ne se juge ni soi-même ni personne et s’enveloppe de ce sentiment vague dont on ne sait s’il est la bienveillance universelle ou l’universelle indifférence. Un de ces esprits détachés des futilités pour lesquelles tant de pauvres et braves martyrs se sont fait jadis et se font encore tuer disait : « Il nous faut avoir pour l’Évangile une grande reconnaissance, car en affinant nos consciences il a donné au péché tout l’attrait du fruit défendu. » D’autres, parlant des phénomènes d’immoralité et de décadence les plus navrants disent : « Ce temps devient intéressant et gai. Les drôleries divertissantes s’offrent en foule à notre indulgente curiosité. » Inutile d’insister davantage sur ces propos très connus de tout le monde. Notre jeunesse intellectuelle, selon l’âge, le degré de culture, la carrière particulière à laquelle elle se destine, a plus ou moins traversé les étapes que nous signalons et malgré les modifications incessantes qui sont le signe des temps inquiets et chercheurs, elle offre des représentants de tous les états d’esprit par lesquels ont passé ses littérateurs préférés.
La double dislocation intellectuelle et morale dont nous venons de nous occuper a eu pour résultat l’affaiblissement du sens de la réalité et le ralentissement de l’activité.
Parlons d’abord du premier. Le sens du réel consiste à bien voir ce qu’on voit, à bien sentir ce que l’on sent, à bien comprendre ce que l’on comprend, en s’y attachant, en y prenant part, en croyant que c’est arrivé — il n’y a pas de meilleure expression pour dire ma pensée que celle-ci. Croire que c’est arrivé, qu’il s’agisse de la constatation d’un fait matériel, intellectuel ou moral, d’une couleur, d’un parfum, d’un bon verre de vin, d’une belle musique, ou d’une bonne action, c’est le signe de la parfaite santé et de l’intégrité vitale. Toutes les perturbations physiques ou morales diminuent cette faculté mère. Mais elle s’altère surtout, lorsqu’à force de tourner et de retourner les choses, de les analyser à tous les points de vue, de se méfier de tout, de chercher midi à quatorze heures, de jongler avec nos pensées, nos sentiments et nos états de conscience, nous nous sommes infligé une sorte de vertige de tout l’être. Il est absolument contre nature qu’une intelligence ou une conscience d’homme regarde le pour et le contre, sans s’intéresser plus à l’un qu’à l’autre. Elle se détraque fatalement à ce jeu, et, à force de s’adapter à tous les contraires, se déforme et radote. Ce qui est naturel, c’est que l’homme s’intéresse à ce qui se passe en lui, non pas comme à un jeu vide, mais comme à un événement ferme et important. Il faut qu’il y mette du sien, et qu’il en soit. Autrement il ne lui reste pas davantage de tout ce qu’il a reflété, qu’à un miroir. Il perd tout d’abord le sens de la réalité, le droit bon sens. Mais il perd aussi le respect qui est la conséquence directe de notre façon d’apprécier la réalité. Le dilettante, le sceptique, le sophiste perdent le respect. Toute leur politesse, tous leurs sourires aux phénomènes dont ils s’offrent le spectacle, ne sont qu’une forme de mépris. Mais celui qui perd le respect des choses, perd davantage encore celui des mots, qui ne sont que le reflet des choses. Il jonglera avec les mots comme avec les idées. Où alors est la vérité ? Si la parole ne compte plus, à qui se fier ? Nous serons entre gens qui trouvent aussi spirituel de changer de parole que d’idées, et se transforment incessamment. Du monde artistique, cette disposition passera rapidement dans la vie. Notre société, vieille et jeune, commence à être grandement affectée du manque de respect et du manque de vérité. On n’a qu’à regarder la presse, cette photographie en laid de notre monde, pour y voir, par mille exemples, à quels abus peuvent descendre les hommes de parole et de plume lorsque, dans l’absence complète de principes sûrs, régulateurs du jugement et de la conduite, les mots ne sont plus que l’ombre d’une ombre. A la vérité, l’intérêt qui s’attache à ces caméléons qui changent de couleur à volonté, et selon le besoin du moment, disent blanc ou noir, présentent un fait à l’endroit ou à l’envers, est pour la jeunesse d’un exemple détestable. N’avoir qu’une couleur et qu’une parole devient monotone ; cela dénote un esprit sans ressource. Quiconque sait vivre, a plusieurs cordes à son arc et sait se dédoubler, se tripler, se multiplier. Aussi l’antique duplicité n’est-elle plus qu’un jeu d’enfant en comparaison d’hommes qui sont à eux seuls toute une société anonyme dont aucun membre n’est responsable.
Tout cela se tient et se succède comme les anneaux d’une chaîne et les dents d’un engrenage. Mais nous ne sommes pas au bout. Après la désagrégation du sens droit des choses, vient la désagrégation de l’activité et de l’énergie comme suite inévitable. Lorsque, à travers la négation, l’incertitude, l’instabilité, l’incohérence, l’acrobatie spirituelle et morale, on a gagné le suprême degré dans l’irréel, l’idée perd toute force. Il faut, pour être déterminé à l’action, une certaine fixité de pensée, une identification de l’homme avec ses idées. L’action est incompatible avec une trop grande mobilité d’esprit. Une pensée qui vibre tour à tour, avec un intérêt égal à toutes les impressions, est comme le champ où l’on ferait tous les huit jours un nouveau labour et des semailles nouvelles. Point n’est besoin de se préoccuper de la moisson. Un labour détruit l’autre. Mais non seulement la volonté se stérilise. De degré en degré nous en arrivons à mépriser la vie réelle et l’action. Plus rien n’est attrayant que cette mue perpétuelle de l’être intérieur, sur lequel nous avons l’œil fixé comme sur un kaléidoscope. Le monde de l’action est le milieu grossier où s’agitent les êtres bornés. « Les qualités des hommes d’action les plus admirés ne sont au fond qu’un certain genre de médiocrité. » En formulant ce prodigieux axiome, M. Renan a exprimé le sentiment de bien des contemporains, jeunes surtout, distingués ou non. On peut objecter à ces penseurs délicats qu’on est naturellement toujours une médiocrité pour quelqu’un. Un bon soldat peut, je m’imagine, être un médiocre comédien ; un athlète à coup sûr ferait un piètre acrobate, et, jugé par un de ces phénomènes de dislocation qu’on appelle hommes serpents, Miton de Crotone serait, lui aussi, une médiocrité.
La volonté s’atrophie encore quand on n’y croit plus. Il suffit de bien persuader à un être qu’il est incapable, pour qu’il se comporte comme tel. Combien de jeunes enfants richement doués ont été abrutis, annihilés par des éducateurs qui les traitaient sans cesse d’imbéciles ! A force de rabrouer et de décourager les gens, on finit par les faire douter d’eux-mêmes. Il en est de même de toutes les aptitudes humaines. La volonté a subi des influences déplorables dans la jeunesse actuelle, influences de tout genre et dont le concours néfaste a eu pour résultat de l’affaisser et de l’énerver. L’une de ces causes délétères est le vent de fatalisme qui a soufflé sur nous. Pourquoi s’efforcer, lutter ? Il n’y a pas d’initiative personnelle. L’inéluctable nécessité gouverne l’âme et le monde. Se réformer, entreprendre le combat contre ses passions, ses penchants, ou s’insurger contre le mal qui est dans la société, c’est de la folie. Passe encore pour les pauvres d’esprit. Laissons-leur l’innocente manie de se faire brûler et crucifier pour le salut des autres, mais de grâce n’allons pas les imiter ! Des idées semblables sont du poison pour la jeunesse.
Il est dans l’ordre des choses que les impressions de cet âge soient vives, saines, qu’on s’y attache avec impétuosité, qu’on s’éprenne d’idéal, qu’on s’emballe pour les belles causes et les hommes généreux et que l’on coure à l’action avec cette ardeur qui nous fait aimer, dans la jeunesse, même les exagérations et les imprudences. Sous ce rapport les choses ont bien changé. Au lieu de ces jeunes têtes qui promenaient jadis leurs chevelures arborescentes, symbole de tant de juvéniles excentricités, nous rencontrons maintenant trop de cheveux plats sur des fronts trop désabusés. Notre meilleure jeunesse apparaît si réservée, si hésitante que d’aucuns la trouvent trop sage. Sans doute il convient ici de faire grandement la part des circonstances. En omettant même les problèmes d’ordre intellectuel et moral en face desquels nous les laissons, il leur reste sur les bras trop de grosses affaires pour qu’ils ne soient point soucieux. Mais il n’en est pas moins vrai que l’orientation intellectuelle et morale des dernières générations est de celles qui paralysent l’action. Le malheur est double, se produisant à une époque comme celle-ci. Quand on songe à la vie qui attend cette jeunesse, à tout ce qu’elle devra fournir de labeurs et d’efforts, on se sent pris au cœur d’une haine invincible contre ces doctrines de néant qui ont été pendant des années sa grosse part de nourriture. Assez de négations, assez surtout de jongleurs et d’histrions ! Donnez-nous des hommes de foi et d’action, d’amour et de haine, à l’œil clairvoyant, à la poitrine émue, au bras vigoureux, des hommes qui, détachés des vains spectacles de la fantaisie et du cliquetis vide des mots, se taisent, mettent la main à la charrue et tracent, comme démonstration, leur sillon en pleine vie !