Jeunesse
VI
QUELQUES MOTS SUR L’ESPRIT DE PARTI
Chemin faisant nous avons rencontré cet esprit à différents détours de notre route. Il mérite une page spéciale. Ainsi décrit-on avec un soin particulier la forme, les habitudes et les déprédations de certains animaux malfaisants.
Dans la part modeste d’influence que l’homme a sur sa vie, un des meilleurs principes à suivre est celui-ci : Prendre les choses telles qu’elles sont, et tâcher d’en tirer le meilleur parti possible. L’homme imbu de l’esprit de parti pratique ce précepte à l’envers, et il réussit ainsi à tirer le mal même du bien. Il exagère chez l’adversaire le mal et dénigre le bien. Du même coup il neutralise le bien qu’il pourrait faire lui-même, par l’intention mauvaise qu’il y joint.
L’incurable travers de l’esprit de parti est qu’il contrarie la grande loi humaine de la solidarité. Il crée une humanité dans l’humanité, trace autour de cette minorité d’élection, des limites strictes, s’y retranche et s’y barricade et ne laisse apparaître au dehors que des murs épais, hérissés d’armes. Dès lors il n’y a plus d’intérêt général, de justice, de bien, il n’y a que des intérêts de parti, une justice de parti, etc. Tout ce qu’il fait, lui et les siens, est bien. Que d’autres fassent identiquement de même, mais ailleurs et en dehors de son patronage, ce sera très mal. « Qu’est-ce qu’une mauvaise herbe ? — Toute herbe qui n’a pas poussé dans notre jardin. — Mais on cultive chez le voisin la même plante, identiquement. — Impossible. Si le voisin la cultive, c’est donc qu’il est contrefacteur. Nous sommes les seuls et les uniques. » Voilà l’esprit de parti. Le meilleur cheval, quand il ne consent pas à s’atteler à son char, n’est plus qu’une bourrique. L’or des autres est de l’or faux ; leurs vertus des vices brillants, leurs croyances des impostures. Il s’agit bien de s’inquiéter de l’adversaire pour démêler le bien du faux dans sa conduite ! Supposer l’ennemi capable d’un bien quelconque, c’est, dans une certaine mesure, passer à l’ennemi.
Ce n’est pas un des moindres signes du temps que cet esprit délétère se soit développé parallèlement au scepticisme. Il n’est souvent que le manteau dont se couvre ce dernier. Pour masquer le vide intérieur, on se garantit derrière un appareil formidable. On peint en fer le roseau fragile d’une conviction creuse et vermoulue. Ainsi les plus sceptiques des hommes, moqueurs, railleurs, insulteurs, dépourvus de cette base élémentaire de toute conviction qu’on nomme le respect, se sont montrés de nos jours les plus intransigeants. Et cela, au fond, est logique. Il est rare que celui qui a suivi, vers la vérité, l’humble chemin de l’expérience personnelle, cesse de pratiquer ce chemin. Il continue d’y avancer au contraire et se ménage la possibilité d’être éclairé, même par l’adversaire. Mais celui qui n’est rien et ne croit à rien, ni de divin ni d’humain, qui est mort, enfin, à la vérité, a tout à gagner en prenant l’attitude impassible de l’esprit de parti. Sa rigidité alors, qui n’est que celle des cadavres, donne l’illusion de la fermeté.
Voilà sans doute une des grandes raisons pour lesquelles l’esprit de parti a, de nos jours, infesté la politique, la religion et la science elle-même. Il a produit des merveilles. Grâce à lui par exemple, en certains jours de défaite, des gens qui gisent par terre les reins cassés, chantent victoire dans les journaux, se disent plus forts que jamais et enterrent leurs vainqueurs sur le papier. Grâce à lui, des fanatiques soi-disant religieux déclarent douteux des actes de dévouement qui ne sont pas inspirés par un sentiment identique au leur ; et vice versa les fanatiques de l’irréligion taxent d’hypocrisie les preuves les moins équivoques de désintéressement, quand la religion y a eu quelque part. C’est le même esprit qui fait rêver, en pleine tranquillité publique, de désordre et d’anarchie, parce qu’on est inféodé aux régimes de gouvernement déchus, ou qui fait déclarer à d’autres que la France monarchique n’a connu que terreurs, rapines et tyrannies. Celui-ci déclare ex cathedra : « depuis trois cents ans l’histoire est une vaste entreprise contre la vérité. » Cet autre compte le temps à partir de la Révolution. Tout ce qui s’est fait avant, est nul et non avenu.
Quelle belle école pour la jeunesse que celle qu’un maître pareil préside et sous le régime duquel on peut dire avec raison : « Je sais que je vis en des jours d’intolérance, où je n’ai rien à attendre de quiconque ne pense pas exactement comme moi[4] ! »
[4] Edgar Quinet : L’esprit nouveau.
Que cet esprit renfrogné, hargneux, oublieux de ce qui rapproche les hommes, et qui n’a de mémoire que pour ce qui les divise, se déclare sur le tard dans les existences désemparées ; qu’il sévisse dans l’âge mûr, ou achève de durcir le cœur des vieillards, envenimant les passions, détruisant à la fois l’agrément de la vie et son fruit, c’est triste. Mais il est des difformités qui semblent plus naturelles chez ceux que la vie a maltraités. Autre chose est de rencontrer ces mêmes laideurs dans la jeunesse. Là elles sont hideuses. Un jeune homme rongé par l’esprit de parti devient un être incomparablement odieux. Car pour prendre la tournure et la physionomie d’un homme de parti, cet air rébarbatif et intraitable, il lui a fallu réprimer, de propos délibéré, sa bienveillance native, toutes les saines curiosités, tous les bons mouvements. Certains éducateurs de pauvres bêtes ont des cruautés révoltantes. Ils crèvent les yeux aux jeunes rossignols pour qu’ils chantent mieux et taillent les oreilles des chiens pour leur donner un air plus féroce. Oh les pauvres bêtes et les méchantes gens ! Mais que dire de ceux qui traitent ainsi la jeunesse, ou de la jeunesse qui s’inflige à elle-même des mutilations pareilles !
Et pourtant l’esprit de parti est un des facteurs qui influent le plus puissamment sur les années où l’homme s’oriente et cherche son chemin. Sa timidité, son ignorance, son inertie, tout prédestine la jeunesse à en devenir la proie. Les milieux mollasses et moutonniers dont nous parlions plus haut sont l’élément convoité des meneurs de profession. C’est là qu’on peut pétrir et manipuler à l’aise ! Malheur aux jeunes gens qui subissent ces influences et ne savent pas se défendre ! Ils sont pour longtemps, pour jamais peut-être, réduits en esclavage, à moins qu’ils ne deviennent eux-mêmes, ce qui est pire, des énergumènes. Quel merveilleux produit alors le monde est admis à contempler ! Les plus forts ici sont les néophytes. Leur zèle fait la joie de leurs pères spirituels. Ceux-ci étaient féroces, ceux-là sont enragés. Moins ils connaissent les hommes et les causes, mieux ils peuvent les malmener, les juger, les condamner. C’est à qui commettra le plus d’excès de langage et s’attaquera avec le moins de vergogne aux adversaires les plus respectables. Une telle jeunesse est incapable de rien apprendre. Elle entre dans la vie par la petite porte basse des préjugés, s’y enferme, s’y rétrécit le cœur et la pensée, tous les jours davantage, et devient finalement sourde et aveugle à l’évidence même !
Heureusement qu’ici l’excès même du mal est quelquefois un bien. L’esprit de parti a si bien rempli ce temps de scandales, a si bien stérilisé les plus honnêtes et les plus courageux efforts, que son crédit est en baisse. Je vois venir une jeunesse qui, pour mieux se garer de lui, semble avoir pris pour devise : L’esprit de parti voilà l’ennemi !