Jeunesse
VIII
LA JEUNESSE POPULAIRE
La vie populaire est une des bonnes choses qu’on ne connaît pas. Ce qui en paraît au grand jour ne renseigne que peu ou mal sur le fond. Et cependant elle aurait besoin d’être largement connue, à cause du bien qui est en elle et des maux dont elle souffre. L’un et l’autre ont leur reflet dans la jeunesse populaire. Son sort est essentiellement différent de celui de la jeunesse studieuse. Elle n’a ni le loisir ni la culture nécessaires pour se renseigner dans le domaine des idées et des théories. Le souci du pain, les dures exigences du travail l’arrachent constamment à elle-même et ne lui permettent pas de s’écouter, de s’ausculter. L’analyse des idées et des impressions lui est inconnue. Après les courtes années d’école primaire, son école c’est l’atelier, l’usine, le bureau ou les champs, et puis surtout c’est l’exemple d’en haut et la presse à bon marché.
Malgré l’âge tendre où l’école possède l’enfant du peuple et les adieux trop précoces, il est impossible d’exagérer l’influence de cette institution. Par sa base large, le nombre d’individus auxquels elle s’adresse, elle est une grande puissance. Le souci que notre époque a apporté à l’école populaire sera un de ses mérites aux yeux de la postérité. L’école primaire est par excellence l’instrument de l’éducation nationale. Je compte y revenir dans la suite de ce livre. Pour le moment, je me contente de la signaler comme un des facteurs qui influent sur la jeunesse populaire et ses idées. Chacun connaît la ténacité des impressions d’enfance. Elles sont encore plus durables chez le peuple que dans la classe cultivée où les lectures, les écoles successives, des influences variées, viennent les contrarier et quelquefois les effacer.
Une autre part d’influence revient ici aux églises. Une fraction considérable de la jeunesse échappe, il est vrai, à cette direction, surtout dans les grands centres. Mais l’influence religieuse n’en reste pas moins incontestable sur un grand nombre. Combien dure-t-elle ? Dans quelle mesure est-elle entravée par l’indifférence, supprimée par l’antipathie, cela est difficile à établir nettement. Mais si, dans sa masse, le peuple n’échappe pas au contact religieux, il ne faudrait pas en conclure qu’il soit religieux. Il l’est infiniment moins qu’autrefois. Certaines recrudescences de pratiques extérieures, encouragées et provoquées dans un but souvent étranger à la religion, ne doivent pas nous faire illusion sur ce sujet. Le peuple a conçu de la méfiance à l’endroit de la religion, dont le caractère miraculeux l’éloigne, et à qui il attribue des arrière-pensées politiques et sociales. Vaguement ou distinctement, beaucoup se demandent si l’Église n’est pas du côté des puissants de la terre et des bourgeois fortunés, contre les petits ? Que le soi-disant mouvement de conversion ait commencé, dans la société contemporaine, par l’aristocratie et soit descendu de là à la bourgeoisie pour essayer de gagner le peuple, c’est un indice grave.
Quoi qu’il en soit, l’orientation pratique de la jeunesse populaire commence très tôt. Elle se fait pendant ces années d’apprentissage qui sont l’université populaire. La différence ici est grande entre les facultés. Ce n’est pas la même chose d’être à l’atelier, dans les bureaux ou aux champs.
Les années d’apprentissage d’un jeune ouvrier d’industrie sont en général des années très dures. Qu’est l’enfant, à cet âge, pour être livré tout seul à cet ensemble formidable d’hommes et de machines que nous présente la grande industrie ? Il est si petit, si faible, et les forces, les influences personnelles, les intérêts matériels qui l’environnent, sont si grands ! Dans cette salle d’usine où les métiers tournent avec un bruit assourdissant, où l’attention la plus absorbante est nécessaire pour éviter des accidents, où toute l’intelligence est concentrée sur l’exécution de trois ou quatre mouvements, l’enfant se sent insensiblement devenir un rouage parmi les autres. Il se mécanise, car la machine ne peut s’humaniser. Et lorsqu’il est admis à contempler cette machine où aboutissent les câbles et les arbres de couche qui font tourner les métiers sous ses yeux, cette précieuse machine enfermée dans un lieu particulier, propre, surveillée, soignée et surtout redoutable par sa force et les dangers qu’elle fait courir, comme l’enfant se sent petit à côté du monstre de fer qui mange du feu et souvent broie ceux qui le nourrissent !
Comme il se sent négligé à côté des mécaniques toujours reluisantes, à qui rien ne doit manquer et qui coûtent si cher ! Que vaut-il, lui, comparativement à elles et aux richesses dont elles sont les instruments ?
Puis, ce sont les rencontres avec les grands, les coudoiements brusques, les ordres brefs, la brutalité des conversations où il y a de tout, bien et mal, renseignements concis et impitoyables sur les hommes et les choses, qui font travailler les jeunes têtes et dont le pêle-mêle forcé est si difficile à coordonner dans un jugement de jeune homme.
La forme de notre industrie moderne, son développement, les ateliers et les usines colossales, les grandes sociétés anonymes, l’éloignement progressif des patrons et des ouvriers, autrefois collaborateurs, tout cela contribue à rendre la situation de cette jeunesse des ateliers aussi difficile qu’intéressante.
La jeunesse des bureaux a la vie moins dure, Elle sort du peuple et appartient par ses fonctions à cette classe toujours grossissante d’intermédiaires entre l’idée et l’exécution matérielle, le capital et la main-d’œuvre, le patronat et le prolétariat, que la forme de notre société a rendue nécessaire. Comme tous les intermédiaires, ceux-ci participent des qualités et des défauts d’en haut et d’en bas. Le plus grave inconvénient pour les jeunes employés est leur existence sédentaire, presque cellulaire, circonscrite à une chaise et un coin de table, et la nature limitée de leur travail. Les fonctions sont à tel point divisées que chacun en est réduit à une besogne spéciale, et tourne comme un cheval en manège. Cela tue l’esprit. Le corps ne s’en porte pas mieux.
Sous les deux rapports, le jeune ouvrier des champs est mieux partagé. Ses travaux changent avec les saisons : il est près de la nature et, quoique livré aux occupations manuelles, il exerce davantage sa réflexion, par le spectacle qu’il a sous les yeux, par l’attention toujours nouvelle qu’il est obligé d’apporter à ses occupations changeantes. Alors que le travail artistique a presque partout disparu de l’industrie sous la terrible pression de la concurrence économique, et que les artisans les plus habiles en sont réduits à devenir peu à peu des machines, le jeune laboureur est resté dans des conditions plus normales. Il collabore avec la vie générale, met sa main dans le grand ensemble de la création et, de plus, est entouré de choses qui échappent au calcul et à la prévision des hommes. Bien qu’il soit, lui aussi, étroitement serré dans les mailles du filet économique, il ne voit pas partout ce fatal chiffre qui mesure si misérablement les hommes et leur travail. Son champ vaut tant sans doute, prix d’achat ou de vente, mais il vaut encore bien plus pour lui. Il y trouve le plaisir de voir verdir et mûrir la moisson, le souvenir du père qui a cultivé et soigné la même terre, une masse de choses enfin qui donnent souvent tant de valeur aux plus petits riens. Puis il n’est pas perdu dans la foule, il est quelqu’un et non un numéro, comme le jeune apprenti des grandes usines et même le jeune employé. Mais d’autre part il subit de loin l’influence croissante, la fascination de la grande ville. C’est là son danger, car il risque d’y perdre ce qui le soutient, l’amour de la terre, sentiment puissant et profond, source d’énergie et de vertu.
C’est ici le lieu de réunir quelques considérations d’ensemble sur le bagage intellectuel et moral de la jeunesse populaire en général et sur sa conception de la vie, telle qu’elle nous apparaît dans la génération actuelle.
Les masses populaires, n’importe où on les étudie, sont profondément atteintes par le courant réaliste. Les deux ou trois points fondamentaux qui ont constitué pendant des siècles la base rudimentaire de la religion et de la morale sont ébranlés chez les uns, ruinés chez les autres. Dieu, l’âme, la survie, la liberté humaine et la responsabilité… ceux qui ont gardé ces principes les possèdent à un degré affaibli. Parmi ceux qui y restent attachés et le témoignent par des pratiques extérieures, quand on a fait la part de la routine ou de l’intérêt, il reste un bien faible contingent pour les fortes convictions. Du grand mouvement scientifique de ce temps, il est resté au peuple un bien-être matériel plus grand, de plus larges besoins et la conviction qu’il ne faut compter que sur ce qu’on voit et touche. En général la jeunesse entre dix-sept et vingt-cinq ans se distingue par le développement des appétits et la diminution des aspirations. C’est une chose triste à dire, mais plus j’ai parcouru ce monde particulier, plus je me suis convaincu du vide immense qui s’est peu à peu creusé dans l’âme populaire. Il y a des jours où ce qu’on entend et ce qu’on voit vous amène presque à conclure qu’il n’y a plus rien. Une demi-douzaine de formules négatives, résultat condensé des négations accumulées, servent à occuper la catégorie du mystère et de l’infini. La morale fait pendant à cette philosophie ; elle est utilitaire, en théorie. Comment pourrait-elle ne pas l’être ? Ceux qui donnent le ton dans la société, en montrent-ils une autre dans leurs actes ? Le peuple n’a-t-il pas journellement sous les yeux le spectacle de cette morale du succès qui est une de nos hontes ? Ne voit-il pas absoudre, même par ceux qui font profession de morale et de religion, les hommes et les causes qui réussissent ? Comme si le bien était ce qui triomphe, le mal ce qui succombe ! Ne constate-t-il pas, chaque fois qu’il ouvre les yeux, que presque partout l’argent malpropre, quand il y en a beaucoup, est plus honoré que l’argent honnête, quand il y en a peu ? Cela seul suffirait pour lui faire concevoir des doutes à l’endroit de la religion et de la morale qu’on s’efforce de lui enseigner. Il vous laisse vos avis et vos principes et vous emprunte vos vices. Il est tenté de prendre les premiers pour une invention des gens malins à l’usage des gens simples. La morale qui compte n’est pas celle qu’on enseigne, c’est celle qu’on pratique. Le peuple se rend compte de cela, et il se fait dans sa conscience de véritables effondrements, chaque fois que ceux sur qui il a l’œil ouvert lui font comprendre par leurs actes qu’au fond ils ne croient plus à rien. Car, il ne faut pas s’y tromper, il y a toujours des classes dirigeantes. On a beaucoup parlé de notre temps de leur disparition. On nous les a montrées s’éteignant faute de descendants, glissant de leur rang par leur propre faute ou sous la pression de l’esprit égalitaire. Il y a du vrai dans tout cela. Mais il est tout aussi vrai que ce qui faisait le périlleux privilège des anciennes classes dirigeantes, à savoir l’ascendant moral et l’exemple autorisé, ne peut pas disparaître. Le mot d’ordre est une nécessité sociale si urgente qu’on le prend toujours quelque part, et il vient forcément des minorités lettrées et aisées. On regarde à ceux qui sont en vue par le savoir ou la fortune. L’orientation du peuple diffère de celle des classes instruites en ce qu’elle s’attache plus énergiquement aux hommes qu’aux idées, aux actes et aux faits qu’aux paroles. Les nuances et les distinctions lui échappent. Il accorde difficilement son attention ; mais une fois qu’il l’accorde, c’est sérieusement, et il se renseigne alors en bloc et porte des jugements sommaires malaisés à réformer.
Cet état de choses est encore plus facile à remarquer dans la jeunesse populaire qu’ailleurs. Et pourtant, malgré cela, l’utilitarisme dont je parlais n’est pas à son aise dans ce milieu. Cette morale reçoit tous les jours, dans la vie même de ceux qui la professent, les plus catégoriques démentis. Dans le peuple, plus qu’ailleurs, sous l’impérieuse nécessité de l’existence, la pression de la souffrance ou des malheurs communs, l’humanité se réveille, et il s’accomplit sans cesse des actes touchants de solidarité et de fraternité. Malheureusement ils se remarquent peu à la surface. Pour les trouver, il faut vivre de la même vie. Le mal au contraire s’étale et se voit de loin.
Je me suis beaucoup appliqué à remarquer dans le monde de la jeunesse populaire deux points qui permettent de tirer bien des conclusions, à savoir la façon de se comporter vis-à-vis des parents âgés et vis-à-vis de la femme. J’ai le regret de dire que les exemples de cynisme en actes et en paroles, de dépravation des mœurs, de mépris de la femme abondent. Quant à l’irrespect, à l’ingratitude vis-à-vis des vieux parents, même quand la misère ne vient pas en atténuer la gravité, ils sont si fréquents qu’à certains moments obscurs on se dirait en pleine décomposition morale. Et ici, à propos de ces deux respects, de la femme et des parents, il convient de signaler la diminution du respect en général.
Le respect qu’un être est capable de ressentir, grandit ou diminue avec l’idée qu’il se fait de sa dignité. Plus l’homme vaut à ses propres yeux, plus il s’incline volontiers devant les hommes ou les institutions qui personnifient la nature humaine et la société. Quand l’homme a perdu la foi en son caractère supérieur, à sa valeur d’être moral, d’âme en un mot, la base du respect lui manque. Plus rien ne lui paraît vénérable. Le néant intérieur qui s’est fait en lui, ronge le monde entier. Nous sommes là en présence d’un fait grave. D’aucuns accusent l’esprit moderne lui-même d’avoir détruit le respect par sa tendance égalitaire. Examinons cela, car il vaut la peine d’être fixé à ce sujet.
Nul temps n’a détruit plus de grandeurs d’apparat et de convention, nul temps n’a sondé plus cruellement le vide des nullités brillantes. Il n’a voulu accorder son respect qu’à bon escient. Et quiconque est touché par l’esprit moderne, fût-il empereur ou pape, et Dieu merci ! ces choses arrivent, vous apparaît au fond convaincu de ceci : Plus rien n’est grand que ce qui est vrai. Et ces hommes, au centre de puissantes situations traditionnelles, cherchent plutôt à se recommander par la justice, la sollicitude pour les petits, tout ce qui nous rappelle qu’ils sont hommes comme nous, que par l’affirmation d’une autorité absolue. Ils se réclament du titre de serviteurs plutôt que de celui de maîtres, titre dont s’honorent les chefs de nos démocraties. Un autre les avait devancés en ceci. Cet autre est le Christ. C’est à lui en somme que remonte la nouvelle conception de l’autorité. Quel mal y a-t-il à cela ? Est-ce ainsi qu’on diminue le respect ? Je dis au contraire qu’un esprit pareil est ce qu’il y a de plus grand, et de plus auguste au monde, puisqu’il nous enseigne à ne rien craindre, à ne rien respecter au-dessus de la loi sainte et immortelle qui domine toutes les têtes, et à chercher la grandeur dans notre valeur intérieure et dans cette disposition secourable qui fait que le plus grand, à force de respecter la vie, en devient le plus humble serviteur. Mais cet esprit, comme toutes les belles choses, a sa caricature, et cette caricature est l’esprit de dénigrement. Celui-ci ne consiste pas à n’accorder son respect qu’à bon escient, et à ne proclamer grand que ce qui l’est en vérité ; il consiste à ne rien respecter du tout, et surtout il se plaît à avilir et à traîner dans la boue tout ce qui est vénérable et saint. Il ne veut pas démasquer les grandeurs d’emprunt et rechercher la vraie, afin de s’incliner devant elle ; non, toute grandeur, toute supériorité l’irrite ! Il est démolisseur, insulteur, profanateur par essence. Il a transformé l’absence de crainte humaine et le mépris des grandeurs factices, cette disposition royale des âmes fortes, en l’absence de piété, cet état d’âme de la canaille.
L’autre esprit conduit à l’affranchissement, celui-ci aux pires servitudes. L’homme qui ne respecte plus rien, retombe au régime de la contrainte et de la force brutale.
D’où vient le souffle irrespectueux qui trouble si fort la jeunesse ? Il vient des exemples délétères partis de plus haut. Il vient encore des éducateurs à rebours, des prophètes de néant et de boue, grands et petits, dont les doctrines se sont répandues par mille fissures jusqu’au cœur des masses. Il vient des exploiteurs de scandale et des calomniateurs de profession qui se sont appliqués avec persévérance à faire entrevoir un voleur, un assassin ou au moins un hypocrite derrière toute personnalité mise en relief par ses fonctions ou son talent. Quelque chose est plus dangereux auprès du peuple que de démolir les principes et de tirer en ridicule les choses saintes et respectables, ou de souiller les imaginations par des récits impurs, c’est de détruire la foi à l’honnêteté, au désintéressement, à toute vertu. Et sous ce rapport, un travail énorme de désagrégation s’est accompli. L’influence personnelle a été grossie jusqu’à des proportions illimitées par la propagande de la presse au rabais. Pas n’est besoin de lire un mauvais livre ou d’être renseigné par le détail ; un article de journal, une ligne de feuilleton, une méchante caricature suffisent pour éveiller un ordre d’idées et faire franchir le seuil d’un monde. Il y a dans la nature humaine certaines tendances inférieures qui vont au-devant des mauvais conseils. On peut toujours compter sur elles quand on veut désorganiser et battre monnaie en même temps.
Mais ce n’est pas tout. Lorsque le respect s’en va, la confiance disparaît aussi. Le peuple, aujourd’hui, et la jeunesse populaire se méfient de tout et de tous, même de ces éducateurs de rencontre qui leur ont sophistiqué l’esprit. Il fut un temps peu éloigné où tout ce qui est imprimé, affiche, proclamation, journal, était lu et admis comme parole d’évangile. Nous avons tous besoin de confiance, et ceux qui ont le moins de lumières, plus que les autres. On peut tout faire, pour le bien, de cette bonne disposition, qui en somme n’est qu’une des formes de la foi à l’humanité et à la vérité, et un des symptômes de la droiture. Mais la confiance meurt de l’abus. Le peuple a été si souvent trompé que la parole et la chose imprimée ne valent plus rien pour un grand nombre. C’est du scepticisme aussi, et sous une des pires formes. La jeunesse a hérité de ce scepticisme. Une chaîne précieuse, entre ceux qui doivent renseigner et diriger et ceux qui ont besoin de l’être, est ainsi rompue, et la masse de la jeunesse populaire s’en va, livrée à elle-même, n’ayant plus, pour s’orienter, ni la foi aux principes ni la confiance humaine.
Une des conséquences de cet état d’esprit est le manque de cohésion qui se remarque même sur le terrain des plus sérieux intérêts. Ainsi, il eût semblé naturel de voir la jeunesse populaire, celle des villes surtout, s’intéresser en masse aux questions sociales. C’est plutôt le contraire qui se présente. Le gros nombre ne bouge pas. Une minorité seulement se passionne, et il est rare que celle-ci s’élève au-dessus des affaires de parti ou des questions purement matérielles. Il n’y a guère qu’une faible élite pour comprendre que la discipline, l’esprit de corps et de sacrifice sont des bases morales indispensables à tout progrès même économique. — L’éducation sociale de la jeunesse populaire en est à ses rudiments. De ce côté, notre jeunesse instruite trouvera, si le cœur et la bonne volonté ne lui font pas défaut, d’importants services à rendre.
Le grand point noir à l’horizon est l’alcoolisme. Sans doute son influence se fait sentir dans toutes les classes de la société ; mais c’est surtout un fléau populaire. Fléau récent, devenu sensible depuis trente ou quarante ans. L’alcoolisme est un parvenu de la dernière heure et un parvenu cosmopolite. On ne peut en effet lui attribuer de patrie. Il s’acclimate un peu partout. Depuis que, par l’hérédité, il a pénétré dans le sang et la moelle du peuple et qu’il s’est répandu à la campagne comme à la ville, il a commencé à effrayer d’abord les médecins et les hommes de loi, et peu à peu tous ceux qui réfléchissent. A l’heure actuelle, il monte et prend les proportions d’un danger universel. La race est atteinte dans ses œuvres vives. Les hôpitaux, les maisons de santé, les prisons rendent tous les jours témoignage à ses progrès. Dans certaines contrées on ne compte plus les alcoolisés, mais ceux qui ne le sont pas. Ajoutez à cela que ce que l’on boit maintenant diffère infiniment de ce que l’on buvait autrefois. Ce n’est pas seulement dans le domaine des idées que notre temps a connu la fraude. Ses vivres sont empoisonnés comme sa nourriture intellectuelle et morale. Ce qu’il absorbe surtout ce sont des boissons à bon marché frelatées avec des eaux-de-vie de betterave et de pommes de terre dont les gros industriels de certains pays inondent le globe. On peut bien dire qu’il boit sa mort et celle de ses enfants. Il empoisonne l’avenir et prédestine les générations futures au rachitisme, à la folie, au crime. On ne calculera jamais les conséquences de l’alcoolisme : économiques, hygiéniques, morales, politiques, sociales. Dans les neuf dixièmes des ruines, des maladies, des accidents, des crimes, dans beaucoup d’emportements d’opinions, de désordres populaires, on peut bien dire : cherchez l’alcool !
L’alcoolisme ravage la jeunesse populaire d’une façon effrayante. Il n’y a presque plus de distraction à laquelle il ne se mêle. Il vient troubler et tuer la joie saine, gâter les efforts de l’éducation physique, neutraliser les bons effets des réunions où l’on veut entretenir la sociabilité et chercher le délassement. Toute assemblée, toute excursion, quel qu’en soit le but, risque de se terminer en beuverie. Les mœurs deviennent grossières et le langage brutal ainsi que les chants.
Jadis la grande ville comptait, pour se refaire, sur le flot de sang pur venu des champs et de la montagne. Ces réserves elles-mêmes sont atteintes. Il y a dans nos Vosges, pour ne citer qu’elles, des vallées reculées où l’eau de source coule à flots, où l’air est pur, où de mémoire d’homme n’a régné aucune épidémie. Mais l’alcoolisme y règne en maître. Le nombre d’enfants rachitiques augmente sans cesse. Le désordre est dans les mœurs, les bourses, les ménages. Le fruit de la vie et du travail s’en va en fumée. L’alcool est plus terrible que la peste, la guerre ou n’importe quel fléau naturel. On peut réparer les désastres extérieurs, on peut même réparer les ruines dans le monde des idées. Mais comment remédier à un mal qui dévore le sang, le cerveau, le système nerveux et détruit la base même de la vie ?
Parfois, en regardant notre civilisation, plusieurs se sont demandé ce qui pourrait la menacer. Elle ne peut pas succomber en effet comme celle de l’antiquité sous une invasion de barbares. Ses ennemis cependant ne sont pas loin. Ils n’accourront pas du bout de l’horizon comme les Huns ou les Vandales. Ils sont dans notre sein, et l’alcool en est un des plus terribles.
Qu’espérer pour demain d’une jeunesse qui s’alcoolise ? Une démocratie repose sur le bon sens public, sur la sagesse et l’énergie des citoyens, sur l’esprit d’ordre, de travail, d’économie. Pour tous ces biens on peut tout redouter, tant que progressent l’absinthe et l’eau-de-vie. Nos barbares à nous, les voilà !
Vous me direz maintenant que j’ai mal commencé un chapitre si sombre en disant que la vie populaire était une des bonnes choses trop peu connues. Je tiens à justifier mon dire. Ce que je viens de signaler, ce sont les verrues, les excroissances, les maladies qui déparent et rongent la vie populaire. Oui, il est malheureusement vrai que dans le peuple sain et robuste quelque chose a fléchi. Les meilleurs s’en rendent compte et le disent autour de la table de famille, ou vous le confient dans l’intimité, quand la conversation tombe sur ces graves sujets. Mais malgré tout, la vie du peuple demeure la grande source d’énergie, de courage, d’esprit de sacrifice, d’où vient sans cesse à la société un renouveau de force. Ce qui sauve le peuple du néant, c’est la vie dure, le travail, la peine même. Son existence pratique entretient en lui le bon sens. Quand on se donne la peine d’y regarder de près, on est tous les jours témoin de miracles de patience et de fermeté. Les femmes surtout sont admirables. Il y en a qui portent des fardeaux surhumains avec un courage simple qui ferait honte aux hommes les plus endurcis à la souffrance. Certaines mères associent leurs devoirs de ménage avec des travaux d’ailleurs peu rémunérateurs et n’ont tout le long de l’année d’autre répit qu’un peu de sommeil. Presque jamais une distraction. Une sortie, si petite qu’elle soit, est un événement. Quand la maladie ou un vice du mari vient compliquer l’existence, on peut se figurer ce qu’elle devient. En vérité que sont les charges des gens aisés comparativement à celles-là ! Quelle vie ! Comparez-y les mœurs frivoles, la morale où tout est superficiel et facile, non pas seulement des gens oisifs, mais des hommes de pensée légère, qui prennent leur vie pour une promenade à travers les choses ! Comparez-y même la vie reposée et satisfaite du bourgeois rangé. Quel jugement que cette comparaison ! Il y a telles façons d’être et de penser qui fondent comme beurre au soleil au contact de la vie populaire avec son austère réalité. Le milieu populaire est pour la jeunesse une leçon de choses perpétuelle, très élevée. Bon gré mal gré, ceux qui ont un peu de cœur y deviennent sérieux.
Et c’est précisément parce que la vie du peuple contient ces précieux éléments qu’il faudrait la garantir et la sauvegarder. C’est un trésor, ne l’oublions pas ! Nous en rapprocher serait un des meilleurs moyens de lutter contre ce monde factice qui nous étreint et nous tue. Il faut fraterniser avec la jeunesse populaire, pour son bien et pour le nôtre.