Jeunesse
III
LES CONTRADICTIONS DU SIÈCLE
La conception matérialiste du monde et les parties de notre civilisation qui en sont le résultat momentané nous apparaissent en conflit avec l’esprit moderne sur tous les points. L’esprit moderne représente, après tout, le patrimoine résumé des siècles. L’épithète de moderne indique seulement sa tendance et sa méthode, mais non pas son contenu, venu de partout. On peut fort bien définir son genre en se servant de la belle parole de Térence : Homo sum ; humani nihil a me alienum puto. L’esprit moderne est la somme condensée de ce que l’humanité a abstrait de meilleur de tout l’immense labeur et de toutes les souffrances du passé. C’est, du côté de la pensée, une large ouverture sur toutes choses, une préméditation de ne rien exclure, de ne rien négliger, d’y voir clair, et de trouver la vérité en elle-même, sans aucune arrière-pensée, le vrai esprit scientifique en un mot.
C’est du côté du cœur une disposition bienveillante décidée à ne mépriser personne, à ne frustrer personne, à respecter surtout le faible et à avoir pitié de tout ce qui souffre. Il est encore la glorification du travail comme de la grande puissance libératrice et moralisatrice.
En politique, l’esprit moderne est l’esprit démocratique dans sa plus haute acception, reconnaissant comme régulateurs d’une société le droit, la loi, la justice, la solidarité.
S’il y avait d’un côté toute la force, toutes les armes réunies, l’immense et formidable coalition des puissances qui pèsent le plus dans la balance, et de l’autre, la Justice désarmée, l’esprit moderne exigerait de nous de faire baisser toutes les armes et taire tous les intérêts devant la Justice.
S’il y avait, d’une part, toutes les foules avec leurs cris et leurs emportements et de l’autre, un seul homme sage avec la vérité pour lui, l’esprit moderne serait avec cet homme, contre le nombre.
Voila ce que c’est que l’esprit moderne.
Le réalisme scientifique et pratique est au contraire la négation de tout cela.
Du côté de la pensée, le réalisme est le provincialisme le plus étroit que l’on puisse imaginer, vrai esprit de clocher, exclusif de tout ce qui sort de ses limites. L’immense orchestre des mondes et des vies se ramène pour lui à un petit son mince, produit monotone d’une corde unique. Du côté du cœur, le réalisme est l’égoïsme absolu, décidé à ne tenir compte de personne et à considérer comme une imbécillité toute concession à autrui qui ne serait pas le résultat d’un calcul. Il n’y a qu’un droit, celui du plus fort, une loi, celle du combat. Le faible est celui qui doit disparaître. La solidarité n’est qu’un mot, la conscience une chimère. Il n’y a pas assez de place pour tout le monde. Pour que les uns vivent, il faut que les autres disparaissent : Beati possidentes ! Jouir est le but de la vie. On peut bien admettre le travail comme une corvée qui procure la jouissance, Mieux vaudrait jouir sans travailler.
En politique le réalisme est la déification de la force brutale. Au sommet des sociétés, il est la tyrannie ; en bas, il est la licence effrénée ; partout, le conflit sauvage des intérêts et des passions. Il est condamné à osciller entre le despotisme du nombre et celui du pouvoir personnel, s’entre-dévorant tour à tour. Aussi, toujours et partout il a tué la liberté. Une démocratie réaliste serait un non-sens.
Le réalisme et l’esprit moderne sont en conflit au fond de la société actuelle. C’est ce qui rend la situation si tragique et nous fait paraître notre vie si riche en contrastes, si profondément et si noblement tourmentée. Si nous pouvions déifier la brute et organiser, dans toute son horrible beauté, la barbarie civilisée, nous n’éprouverions pas les déchirements qui nous torturent. Mais sous les dehors que le réalisme, un instant triomphant, nous a imposés, vit et souffre un meilleur nous-mêmes. Devant chaque création hideuse dont la brutalité encombre le monde, l’esprit moderne élève la voix et proteste. Et cet esprit n’est pas le dernier souffle d’un monde expirant.
C’est une force toujours plus puissante quoique impalpable, et qui, sans appartenir à personne en particulier, sait se traduire au sein même des hontes et des défaillances par mille manifestations. Plus la force brutale qui agit dans la bête par les griffes et les ongles, s’organise, se développe au sein de l’humanité, et devient la forteresse, le canon, la dynamite ou encore la tyrannie impudente du nombre et de l’argent, plus aussi grandit cette puissance invisible, insaisissable. On a beau crier : la Force prime le droit, prendre toute la nature inférieure à témoin, et fournir la démonstration par des actes de violence pour lesquels on affecte de dire qu’il n’y a pas de juge sur la terre : le droit n’en est pas moins une puissance contre laquelle on ne peut rien. A son heure il éclate, s’empare des esprits, rayonne à travers les cœurs, éclaire et frappe comme la foudre, et les œuvres de la Force sont détruites. Vous essayez en vain de vous rendre compte de quelle façon, dans cette lutte inégale, c’est le mieux armé qui succombe. Mais vous sentez, en voyant les effets, qu’une cause grande et mystérieuse a passé par là.
Je n’ai qu’à faire allusion à la question sociale pour faire comme toucher du doigt, un des terrains sur lesquels l’esprit moderne est en conflit aigu avec le réalisme. Qu’est-ce que le socialisme dans la noble et large acception de ce mot ? C’est l’affirmation du prix de la vie et du principe de la solidarité. Inviolabilité de l’individu et son union indissoluble avec le corps social : Tous pour un, un pour tous. Pour être socialiste, il faut avoir le souci des autres, surtout des faibles, de l’enfant, de la femme, de tout ce qui est négligé, outragé, opprimé. Ce qu’on leur fait, on le fait à nous-mêmes, bien plus, à l’humanité, bien plus, à Dieu. Vous devez, comme être social, sentir les rapports nécessaires qui unissent, les uns aux autres, les membres de la société, à toutes les phases de son développement, et nourrir de la bienveillance pour toutes les formes de la vie humaine, afin d’apprécier les rapports des personnes et des situations les plus diverses. Qu’est tout ceci au point de vue réaliste ?
Le réaliste dit : Chacun pour soi. Quand il a mangé et bu, le monde est en liesse, tout va pour le mieux. Quand il a faim tout va mal, il faut tout détruire. Or ces deux façons de comprendre l’existence sont en présence dans notre société. C’est trop peu dire : elles coexistent très souvent dans les mêmes individus. Parmi nos contemporains, il en est beaucoup qui se sont assimilé la conception matérialiste de l’existence et qui, pour leur morale même, sont réalistes. Mais entendez-les proclamer le droit, invoquer la justice, exalter la solidarité ! Semblables à des gens qui feraient soigneusement le vide sous une cloche, pour y faire vivre ensuite un oiseau, ils ne se rendent pas compte qu’il y a incompatibilité entre leur conception du monde et de l’homme et les choses qu’ils veulent y loger.
On pourrait trouver matière aux mêmes observations dans les sphères très différentes. Une foule incalculable de gens vivent aujourd’hui, au jour le jour, d’expédients et de contradictions. Ils nous rappellent ces créations de l’imagination artistique, dragons, sphynx et chimères où se combinent en un seul animal fantastique, l’aigle, le lion, le serpent, l’homme. Ne croyez pas que ces amalgames étranges se rencontrent surtout dans le peuple inculte. Ils sont partout. On a beau faire, on est un enfant de son temps. Les traces de l’antagonisme, qui traverse le fond même de notre civilisation actuelle, sont dans presque tous les esprits. Dans les discours des professeurs, des hommes d’État, des éducateurs religieux même, on les rencontre. Tel homme d’État faisant un discours, commence par se réclamer des sciences positives, ou par poser des axiomes utilitaires ; mais entraîné par son sujet sur le terrain de l’éducation, de la morale, de l’ordre public, il termine en plein idéalisme.
Les choses se compliquent d’ailleurs d’un autre facteur d’une importance considérable, à savoir le mouvement réactionnaire. De ce côté on met à la charge de l’esprit moderne lui-même tous les maux de la société actuelle et les difficultés au sein desquelles elle se débat. On prétend tout remettre en état par le retour pur et simple au statu quo du quinzième siècle. Comme on voit, c’est une grosse affaire, et nous en reparlerons. Or ce mouvement a des ramifications nombreuses, et bien des esprits en sont affectés, à des degrés divers. Réactionnaires pour une part, imbus de l’esprit moderne pour une autre, et par-dessus le marché un peu matérialistes, nous sommes beaucoup dans ce cas. En vérité, l’état d’esprit de plusieurs rappelle les déménagements : Une portion des meubles est déjà là-bas dans le local nouveau, une autre est dans la rue, cahotée, pêle-mêle, exposée aux intempéries et aux accidents, une autre est encore tranquillement installée dans l’ancienne demeure. Tout cela constitue un état de crise et de transformation des plus compliqués. En un temps de mœurs simples, la souffrance qu’une telle crise fait naître, serait amoindrie par les circonstances extérieures. Mais elle est aggravée de nos jours par la complication de notre culture. En un mot, elle est dans tous les domaines spirituels et matériels à la fois. Les hommes de ce temps ont été surpris par un trop brusque changement des conditions de l’existence. Les événements les ont dépassés et désorientés. Les effets accumulés des causes que nous avons mises en jeu, sans en connaître la portée, nous troublent et nous effraient. Plus un organisme est compliqué, plus il est capable de souffrir. Un homme meurt d’une blessure, tandis que certains êtres inférieurs, coupés en morceaux, vivent quand même.
Un chariot peut perdre une roue sans grand danger ; pour une locomotive, c’est une catastrophe.
A l’heure actuelle la civilisation est devenue une immense machine dont le fonctionnement échappe aux prévisions des plus sages. Elle va son train d’enfer, et au milieu de ses grincements, l’homme crie et se sent écrasé.
Le passé récent nous laisse une œuvre grandiose mais tronquée. Il y manque l’Unité d’esprit, l’âme. Au sein du prodigieux amoncellement de force matérielle, de richesses, de connaissances, nous nous sommes progressivement appauvris en énergie morale, en fraternité, en foi. Ce qui fait défaut partout, c’est l’homme.
Il faut reforger des hommes, qui sachent se gouverner eux-mêmes et puissent devenir les maîtres du monde nouveau afin d’en tirer le bien.
Nous pourrions atteindre ce but par le retour à la pensée normale, l’application de la méthode inductive à tous les faits humains et surtout aux réalités oubliées du monde intérieur ;
Par le retour à la vie normale, au respect, à la solidarité, au travail, à la simplicité ;
En fortifiant, en un mot, l’esprit moderne, tel que nous l’avons défini, et en mettant à son service toutes les ressources dont la science nous a dotés.
Mais, une entreprise pareille est-elle possible ?
La jeunesse, à qui elle incombera en grande partie, est-elle à sa hauteur ? En a-t-elle conscience ?
Si le proverbe : tels pères tels fils, est vrai ; si l’hérédité, les ornières tracées, le milieu sont les grandes influences déterminantes d’une jeunesse, qu’attendre de celle d’aujourd’hui, si ce n’est qu’elle continue nos errements ? Les fils sont-ils plus sages que les pères ? C’est infiniment rare. Cela s’est vu cependant. Mais ne présumons rien.