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Jeunesse

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V
JOIE

Wer nicht liebt Wein, Weib und Gesang
Der bleibt ein Narr sein Leben lang.

Luther.

Vivez joyeux !

Rabelais.

Ne prenez pas un air sombre comme les hypocrites.

Jésus.

Καιρε! (salut grec).

1. Plaisirs et distractions.

Il y a trois sortes de gens hostiles au plaisir. Plus, sans doute ; mais ce serait leur faire trop d’honneur que de les énumérer tous. Cela aurait l’air d’un défilé de jours de pluie. Trois suffisent. Les utilitaires, les ascètes, les pessimistes.

Les premiers proscrivent le plaisir parce qu’il est inutile, et selon eux fait perdre du temps sans rien rapporter : Comme on voit, la raison est péremptoire.

Les autres le condamnent parce qu’il est dangereux à leurs yeux et compromet le salut. Il a existé de tout temps une vaste conception religieuse où dominent les couleurs sombres. Dieu lui-même y est triste, et l’homme fait à cette morne majesté, qui trône impassible au sein d’un silence éternel, le sacrifice de sa joie, de son pauvre sourire éphémère, de peur d’offenser celui qui ne sourit jamais.

Enfin les pessimistes nient le plaisir parce qu’il dérange leur système. C’est toujours la même chose. En philosophie, lorsque quelque chose vous gêne ou ne cadre pas avec votre petite théorie, on le supprime. Ayant à parler d’un sujet mal vu par de si graves autorités, je n’ai pas voulu rester seul, j’ai cherché du renfort. Ils sont là plusieurs dont j’ai cité les propos, et je les crois assez connus et assez respectables pour me couvrir. Enfin j’ai pris un de ces mots qui ne sont d’aucun homme, mais de tout le monde et incarnent toute une âme de peuple : Καιρε, le salut grec. Cela rappelle la bonne vieille exclamation de nos pères : Gai ! Après cela, c’est de bonne conscience et en excellente compagnie que nous allons nous engager sur le terrain. Je désire d’abord parler des plaisirs et des distractions et ensuite, descendant à des profondeurs plus grandes, de la joie en elle-même.


Quand on parle de plaisirs et de distractions, il convient d’en indiquer l’origine. De même qu’il n’est pas exact de dire que ce sont les prêtres qui ont inventé la religion, les médecins la maladie, les cuisiniers la faim, ou les vignerons la soif, de même il serait absurde de prétendre que les distractions ont été inventées par les saltimbanques, les pitres, les industriels de tout genre dont la distraction d’autrui est le gagne-pain, mais qui servent souvent tout aussi mal la cause par eux exploitée, que les mauvais prêtres, les charlatans et les débitants de produits alimentaires frelatés. L’origine des distractions est à chercher dans un besoin très réel et très légitime, le besoin de diversion. Le repos ne suffit pas. C’est à peine s’il satisfait la brute. Les animaux eux-mêmes, surtout les animaux supérieurs, ont leurs jeux et leurs divertissements. A plus forte raison l’homme en a-t-il besoin, surtout le jeune homme. Nous sommes ainsi faits que la répétition prolongée, même d’impressions agréables, nous énerve et nous fatigue. Qu’en sera-t-il des travaux rudes, de ces occupations absorbantes qui usent à la longue les plus robustes facultés ? La jeunesse se déforme et se lasse plus vite encore que l’âge mûr. L’étudiant, le jeune ouvrier, le jeune employé, qui n’aurait jamais ou qui aurait trop rarement l’occasion de se distraire ne tarderait pas à pâtir de cette privation. Son sort ne se distinguerait guère de celui de l’esclave.

Mais, si le plaisir est un besoin, voire un devoir ; si les divertissements subsistent et renaissent, malgré leurs détracteurs, il convient de leur accorder la plus sérieuse attention. Nous avons à faire là, non à un phénomène secondaire et négligeable, mais à un des facteurs les plus actifs de la vie. La question de l’emploi de nos loisirs et de la nature de nos plaisirs est une question capitale. En effet, les moyens de se distraire varient à l’infini, et s’il en est de salutaires, il en est de funestes. Dans une certaine mesure le fruit de l’activité entière dépend de l’emploi qu’on fait de ses loisirs. Les bonnes distractions rendent l’homme meilleur et le fortifient ; les distractions malsaines ruinent l’individu et deviennent un élément dissolvant dans la société.

Il ne suffit pas de savoir travailler, il faut savoir se distraire. Or, avouons-le sans détours, notre temps n’est pas de ceux qui ont su donner au besoin natif que l’homme a de se distraire et de se délasser, des satisfactions véritables, solides, et une heureuse direction. Le siècle est viveur, jouisseur à outrance, il a inventé des plaisirs et des distractions que nos pères ne connaissaient pas, mais on resterait dans la vérité stricte en disant qu’on ne sait plus s’amuser. Art perdu, recette oubliée, comme celle du feu grégeois et du ciment romain. L’histoire du loisir et de son emploi est bien instructive et bien intéressante quoique, sur bien des points, les matériaux en soient difficiles à réunir. Mais il y a un certain nombre de règles qui se retrouvent partout. A la jeunesse des peuples, à leur force, à leur vertu, à leur puissance d’expansion correspondent des moyens de distractions robustes, des plaisirs mâles. C’est la course, la gymnastique, la natation, la lutte, les jeux au grand air, tout ce qui dégourdit et assouplit le corps, tout ce qui active la joie de vivre. A la vieillesse, à la décrépitude, à la décadence des peuples correspondent les distractions efféminées, les plaisirs raffinés et souvent honteux, tout ce qui chatouille les sens, engourdit le corps et en favorise la paresse. La vie en chambre succède à la vie en plein air. Nous assistons à cette évolution chez les anciens : Les Grecs de la décadence désertaient les salutaires et viriles pratiques de la palestre où leurs anciens s’étaient distingués et trempés, pour le vin, le jeu et les plaisirs corrupteurs. Les jeunes Romains des temps de l’empire ne pouvaient pas même soulever les disques que leurs ancêtres lançaient jadis d’un bras nerveux.

Mais en règle générale et malgré les alternatives de grandeur et de décadence des peuples, on peut remarquer, des temps anciens vers les temps modernes, une sorte de progression dans les distractions sédentaires. Les délassements ayant pour forme l’exercice corporel vont en diminuant. Au moyen âge, l’influence de l’Église et de la morale ascétique se fait, il est vrai, fortement sentir. Le corps est méprisé, traité de guenille ou d’entrave pour l’âme. L’affaiblir et le négliger autant que possible est un idéal très répandu. Mais le mal que l’ascétisme fait d’une part à la société par son mépris pour les exercices du corps, et même pour les distractions en général qui sont traitées de profanes, est contrebalancé par l’influence de la chevalerie où l’éducation tout entière repose sur le vigoureux développement physique. On corrigeait un excès par l’autre. Le peuple, lui, quoique bien malheureux, et la jeunesse conservent même pendant les siècles les plus sombres cette volonté d’être heureux qui se traduit par les distractions souvent bruyantes, les excentricités et les folies. Les divertissements en plein air sont nombreux. A mesure qu’on s’approche de la Renaissance une pédagogie plus saine, inspirée par une autre conception de la vie, rend à la distraction une place dans l’éducation même. Les jeux, les divertissements sont réhabilités aux yeux des hommes qui pensent. Qu’on se souvienne de Rabelais et de Montaigne. Leurs idées ne sont pas seulement l’écho des préoccupations d’une élite, elles reflètent leur temps tout entier. La Réforme est, elle aussi, par tout un vaste côté de sa morale une réhabilitation de la joie. Les rigueurs de Calvin à Genève sont bien plutôt une protestation nécessaire, une mesure de répression indispensable contre le libertinage, qu’une condamnation de la joie. Il faut lire Luther, le voir vivre et l’entendre chanter, l’entendre faire le procès de la tristesse et l’apologie de la gaîté, nommer la première un vice, une sorte de malpropreté de l’âme, la seconde une vertu, pour se rendre compte de la position de la Réforme à cet égard. Au dix-septième siècle nous sommes partout en pleine réaction. C’est la vie factice, artificielle, qui reprend le dessus, vie de salons et de cour coïncidant avec une époque de raideur dogmatique presque sans précédents et avec de longues calamités publiques. La joie alors subit des éclipses bien faciles à comprendre. L’heure de pleurer, pour le peuple, vient plus souvent que l’heure de rire. Mais nous avons hâte d’en venir à notre temps. Un simple coup d’œil jeté sur nos distractions, comparées, en général, à celles des temps passés, suffit pour établir qu’elles ont le caractère de plus en plus sédentaire. Cette tendance peut se constater à travers toutes les couches de la société. Quand on songe à la vie recluse des travailleurs de l’esprit, ou de la population ouvrière des grandes villes, on ne peut que déplorer cet état de choses. D’autant plus que ces distractions sédentaires, quelle qu’en soit d’ailleurs la forme, depuis les plus innocentes jusqu’aux plus corruptrices, ont l’inconvénient d’exciter le système nerveux. Au sortir de l’exaspération cérébrale où nous jette le labeur enfiévré, nous aurions plus que jamais besoin d’air, de mouvement, d’exercices corporels sains, capables de réparer en partie le mal occasionné par la mauvaise atmosphère, les attitudes accroupies et homicides des ateliers, des bureaux ou des écoles. Or que faisons-nous ? Nous allons au spectacle, dans les lieux où l’on fume, boit, joue, ou encore nous faisons, et c’est du grand nombre que je parle, une lecture aussi excitante que possible. La dose d’émotion que l’on met dans certaines lectures et certains spectacles est calculée pour des nerfs émoussés et qu’il faut exciter artificiellement pour les faire vibrer encore. C’est de la galvanisation. Mais cette lecture serait-elle excellente, lorsqu’elle accapare le plus clair de nos loisirs, elle devient funeste. C’est tout autre chose qu’il nous faudrait. Et en disant cela je pense à tout le monde sans exception. Mais c’est la jeunesse populaire surtout qui me fait pitié parce qu’elle se fait le plus de mal. Quand fatiguée, harassée, exténuée, elle a soif d’un peu de délassement, de bonheur, d’oubli, il ne lui reste presque que des distractions malfaisantes et des plaisirs qui empoisonnent. L’alcool, les désordres sexuels, les mauvaises lectures. Nous sommes là en présence d’un mal d’une extrême gravité et qui, parmi d’autres très fâcheuses conséquences pour la morale, la santé publique et la paix sociale, aboutit à celle-ci, plus regrettable que toutes les autres : La joie se meurt. Que sont la vie et la jeunesse sans la joie ? Troublez-nous cette source, après cela vous nous donneriez la terre et tout ce qu’elle contient, sans parvenir à réparer le mal. Sans la joie tout est creux, insipide, mort.


J’ai salué avec enthousiasme la renaissance des distractions en plein air, des jeux de force et d’adresse, dans la jeunesse des écoles, et je fais des vœux pour que ces tendances se développent tous les jours davantage et se répandent dans le peuple.

La jeunesse a tout à gagner, pour son éducation générale et pour son bonheur, d’une réforme dans l’emploi de ses loisirs et l’organisation de ses plaisirs. Il y a cent façons d’être heureux, sans grands frais et de se divertir royalement tout en rétablissant en soi-même l’équilibre perdu. Revenir à la simplicité, aux impressions saines, fortes, qui apaisent, calment et font aimer l’existence, voilà ce qu’il nous faut, au lieu de ces plaisirs factices qui engendrent le dégoût de la vie.

Il est entre autres une distraction toujours nouvelle, réunissant l’agrément de l’esprit à l’exercice du corps et condensant en elle une somme inépuisable de surprises délicieuses, c’est la grande course pédestre, sac au dos, à travers le pays. Jeune Français, prends le bâton des vieux compagnons du tour de France et mesure la terre natale, pas à pas, comme eux, à la semelle de tes souliers, afin de mieux l’aimer pour l’avoir mieux connue ! Le premier imbécile venu peut dormir en chemin de fer. Mais qu’a-t-il vu dans les cent lieues de parcours ? Deux ou trois buffets, voilà tout. Aussi finissons-nous par ne plus connaître la patrie. Si la jeunesse s’éprenait de ces tournées de plusieurs jours de marche, faites par dix ou douze gais et solides camarades, quel bien elle se ferait à elle-même, tout en donnant l’exemple le meilleur ! Il faut nous sortir à tout prix des ornières et reconquérir la joie. La forêt avec ses senteurs capiteuses, ses voix, sa sève ; la montagne avec son haleine et ses vastes horizons ; la mer avec sa puissance et sa poésie sont sœurs de la jeunesse. C’est là qu’il faut aller pour se nourrir de force et de vie.

Wem Gott will rechte Gunst erweisen,
Den schickt er in die weite Welt !

Eichendorff.


Mais j’ai hâte d’en venir à un point qui me préoccupe particulièrement : le chant. La décadence du chant parmi la jeunesse et le peuple est notoire. J’en espère le relèvement dans l’intérêt du bonheur, de la bonne vie et de l’esprit public. Je rêve une renaissance du chant populaire à laquelle la jeunesse instruite pourrait contribuer beaucoup. Ce qu’elle chante, le peuple le répète.

Faites-nous un beau recueil de chansons d’étudiant sur tout ce qui fait vibrer le cœur des hommes, écho de tous les coins du pays, et de tous les temps de notre histoire, un recueil à l’allure populaire où chante l’âme même de la France. Nous avons besoin de cela parce que nous avons besoin de chanter et que, faute de mieux, on chante n’importe quoi. Dans nos villes même, au sein de la cacophonie de tous les bruits conjurés contre l’oreille et la voix humaine, la jeunesse populaire trouve moyen de donner jour à ce désir de chanter. Je les vois, jeunes garçons et jeunes filles, se grouper dans les cours et les carrefours, partout où l’on ne risque pas d’être écrasé, et prêter une attention presque religieuse à ce joueur de guitare ou de violon, qui chante en s’accompagnant lui-même. Vingt fois il répète le même refrain. Enfin, quelques-uns le savent et le chantent avec lui. Ils lui achètent sa chanson et s’en vont, la fredonnant, la bûchant ferme. C’est quelquefois très laid, mais pas toujours, et je remarque, avec un plaisir infini, qu’on chante avec beaucoup de cœur et de conviction certaines braves chansonnettes, pauvres de rimes mais où il est question d’amour, de peine, de choses humaines. Souvent, enfermé dans ce cercle improvisé d’avides élèves d’un professeur de rencontre, témoin de cette ardeur du peuple à vouloir chanter, j’ai mieux qu’ailleurs compris le vide que le chant, en mourant sur les lèvres, laisse dans les cœurs, et j’ai fait un rêve aussi sérieux qu’il vous paraîtra excentrique. Le voici :

Celui qui, nouveau troubadour, parcourrait la France avec n’importe quel instrument et qui apprendrait au peuple à chanter l’amour, la joie, la douleur, la mort, la patrie, la nature, tout ce qui est vieux et toujours nouveau, tout ce qui dort dans chaque cœur et ne demande qu’à s’éveiller, serait un bienfaiteur de l’humanité digne de figurer dans le cortège des héros et des saints ! Quand on voit ce besoin de chanter, si noble, si légitime et la plupart du temps si mal satisfait, si indignement égaré et exploité, on ressent à la fois de la pitié et de l’indignation. Vieille terre de France, terre du doux parler, toi qui, au seuil des temps nouveaux, dans ton idiome harmonieux et naïf, apprenais à chanter aux nations, terre d’amour, de vin et de soleil, verrais-tu le concert échappé d’âge en âge de ton cœur généreux, se tarir et se taire devant des produits ineptes et malsains. Non, ce ne sera pas. Ta vieille âme invaincue ressuscitera ton vieux chant, et le troubadour que j’attends, ce sera toute la jeunesse !


Malgré moi, il faut bien que j’arrive à toucher à un point très douloureux, que l’on ne saurait éviter quand on traite cette matière. Je veux parler du discrédit où les amusements sont tombés par l’abus. Il y a, hélas ! un grand nombre de choses, innocentes en elles-mêmes, qu’on ne peut presque plus se permettre parce que l’abus s’en est emparé. La danse, par exemple. Quelle distraction plus ancienne et plus charmante ! En plein air elle réunit tant d’heureux avantages pour la jeunesse que c’est dommage de la voir devenir le monopole des compagnies douteuses. Oh les bonnes vieilles danses de noces où les gens les plus graves dansaient au milieu de la jeunesse et du peuple ! Je n’ai plus guère rien vu de pareil de nos jours, si ce n’est dans quelque recoin de province, ou çà et là, le soir d’un quatorze Juillet ; et toujours en face d’une de ces occasions si difficiles à rencontrer, où des hommes de toutes les classes de la société se divertissent ensemble paisiblement, j’ai ressenti une émotion d’un genre particulier. Sur tous ces visages où se lisent, gravées, tant de destinées diverses, il fait si bon voir passer la joie comme un rayon de soleil ! Mais les mœurs publiques sont devenues telles que ce genre de coup d’œil nous est refusé. Sauf dans les sauteries de famille où l’on suffoque de chaleur et de poussière, la danse présente une masse d’inconvénients, que nos grands-pères et nos grand’mères ne connaissaient pas. Il en est de même pour une foule de braves vieilles coutumes. C’est une chose triste à dire, mais vraie, et qu’il faut signaler afin d’organiser la lutte : La terre est à l’abus, à ce grand meurtrier, à ce destructeur de l’usage légitime. Lorsque ce misérable a empoisonné les sources, l’eau de roche elle-même devient suspecte d’impureté. C’est pour cela que la bonne vie et la vertu sont refoulées dans les terrains neutres et deviennent cette chose terne et effacée qui consiste surtout à s’abstenir et quelquefois à faire la bête à force de vouloir faire l’ange. Après avoir défiguré l’humanité par le vice, nous faisons grimacer la vertu elle-même. Nous ne la connaissons plus, pour ainsi dire, que sevrée de joies et, disons le mot, ennuyeuse. Au point de vue de la jeunesse c’est là une calamité.

Qui nous rendra cet ensemble de distractions saines, fortes et heureuses dans lesquelles la joie de vivre s’incarne, comme le rayon de soleil dans les fleurs ? Les aînés, ici, peuvent beaucoup pour la jeunesse. Je conjure les gens graves, les vieillards, les parents, les professeurs, le clergé de toutes les religions, quiconque s’intéresse au bien et à la vie normale, quiconque n’a pas le cœur desséché, de venir au secours de la jeunesse. Il n’est pas bon que pour nos plaisirs nous soyons toujours séparés les uns des autres. La plus belle fête de famille est celle où la vieillesse sourit à la jeunesse où, depuis l’aïeul jusqu’aux enfants, à travers l’âge mûr et la jeunesse, tout le monde est représenté. C’est toute la vie alors, et combien belle en ses contrastes ! Ce qui est vrai de la famille l’est aussi de la société en général.

Frédéric Frœbel répétait volontiers : vivons pour les enfants ! Empruntons-lui sa devise : Vivons pour la jeunesse, et elle vivra pour le bien, et sa joie sera pure !

Nos pères ont délivré la terre sainte des infidèles. Il est une autre terre sainte, que les brigands, les voleurs, les profanateurs, souillent tous les jours. C’est la terre du sourire et du plaisir. Ils l’ont si bien ravagée et défigurée qu’elle en est méconnaissable. Mais de par le Dieu des printemps et des étoiles, de par la clémente bonté qui mit le rire frais aux lèvres de l’enfant et la douce ivresse du plaisir au cœur de la jeunesse, la terre sainte ne restera pas aux infidèles. Elle nous appartient, et nous la reprendrons !

2. La Joie.

Les distractions et les divers genres de plaisir, ne sont après tout que la forme. Le vin pur qu’on verse dans ces verres, c’est la joie. Et de même que la vigne trouve dans la terre, dans la pluie, dans le soleil, les éléments de la sève qui la fait mûrir, de même la joie est le fruit mûr de la bonne vie. C’est une conquête des vaillants et des forts. N’a pas la joie qui veut. Creusons un peu cette vérité. La jeunesse a grand besoin de s’en pénétrer.

Le baromètre monte ou descend. Cette simple modification d’un niveau de mercure dans un tube de verre nous fournit des renseignements précieux et nous permet de tirer une foule de conclusions sur l’état de l’atmosphère. Souvent, en regardant ces indications : Pluie, vent, tempête, calme, beau temps, beau fixe, je me suis surpris à oublier tout à coup le monde extérieur et à penser au monde intérieur, à ce changement incessant qui le caractérise, se reflète dans nos dispositions, et dont toute la prodigieuse variété aboutit comme résultat à un état de tristesse ou de joie. Là aussi, selon les jours et les périodes, il y a pluie ou beau temps, calme ou tempête ; là aussi le baromètre monte ou descend. Et ce qui se passe, en détail, dans la vie individuelle, nous pouvons l’observer dans la vie des sociétés, avec des proportions plus larges et plus frappantes. La vie a ses hauts et ses bas, ses élans et ses dépressions. Au cœur et sur la figure tout l’ensemble se traduit par de la joie ou de la tristesse.


Il y a une tristesse qui provient de la vie difficile, spirituelle ou matérielle. Elle est à l’homme ce qu’est à la plante cette couleur étiolée qui révèle les privations. Cette tristesse-là nous est au plus haut point sympathique. Souvent elle est salutaire. Mais il en est une autre qu’il faut combattre à mort, c’est la tristesse des dégoûtés, et une autre à laquelle il faut remédier en s’amendant, car elle provient de mal vivre ou de mal penser.

A bas les dégoûtés ! Ce sont en somme les enfants gâtés de l’existence. Ils touchent aux mets du bout des lèvres, gâtent leur pain, ou même le jettent, et trouvent bien rustres ceux qui mangent de bon appétit. On trouve peu de dégoûtés parmi les chiffonniers, les mineurs, les laboureurs, les matelots, les chercheurs, les travailleurs de tout genre sur qui tombe la pluie et souffle le vent. Ils se recrutent parmi ceux qui ont le dos au feu et le ventre à la table, et ne travaillent que peu entre les repas. Leurs fatigues consistent à danser longtemps dans un bal, à jouer tard au cercle, ou à tuer le temps en lisant des romans. Pour se remettre de tant d’efforts ils dorment tout le long des matinées. Ils ont cela de commun avec les oiseaux de nuit que la lumière du jour les blesse. On leur trouve alors je ne sais quoi de fané, de fripé. Ils demandent à être vus dans un rayon de gaz ou de lumière électrique. Ces précieux dégoûtés promènent par le monde un vague ennui de toutes choses. Mais ils ne renoncent pas à cette vie méchante et insipide. Une mission les y retient : celle de dégoûter les autres. Ceux d’entre eux qui sont littérateurs ont élevé cette mission à la hauteur d’un sacerdoce. Ils s’appliquent à extraire la quintessence de leurs mornes pensées et de leurs impressions navrantes et à la sceller en bouteilles à l’usage du public. La jeunesse use quelquefois de leurs produits. Mais que le dégoût de vivre soit puisé dans la contagion du mal d’autrui ou dans notre propre fond, on peut hardiment le qualifier de microbe malfaisant dont la culture prospère dans la vie factice et anormale. Il faut lui déclarer une guerre sans merci. Le dégoût de vivre est l’insurrection contre tout l’univers qui a pour mission d’organiser la vie. Celui qui nous prend la vie est moins coupable que celui qui nous en dégoûte. A bas les dégoûtés ! Souriants ou tragiques, la vie vous condamne et vous dément, ouvriers de néant sur qui flotte le sourire du dégoût comme le feu follet sur la pourriture des marais !


Une autre tristesse est celle qui vient de mal penser. C’est un cri d’alarme que la nature maltraitée en notre personne donne à notre raison. Il est absurde que la réflexion sur notre vie nous amène à désespérer de cette vie. Toute philosophie de pessimisme ou de désespoir, toute religion qui tue la joie est une erreur. Son fruit la condamne. Si le pessimisme avait raison, les fleurs cesseraient d’éclore et les astres s’éteindraient, la source de vie se tarirait. Tant que l’univers ne se suicide pas, il n’y a pas lieu de désespérer de la vie humaine. Donc il faut se méfier des doctrines qui ravissent la joie. Des vérités partielles peuvent être tristes, la vérité totale, non.


Quant à la tristesse qui vient de mal vivre, elle trace sur les visages pâles et tirés une monotone et lamentable histoire. Vous êtes tristes parce que vous n’avez pas respecté les sources de la vie. Un parasite vous ronge, un vice se nourrit sur les racines de votre existence ; il prospère, et vous diminuez. Partout où cette tristesse apparaît, elle révèle un mal caché. Quelque chose manque ou cloche là-bas au plus profond de l’être. La vie méconnue, souillée, troublée, saigne de mille blessures, et la joie ne peut plus exister.

La joie s’enfuit encore, de ces sphères raides et conventionnelles où la vie et les mouvements sont réglés comme un papier à musique. Abandonnant ces milieux aux sectateurs du dieu terrible qui se nomme l’ennui, elle ouvre ses ailes et s’envole. Comme les fleurs des bois et des montagnes, elle affectionne l’air libre, l’indépendance et un peu de rudesse. Mentionnons ici, en passant, le mal que les goûts luxueux et prétentieux ont fait aux plaisirs de famille et par conséquent à la jeunesse. La sociabilité est en souffrance. Au lieu de réceptions simples et cordiales souvent répétées, on s’offre de loin en loin des distractions coûteuses, où l’ambition et le désir puéril de se surpasser les uns les autres détruisent tout plaisir d’avance. Qui en souffre le plus ? La jeunesse obligée de se divertir ailleurs.


Je signale comme un des pires destructeurs de la joie, l’esprit de moquerie. Il y a un rire qui flétrit ce qu’il touche et dessèche le cœur pour jamais. C’est celui qui se plaît à tirer les choses vénérables et saintes en ridicule. Victor Hugo a dit avec une profonde pénétration psychologique que les plus mornes des esprits étaient les railleurs. Railler n’est pas rire. La raillerie tue le rire au contraire. Pour s’amuser franchement, il est nécessaire d’avoir gardé une certaine naïveté d’impression. Ne sacrifions pas le bon vieux rire de notre France, son ironie joviale et bienveillante et sa gaîté authentique, au genre d’esprit douteux et profane qui fait gaiement la plus triste besogne et sent son Méphisto de loin.


En résumé, pour conserver la faculté d’être heureux, il faut rechercher le travail et la simplicité, respecter la vie et en observer les lois. Que dis-je ? il faut aimer la vie.

Il semble superflu de prêcher cet amour à la jeunesse. C’est une erreur. S’il y a une chose qui ne vient pas toute seule, c’est celle-là. Ce n’est pas l’œuvre d’un jour que de s’élever à ce grand amour et d’élargir son cœur jusqu’à ce qu’il embrasse tout l’ensemble. Une des plus médiocres conceptions de la joie est celle qui en fait l’apanage de la seule jeunesse et considère tout le reste de l’existence comme une coquille vide, dont on a mangé l’amande. Il est une joie de jeunesse, sans doute, liée à la fraîcheur même des impressions, et qu’on peut perdre le long de sa route par la lente déformation de la vie, ses fautes ou ses souffrances. En ce sens on peut dire des jeunes gens comme des enfants : laissez-les se réjouir, les soucis ne viendront que trop tôt, on n’est jeune qu’une fois. Mais ce n’est là qu’une face de la réalité. Il y a des existences qui commencent dans la mélancolie et finissent dans la joie. Tel ne s’est jamais trouvé plus dispos ni plus jeune que vers la quarantaine, après la victoire sur une série de difficultés extérieures et intérieures, et je n’hésite pas à dire que la joie qu’il éprouve alors, est plus solide que celle des vingt ans. Bien plus, c’est chez certains vieillards, admirables et rares, je l’avoue, mais nullement introuvables, que j’ai rencontré la joie sous sa forme la plus pure. Je veux parler de cette sérénité née de la souffrance acceptée et vaincue, du travail aimé, de la longue fidélité au devoir, de la conviction toujours plus profonde du but de la vie et de sa valeur. Et quand je dis à la jeunesse d’apprendre à aimer la vie, je lui indique ces vieillards-là et ceux qui leur ressemblent, comme les docteurs de cette haute sagesse. J’estime en effet que la connaissance de la joie pure est un grand bonheur au seuil de la vie. Il faut l’admirer chez ceux qui l’ont conquise de haute lutte, la priser comme un bien inestimable et aspirer à y participer un jour.

D’ailleurs, la joie de la jeunesse elle-même, cette heureuse disposition qui, à certains moments, nous fait trouver tout bon et beau, a ses conditions. Il faut la mériter pour la ressentir. La joie est une très grande dame ; elle ne se rend pas à l’invitation du premier venu. Telle compagnie a beau se battre les flancs, crier, se mettre en frais pour provoquer la joie, elle n’arrive pas : le bruit reste vide, et le rire sonne faux.

Rien n’est plus beau que la joie ! C’est une étincelle divine, une fille des cieux. Elle élève le cœur, elle illumine la pensée. Elle nous fait découvrir, en un seul éclair brillant, des secrets sur lesquels, les jours ordinaires, notre pensée obscure s’est fatiguée en vain. Elle supprime les distances, rapproche l’homme de l’homme, nous incline à la pitié, nous rend plus forts et meilleurs. Elle est si bonne et vaut tant qu’il faut, sans hésiter, sacrifier tout ce qui la diminue et rechercher tout ce qui l’augmente.

La joie a ses grands jours. Au temps où la nature s’éveille, où tout germe, où le laboureur sème, avez-vous vu l’alouette s’élancer du sillon et chanter, en montant vers la lumière, emportant dans son hymne toute l’âme des champs, toutes les floraisons, tout le labeur et tout l’amour ? A certains jours où les mains se touchent d’elles-mêmes, où les poitrines vibrent à l’unisson, la joie est comme cette alouette. Elle monte, et dans son chant qui résume toute la vie, elle semble lui dire : Je t’aime, dans ton matin et dans ton soir, dans tes pleurs et ton sourire, dans tes efforts virils et tes repos paisibles ; je t’aime sous tous les cieux, dans tous les temps, dans tous les yeux fermés qui dorment sous la terre, et quel que soit mon sort, je suis heureux de vivre, et je m’abandonne avec reconnaissance à la volonté clémente par qui nous sommes et qui nous enveloppe à jamais !

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