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Jeunesse

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II
LA VIE
COMMENT IL FAUT LA PRENDRE

Qu’est-ce que la vie ?

Certains poètes l’ont appelée un rêve. Beau pour les uns, pour les autres mauvais, mais sans autre consistance. On l’a aussi appelée un fardeau, un combat. La science matérialiste a voulu expliquer la vie par une succession d’assimilations et de désassimilations ; pour elle la vie est un phénomène de chimie organique. Les philosophes cherchent des raisons métaphysiques et les hommes religieux des raisons religieuses : Cur simus conditi ? (Melanchthon). Au fond personne ne l’a expliquée, et personne jamais ne l’expliquera. La Bible dit dans son langage d’une incomparable beauté : Au commencement Dieu créa le ciel et la terre, mais elle n’indique pas les raisons ni les procédés. Toutefois nous vivons. Je ne sache pas que même les plus curieux attendent, pour continuer à vivre, qu’ils connaissent le secret de l’existence. Le plus sage est de prendre cette question au point de vue humain, tout simplement. Or voici comment elle se présente : La vie est un fait. Ce fait précède notre raison. Nous vivons avant de le savoir, de le constater. Quand nous finissons par nous apercevoir que nous sommes là, le fait est accompli depuis longtemps, et il n’y a plus à y revenir. L’homme en effet peut tout aussi peu se détruire que se créer. Le néant comme l’Être sont en dehors de sa portée. Mais une fois que nous avons constaté que nous vivons, il est essentiel d’appliquer notre réflexion à ce fait, afin d’en tenir le compte voulu. Tout en ne l’expliquant pas, il y a en effet mille moyens d’apprécier ou de déprécier l’existence, de l’employer ou d’en abuser.

La vie que nous portons en nous, nous apparaît comme la fleur de la vie sur le globe, et la vie sur le globe, à tous les degrés de son évolution, se présente comme le résultat supérieur de tous les labeurs obscurs des énergies en activité. La vie est un résultat précédé d’une quantité incommensurable d’efforts. Pour nous le dire, les couches géologiques de la terre dévoilent leurs mystères à nos yeux et nous racontent à travers des formes successives la même tendance à monter vers plus de perfection. Les archives de l’histoire humaine nous représentent les mêmes efforts à un degré plus élevé et sous des dehors plus saisissants, parce qu’ils sont plus près de nous. Notre vie est donc un résultat ; mais il est impossible d’en saisir, par la pensée, la ligne infinie remontant dans la nuit des temps, sans être obligé de prolonger cette ligne dans l’avenir. En effet, si la vie est un résultat, elle est une promesse aussi. Elle est la forme la plus éloquente de l’aspiration et du dessein. Or de même que nous vivons de par une puissance qui n’est pas entre nos mains, nous portons en nous le résultat de luttes auxquelles nous n’avons pas assisté, et nous contenons virtuellement l’avenir. Emportés tout entiers dans cette marche qui, selon l’heure, nous étonne par sa rapidité ou sa lenteur, nous sommes comme enveloppés malgré nous dans l’intention première qui est au fond des choses, les fait telles qu’elles sont, et les mène, à travers les transformations de toute nature, vers le but qui est indiqué dans leur essence même. En même temps nous sentons que, dans une certaine mesure, nous pouvons nous séparer de cette intention ou nous y associer. Nous jouissons d’une sorte de choix limité par notre nature même et qui constitue la base de notre liberté et de notre responsabilité.

En un mot, notre vie résume un long labeur et prédit tout un avenir. Nous pouvons nous associer à ce labeur et collaborer à cet avenir, ou les contrarier. Si nous nous élevons jusqu’à la conception religieuse, nous pouvons donner à cette certitude la forme suivante : Notre vie est le grand labeur combiné de Dieu et de l’humanité, et leur grande attente. L’homme est une espérance de Dieu. En parlant ainsi, nous affirmons la valeur de la vie, vis-à-vis de tous ceux qui la méprisent ou la déprécient. Nous l’affirmons non seulement vis-à-vis des disciples du néant, mais encore de certains ascètes religieux qui confondent dans le terme « vanité du monde » et la vie factice, résultat de nos erreurs et de nos fautes, et la vie elle-même. Avec leurs mornes appréciations de la misérable existence où nous sommes, ils ont l’air de vrais créanciers de Dieu, ayant déclaré le monde présent en faillite. Du moins d’après eux la terre ne serait qu’une sorte de colonie mal venue, d’entreprise manquée, qui ne se soutient qu’aux dépens de la mère patrie et fait peu d’honneur à son fondateur.

Je vais insister encore sur cette façon de prendre la vie, et mon désir est de faire naître l’impression qu’elle n’est pas le produit d’une fantaisie, mais bien de la nature des choses.

La Fontaine a dit :

« On a souvent besoin d’un plus petit que soi. »

Pour apprécier la vie, l’homme a besoin d’un plus petit que lui, et je dirai surtout : l’homme civilisé, l’homme lettré, le jeune homme studieux habitué à vivre par l’intelligence et à chercher la base raisonnable des choses, ont besoin de plus petits qu’eux pour bien apprécier l’existence. A mesure en effet que l’homme soumet sa vie à l’analyse et à l’examen rationnel, il est tenté de la confondre avec ce qu’il en a compris, et de n’y trouver que ce qu’il a vu ou cru y voir. Pour bien nous pénétrer du fait de la vie, de la puissance, de l’obstination, de l’invincible entrain qui est en elle, il convient de l’observer chez les êtres simples qui s’y attachent avec toute l’énergie de l’inconscience.

Lorsqu’on est arrivé à poser au commencement de sa vie un syllogisme et à déduire de certaines raisons l’existence et son but, on s’est confié à une base bien fragile. Avez-vous vu parfois les petits enfants jouer au pied des grands rochers et les étayer de quelque brin de paille ou de quelque morceau de bois mort ? La vie repose sur nos arguments comme les rochers sur ces brins fragiles. Si elle n’avait que ces soutiens-là, il y a longtemps qu’elle aurait sombré dans le néant et le désespoir. Les raisons que l’homme se donne de la vie sont toujours insuffisantes. Il importe entre toutes choses de s’avouer cela, car ce n’est pas une faiblesse, c’est une force. La vie veut être prise comme les rochers, les montagnes, comme les étoiles des cieux, c’est-à-dire comme les réalités contre lesquelles, Dieu merci, nous ne pouvons rien et qui se tiennent debout toutes seules. C’est d’ailleurs ainsi que la prennent les petits auxquels je fais allusion ; je veux parler des bêtes, des enfants, et de cette partie saine et robuste du peuple en qui repose la réserve de la vie comme la réserve des fleuves dans les flancs des glaciers. Nous avons l’habitude de dire que ces êtres sont sous l’impression du moment, que le présent les domine. Nous pourrions dire avec plus de raison encore qu’au moment des impressions fortes, il n’y a pour eux ni passé, ni présent, ni avenir. Ils possèdent la vie sub specie æterni. Et en cela je pense particulièrement aux enfants et au peuple tel que je le caractérisais tout à l’heure, et qui se fait rare, je l’accorde. Ceux-là sont vraiment vivants, car ils ont des impressions d’une énergie extraordinaire, et ils les traduisent de même. Tout pour eux est réel, stable. J’en appelle à vos souvenirs d’enfance, à ce toit paternel, à la figure du père et de la mère, au moindre arbre, à la moindre pierre et surtout, dans le monde moral, à cette distinction sûre, catégorique entre le bien et le mal qui caractérise l’enfant et fait souvent honte aux grandes personnes. Plus tard, on perçoit tout à travers l’idée du temps, du relatif, à travers une foule de souvenirs qui ternissent les impressions ; mais à cette époque de la vie, tout ce que l’on voit, l’on entend et l’on touche a un caractère définitif. L’être avec sa fixité, sa nécessité, sa réalité sculpturale apparaît à l’enfant et à l’homme resté simple, en chacune de leurs perceptions, comme une vision d’éternité. C’est pour cela que leurs pleurs sont si touchants, si vrais, si désolés et leurs rires si joyeux. Ce n’est pas l’enfant, ce n’est pas le peuple qui a trouvé ce mot mélancolique et malsain : la vie est un rêve. Il n’y a qu’un mot pour désigner leur état d’esprit, mais ce mot est parfait : Ils croient que c’est arrivé. Et voici que nous nous rencontrons avec le plus vivant des hommes, avec celui qui disait : Je suis la Vie. N’a-t-il pas dit : Regardez les oiseaux et les fleurs ? N’a-t-il pas dit : Soyez comme les enfants ? Et c’est en effet notre conclusion à cette question : Comment faut-il prendre la vie ? Saisir la vie comme un fait, le fait primordial, la considérer comme une réalité importante dans toutes ses parties, la prendre au sérieux de même qu’un enfant au cœur puissant, à la nature saine et prime-sautière, de même que le peuple qui n’a pas senti nos dislocations intellectuelles ; voilà ce qu’il faut s’efforcer de faire pour en ressentir encore le flot intarissable et puissant, pour être jeune en un mot ! Voilà le roc fondamental !

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