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Jeunesse

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V
LES MOUTONS DE PANURGE

Dans tous les mouvements, à côté des hommes en qui ils se condensent, il y a la foule de ceux qui vont comme on les pousse, inconscients, suivant un courant ou un autre, au hasard des rencontres, sans s’expliquer ce qui leur arrive. L’esprit d’imitation et l’inertie sont d’importants facteurs dans le monde, surtout dans celui de la jeunesse. « Il se trouve dans chaque génération une masse molle, et le plus grand nombre, toujours et partout, est troupeau[2]. » Cette tendance à suivre les chemins battus est plutôt accentuée que diminuée de nos jours. Parmi les erreurs grossières, qui encombrent notre cerveau et que nous échangeons entre nous comme des vérités indubitables, se trouve, entre autres, celle que le passé se caractérise par son immobilité, sa rigidité et sa pauvreté de formes, l’absence d’esprit critique, la monotonie de la pensée et des mœurs. Nous, au contraire, nous sommes les hommes de la diversité, du mouvement, de l’examen. Rien n’est plus faux. Ces époques anciennes qui nous apparaissent avec un caractère marqué de stabilité, n’en avaient pas moins, au sein de leur cadre solide, une merveilleuse richesse de formes, d’usages, de coutumes, d’originalités locales. Elles possédaient la variété dans l’uniformité. Nous, au contraire, nous possédons la monotonie dans le changement. Plus cela change, plus c’est la même chose. A aucune époque de l’histoire la mode n’a joué le rôle qu’elle joue maintenant. Les mille formes par lesquelles se manifestent la vie et la pensée se propagent et s’imposent avec rapidité. La foule les accepte sans discernement.

[2] Lavisse : La génération de 1890. Bulletin de l’Association générale des Étudiants, mai 1890.

Un des travers de ce temps désabusé et sans foi est l’engouement. Spontanément un courant naît, grandit, se répand et emporte les masses désemparées. Rien de plus gobeur que les gens revenus de tout. Leur besoin de croire, sans cesse réprimé, se porte subitement sur des objets que le hasard et le caprice déterminent seuls et qui sont destinés à être lâchés un jour comme ils ont été adoptés, sans raison apparente.

Tout, dans ce siècle si riche en inventions, a contribué à amener l’uniformité. La science nous a mis à même de multiplier à l’infini les formes une fois trouvées et de les jeter dans le monde avec une profusion qui les avilit. La rage de la vulgarisation a ravalé les arts. Surgit-il quelque part un chef-d’œuvre, immédiatement il est copié en myriades d’exemplaires ; on en met si bien partout qu’au bout de quelques mois la fatigue s’ensuit. C’est l’histoire des plus beaux airs d’opéra devenus des airs d’orgue de barbarie. Pendant six semaines une mélodie s’empare du public, tout le monde la chante, la siffle. Après cela, c’est le tour d’une autre. Il en est de même de la plupart des manifestations de l’art ou de la vie sociale.

La grande ville en possession de tous les engins de la civilisation moderne, a inondé le pays de ses produits, et engagé partout une lutte inégale avec les particularités locales. A force de centraliser, nous n’avons pas seulement supprimé ce que le particularisme avait de malsain et d’étroit, mais nous en avons supprimé la sève et la vigueur. Le grand laminoir de l’industrialisme, de la bureaucratie et de la mode a passé sur le monde et y a écrasé l’originalité. Le nivellement des vies et des êtres en est résulté. Mœurs locales, costumes, chants et idiomes provinciaux sont allés s’effaçant. Maintenant on a beau voyager, les lignes de chemin de fer, les gares, les hôtels et les théâtres se ressemblent comme des frères. La province exténuée et vidée, désespérant d’elle-même n’offre plus à la grande ville que son image réduite et affaiblie.

Il y aurait long à dire sur ce sujet. Mais voici où j’en veux venir. Où le caractère, l’originalité, le désir de se frayer des chemins nouveaux peuvent-ils se nicher dans un monde ainsi constitué ? Comment voulez-vous que la jeunesse y arrive à se former une physionomie individuelle ? Remarquez-le bien, c’est presque une hérésie de n’être pas comme tout le monde. La crainte de se distinguer apparaît déjà dans l’habillement. Personne ne suit plus passivement la mode que certains jeunes gens. Il leur faut le même chapeau, le même nœud de cravate, la même coupe d’habit, etc. Ce ne sont plus des individus qui passent, mais des exemplaires, par dizaines, par grosses comme on dit dans la fabrication. Et de fait, on a une vague impression de fabrique et de choses postiches en voyant circuler un si grand nombre d’êtres identiques. Ce monocle, cette canne, ces gestes, ce parler stéréotype rappellent l’automate. On ne serait pas étonné de trouver quelque part une estampille de provenance, une signature, soit par exemple : Grevin fecit.

Les mœurs se conforment au régime de l’habillement, et les idées suivent. Lentement une ornière se dessine, et se creuse toujours plus profonde. On s’y engage en foule les uns à la suite des autres. C’est un monome dans le domaine de la pensée. Alors la vie en troupeau devient l’élément préféré. Sortez-les de là, ils sont comme poissons sur terre, et poules à l’eau. Ils perdent le fil et le jugement. Ils n’attachent plus de prix qu’à ce qu’ils ont vu, entendu, goûté en masse. « C’était mauvais, il n’y avait personne ; c’était superbe, on s’écrasait ! » Avouons-le, voilà un état de choses sérieux et grave au point de vue de l’avenir. L’école pourrait y remédier. Où, plus que là, l’indépendance devrait-elle être cultivée et prisée ? Mais l’école s’est ressentie des influences ambiantes. Je cède, pour dire cela, la parole à M. Lavisse : « Notre infériorité est peut-être un effet de l’abus où nous sommes tombés, de l’éducation uniforme. Nous avons multiplié les collèges, nous les avons placés sous la même discipline ; nous avons réglé l’emploi du temps, minute par minute ; nous avons écrit, article par article, des programmes qui s’allongent sans cesse. Afin que personne ne pût échapper à nos règles et qu’aucune fantaisie ne fût permise à qui que ce fût, nous avons établi, à l’entrée de toutes les avenues de la vie intellectuelle, des examens qui barrent la route aux indépendants. Notre liberté d’enseignement n’a rien de commun avec la liberté de l’intelligence. Elle est réduite au choix du maître, à l’option entre la redingote et la soutane.

« C’est un des phénomènes de notre siècle que la mainmise de l’école sur les esprits. Notre œuvre scolaire, nous devions la faire, et nous avons raison de nous enorgueillir de l’avoir faite ; mais prenons garde ! La culture scolaire comme nous la comprenons aujourd’hui est dangereuse. Ses prétentions encyclopédiques sont un leurre : elle veut être universelle, mais à cause de cela même elle est limitative. L’écolier qui doit tout apprendre apprend peu ; l’esprit que l’on sature perd l’appétit ; la monotonie des règles absolues étouffe toute originalité[3]. »

[3] E. Lavisse : Études et étudiants, p. 215.

Pour devenir quelqu’un au sein de pareilles conditions, il faut avoir un cœur d’airain et une tête de diamant. On a quelquefois reproché à la France de ne pas développer l’esprit colonisateur. Cet esprit, en somme, est celui de la puissante initiative personnelle. Pour sortir des milieux accoutumés, il faut du courage. Il en faut tout autant pour coloniser dans le domaine de l’esprit, des mœurs, de l’action, pour se séparer du grand nombre et aller son chemin, à la suite d’un idéal nouveau. Aussi quelle ardente sympathie ne devons-nous pas témoigner à toute jeune force qui essaie de s’affranchir du pesant esclavage de la routine ! La meilleure espérance, pour nous tirer de l’ornière où nous sommes engagés, repose sur les jeunes gens, à coup sûr rares, qui auront assez de courage pour vivre comme des colons et des explorateurs, pour sortir du troupeau guidé, gardé et tondu, pour marcher seuls ou se créant, dans l’amitié avec des esprits décidés comme eux, un refuge dans les jours difficiles.

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