Jeunesse
II
ORIENTATION INTELLECTUELLE
Ce n’est pas une mince affaire que l’orientation, en général. Pour que cette chose multiple, riche, incommensurable qu’on appelle la vie, trouve, dans l’esprit de l’homme, une représentation, non pas complète, mais suffisante, et surtout harmonique, quel ensemble d’efforts ne faut-il pas ! La vie est toujours un problème, à tous les âges ; mais il est des époques où la solution en paraît plus ou moins trouvée. Les fils alors n’ont qu’à emboîter le pas derrière les pères. Tel n’est pas le cas de nos jours. Les pères finissent dans l’incertitude. Sous presque toutes ses formes, le grand problème de la vie a revêtu maintenant un caractère aigu. De quelque côté de l’horizon que l’on regarde, un sphinx est assis, muet. Voilà dans quelles conditions arrive notre jeunesse. Encore si elle n’était sollicitée que par les circonstances, si on la laissait se débrouiller librement ! Mais les hommes s’en mêlent pour interpréter les circonstances à leur façon, les fausser au besoin, et exercer sur les jeunes générations une influence troublante. C’est donc une entreprise difficile, d’essayer de caractériser un tel état de choses. Autant vaudrait entreprendre de fixer l’image mouvante des flots. Nous l’essayerons cependant, avec le sentiment, il est vrai, de rester fatalement insuffisants, mais aussi de ne dire que des choses vues et vécues.
Nous commencerons par nous occuper du large courant, de celui où l’on rencontre le plus de monde et qui est comme la suite logique de la situation créée par le siècle qui s’en va. Ce n’est qu’après cela que nous examinerons le mouvement de réaction, pour finir par la constatation de certains signes d’une orientation nouvelle.
Lorsque le jeune homme, préparé par des études particulières, a doublé le cap de ses premiers examens et qu’il arrive à l’Université, deux grandes besognes l’attendent : s’assimiler un programme, se créer une conception du monde. La première lui est indispensable pour aboutir à une carrière ; la seconde pour devenir un homme. De ces deux tâches, l’une est aussi strictement délimitée, aussi méticuleusement réglementée que l’autre est abandonnée au hasard. Parlons de la première d’abord. C’est l’étude proprement dite. Ce qui distingue sous ce rapport notre jeunesse studieuse, est son ardeur scientifique. Il y a aujourd’hui une quantité de jeunes gens très laborieux, dans tous les domaines. On travaille rude et fort dans ce qu’on pourrait appeler l’élite intellectuelle. S’enfermer dans sa chambre, condamner sa porte et se créer pour quelque temps une existence de cloîtré, cela n’est point rare. La nécessité, d’ailleurs, y pousse. Pour arriver à un résultat, il ne suffit pas d’avoir des moyens, il faut cette application soutenue, cette résignation que réclame l’assimilation de la matière scientifique. Autrefois le travail personnel, les recherches, l’initiative avaient une plus grande part, parce que tout était à faire. Chaque domaine présentait en masse les coins inexplorés. Maintenant cette part d’activité s’est restreinte, et l’autre, l’étude réceptive, a augmenté. Avant d’en arriver à chercher soi-même et à penser par soi-même, ce qui fait la joie de la vie intellectuelle, il faut se frayer un chemin laborieux à travers des montagnes de connaissances amassées par les autres. On est plein d’ardeur pour partir et pour explorer, plein de curiosité de toutes choses, mais halte-là ! il y a tant de renseignements à recevoir, tant de provisions à emporter, qu’on vieillit dans les préparatifs et qu’on y dépense ses meilleures forces. Il se livre dans la jeunesse intellectuelle de ces obscurs combats contre l’impossible, qui sont tragiques à regarder.
Le premier résultat de ce genre de labeur est le surmenage, une sorte d’hyperesthésie des facultés réceptives, avec écrasement de l’initiative individuelle sous la matière étrangère et, comme suite, la sécheresse morale. L’autre résultat est la spécialisation croissante. La force des choses oblige chacun à se confiner dans son domaine. Cela est vrai surtout pour les sciences exactes et naturelles, aux frontières nettement délimitées. En littérature, en histoire, etc., il est plus difficile de ne pas regarder de temps à autre au delà de l’enclos, et pourtant, là aussi, l’abondance des matières vous oblige à vous borner et, dès qu’on aspire à une compétence quelconque, à vous enfermer comme en cellule dans une époque précise. Ainsi, peu à peu, la vue des domaines circonvoisins se perd. Avec un maximum de peine, on arrive à un minimum de satisfaction, et l’horizon se restreint. Ce n’est pas là un dommage propre à notre pays. Il est la conséquence de l’état momentané du savoir humain. Le matériel amassé est prodigieux, et la synthèse n’est pas faite. La science n’existe que par lambeaux. Personne n’est capable d’en concevoir l’unité, ni surtout de marquer avec netteté son rôle dans l’ensemble des choses humaines. On en arrive ainsi à se désintéresser de ce qui n’est pas notre spécialité. Il y a longtemps que la permission d’ignorer les faits étrangers à son ressort est un des privilèges du savant. La jeunesse profite nécessairement de ce privilège. Le moyen de faire autrement ! Mais la conséquence forcée de ce régime intellectuel est la disparition des idées générales et la difficulté, l’impossibilité, pour ainsi dire, de se créer une conception du monde.
Nous arrivons ici à la deuxième partie de la tâche qui incombe à la jeunesse. Bon gré, mal gré, chacun se fait une philosophie. Quand elle ne peut pas être positive, elle est négative, et ce n’est pas un mince dommage pour un homme que d’être obligé d’inscrire : néant, dans la case où il est question de ce qu’on pense de la vie.
En ce point le sort de la jeunesse studieuse d’aujourd’hui se sépare considérablement de celui de ses prédécesseurs. Ceux-ci avaient reçu une autre éducation. Ils plongeaient par de nombreuses racines dans les vieilles traditions et les anciennes croyances. Le large souffle humanitaire du dernier siècle les effleurait encore. Ils vivaient en partie de cet héritage complexe, tout en s’imaginant qu’ils ne vivaient que de ce qu’ils savaient. Ainsi, au sein des grandes agglomérations urbaines, beaucoup de travailleurs enfermés dans un air insuffisant doivent leur vigueur et leur santé à la robuste constitution qu’ils ont apportée des champs. Leurs successeurs de la deuxième et troisième génération vivront plus difficilement et succomberont peut-être dans le milieu où eux-mêmes se maintiennent grâce à leurs antécédents hygiéniques. Il en est de même de la jeunesse actuelle. Ses prédécesseurs ont fait table rase de tout ce qui constitue le domaine des idées générales, vaste capital spirituel que des milliers et des milliers d’années de pensée humaine avaient lentement déposé au fond de l’esprit, comme des légions de faunes et de flores ont condensé leurs formes disparues dans les couches géologiques. Aussi manque-t-il à ces derniers venus une foule d’avantages dont les pères profitaient sans s’en douter, et c’est pour cela que ceux-ci trouvent parfois cette jeunesse étrange. — Mais qu’on y regarde de près, et l’on ne s’étonnera pas.
Notre travail s’est accru et compliqué, et la conception du monde et des hommes, telle qu’elle est sortie de la science matérialisée, ne permet plus d’assigner à ce travail un but satisfaisant. Pourquoi tant de labeur pour orner, gouverner, scruter une vie qui n’est que néant ? Pourquoi tant de peines si, après tout, le Bien, la Justice, la Vérité ne sont que des entités vides de sens, et si l’universelle vanité enveloppe aussi bien notre savoir que notre ignorance, nos plus nobles efforts que nos plus indignes paresses ?
A cela il faut ajouter l’incertitude qui s’est emparée des esprits à l’endroit de la science elle-même. Les générations qui nous ont précédés avaient remplacé les vieilles croyances par une foi nouvelle, la foi à la science. Ce que Renan écrivait en 1848 peut bien servir d’expression à l’opinion d’une foule d’hommes encore vivants et qui ont donné le ton pendant de longues années : « Pour moi je ne connais qu’un seul résultat à la science, c’est de résoudre l’énigme, c’est de dire définitivement à l’homme le mot des choses, c’est de l’expliquer à lui-même, c’est de lui donner au nom de la seule autorité légitime qui est la nature humaine tout entière, le symbole que les religions lui donnaient tout fait et qu’il ne peut plus accepter. Oui, il viendra un jour où l’humanité ne croira plus, elle saura ; un jour où elle saura le monde métaphysique et moral comme elle sait déjà le monde physique. » Comme ces choses sonnent étrangement dans la jeunesse actuelle ! Un demi-siècle à peine nous en sépare, et elles semblent venir du fond du plus lointain passé. C’est qu’il y a un abîme entre les hommes âgés et mûrs et les nouvelles générations scientifiques. Celles-ci aiment la science, mais comme elles sont loin de supposer que nous sachions le monde physique et plus loin encore de penser que nous puissions savoir le monde moral, ou même métaphysique ! Plusieurs de nos jeunes contemporains, à défaut de mieux, ont adopté la philosophie de l’inconnaissable, laissant subsister ainsi, du moins, une catégorie négative, pour marquer la place de ces horizons effrayants et magnifiques qui s’étendent à l’infini, au delà du savoir humain. Une distinction plus sûre entre les divers domaines ne leur permet plus de classer dans le savoir toutes les formes par lesquelles le réel nous est accessible. Il y a là le point de départ d’une foule de préoccupations nouvelles auxquelles nous reviendrons, car elles sont encore le bien d’une minorité. Le grand nombre a tiré, lui, une autre conclusion. Les contradictions scientifiques, les systèmes opposés déduits des mêmes faits, l’analyse, aussi exagérée que contestable, appliquée à la pensée humaine, ont ébranlé en lui la base même de la science qui, après tout, n’est que la foi à la raison de l’homme et à la raison des choses. Il n’est plus sûr de rien, pas plus de la science que de la conscience.
C’est pour cela qu’en général nos jeunes travailleurs, s’ils sont ardents, ne sont pas enthousiastes. Leur ardeur a sa source dans ce fonds inconnu d’où viennent à l’homme ses meilleures aspirations et qui le rattache à la réalité, malgré ses ignorances et même ses dépouillements volontaires. L’enthousiasme serait cette même ardeur, ayant pris conscience d’elle-même et de son but idéal. Mais c’est là une opération que la science positive ne peut permettre à ses disciples. Combien est-il de ces jeunes vies laborieuses à la fois et indigentes ! Ascètes nouveaux qui, à force de cultiver en eux cette seule chose : le savoir, finissent par se condamner, pour tout le reste, à l’inanition. Quand un jour l’avenir aura consommé la synthèse du vaste ensemble dont nous préparons les matériaux, et que nos descendants entreront dans une de ces périodes de vie large et complète où l’humanité, en possession de sa formule pour un temps, poursuit sa marche en paix et en sécurité, il sera dû une grande reconnaissance à ces travailleurs qui peinèrent dans le détail sans oser ni pouvoir s’élever à l’ensemble. Leur mérite est d’autant plus grand qu’ils ont moins d’espérance.
Combien de temps peut-on vivre ainsi en pleine anarchie spirituelle, sans base ferme, sans direction homogène ?
Des symptômes significatifs et nombreux indiquent que l’inquiétude règne dans les meilleures têtes. La jeunesse arrive, demande sa route. On lui dit : il n’y en a qu’une, la science. Elle s’y élance ; mais à peine partie, dix chemins se présentent au lieu d’un. Toujours au nom de la science, elle est sollicitée dans les directions les plus opposées. Elle entend refuser le nom de science à la morale, à l’histoire, à la psychologie. Désorientée, elle se met à douter de sa route. C’est là une situation grave. Les meilleurs se butent et perdent courage à la longue. Les esprits superficiels ou médiocres s’en tirent à meilleur compte. Ils déclarent au bout de très peu de temps que le pour et le contre se valent, et, pour les uns comme pour les autres, le scepticisme est né.
Des maîtres, des hommes compétents, ont déclaré à plusieurs reprises, ces derniers temps, que le scepticisme n’avait pas atteint la jeunesse française, que notre esprit national était réfractaire à cette maladie comme à celle du pessimisme. Hélas, on a beau être Français et Gaulois, on n’en est que plus homme pour cela, exposé aux dangers que les tendances exclusives font courir à la nature humaine. Quand on érige une faculté humaine en seule norme et loi suprême, on peut être sûr que non seulement on fait du tort à toutes les autres, mais qu’on compromet en outre gravement, celle qu’on veut établir sur leurs ruines. Pour que l’homme vive, il faut qu’il vive tout entier. Certains régimes excessifs et débilitants amènent l’esprit à la lassitude, au scepticisme, n’importe sous quelles latitudes et entre quelles frontières. La vérité est que la jeunesse qui pense, qui cherche à se rendre compte des choses et désire arriver à la clarté sur elle-même, a beaucoup souffert depuis nombre d’années. Elle a bel et bien connu le scepticisme et, dans son ensemble, est encore loin de la guérison.
Cet état d’esprit s’est largement traduit dans la littérature des jeunes. On reconnaît, à travers ces produits, des esprits ayant subi de profondes mutilations et qui, pour cela, peuvent parcourir la double immensité de l’histoire et de l’âme sans y rencontrer autre chose que le néant. Cette littérature par contre, pour tout ce qui concerne le mécanisme extérieur, est en général extraordinaire. Il est naturel de voir la jeunesse mettre dans ses œuvres une âme ardente et si sûre d’elle-même, si absorbée dans son enthousiasme qu’elle en néglige la forme. Nous avons sous les yeux tout le contraire : Beaucoup d’habileté, peu de souffle et encore moins de certitude. C’est ce que constate, pour la poésie en particulier, M. Sully-Prudhomme, dans la préface à un livre de jeune, qui fait précisément exception à la règle d’à présent : Jeunesse pensive, poésies de A. Dorchain. « Il ne s’est peut-être jamais publié plus de vers en France que dans ces dernières années, et ces vers sont pour la plupart bien faits. Presque tous les débutants vous étonnent par une expérience singulièrement précoce ; les plus secrètes ruses de la versification leur sont familières ; ce sont des virtuoses accomplis ; en un mot ils savent leur métier. Mais aussi jamais le métier ne s’est plus nettement distingué de l’art véritable, car il faut l’avouer, le nombre des habiles passe de beaucoup celui des inspirés. »
Formes séduisantes jetées sur un abîme de désillusion. En vérité, partout où nous tournons les regards, en littérature comme en art, nous sommes en présence du même phénomène navrant. On ne rencontre qu’expressions exquises et délicates, du sentiment de gens revenus de tout. Dans la philosophie, les sciences, les arts, le délabrement des principes est complet. La jeunesse arrive sur le terrain comme les troupes de volontaires dans les longues guerres, quand les affaires sont bien compromises. Sur tous les chemins où elle voudrait avancer, elle voit revenir des gens qui ont jeté leurs armes et déclarent qu’il n’y a rien à faire. Il faut beaucoup moins d’énergie pour aller vers l’inconnu, même le plus formidable, avec une lueur d’espérance au cœur, que pour reprendre des routes de l’esprit où l’on croise à chaque instant des vaincus et des blessés. Aussi les grands horizons sont-ils bien délaissés.
Je ne mentionne qu’en passant un certain dilettantisme qui s’intéresse à tout et ne s’attache à rien. Et celui-là, comment le prendre au sérieux sans devenir l’objet de l’indulgente ironie de ses adeptes ? Cette précieuse et malsaine tournure d’esprit n’en a pas moins eu une grande influence sur la jeunesse. Ils n’ont été que trop nombreux en ce temps, les hommes jeunes d’années, mais gagnés par une décadence précoce, qui, sans affirmer, sans nier, sans croire ni douter, se sont assis au bord de l’arène pour se donner le spectacle des vanités de la pensée humaine, de tout ce que nous faisons, de tout ce que nous sommes, dépensant un sourire satisfait où d’autres mettent leur cœur, leur vie, leur sang.
On conçoit ce que doit être dans un pareil état de choses l’orientation religieuse. Chez ceux qui n’ont pas reçu dans leur jeune âge de direction particulière, il y a en général table rase. D’autres ont vu leurs croyances d’enfant se dissiper au premier contact des négations scientifiques. En ceux qui ont conservé des traces d’une éducation religieuse, c’est plutôt par la persistance des impressions et des habitudes qu’elles se traduisent, que par un état intellectuel. Partagés entre une certaine façon de sentir et les procédés de la science dite positive, ils vivent dans deux mondes. C’est un modus vivendi entre le cœur resté fidèle aux souvenirs, et l’intelligence qui ne s’y retrouve plus. Il y a à ce sujet dans beaucoup de jeunes esprits un mélange incroyable, mais touchant, de choses contraires. Quelquefois ce mélange hétérogène entre en fermentation et fait éprouver à ceux qui en ont fait le contenu de leur vie spirituelle, des secousses profondes et des souffrances cruelles. Pourtant, en général, on peut dire que l’esprit voltairien a disparu. C’est une spécialité réservée aujourd’hui à quelques séides de la libre pensée et malheureusement au peuple. Il s’est débité une si prodigieuse quantité de sottises au nom de la libre pensée que les gens qui se piquent de culture redoutent d’en être soupçonnés. La religion est un fait capital, individuel et social, et non une imposture ou une maladie, cela commence à être acquis. Nous remontons la pente et pourrons même nous donner la satisfaction de signaler, sous ce rapport, un courant nouveau dans le chapitre où nous nous occuperons des Sentiers de demain.
Il est naturel que cette partie de la jeunesse qui s’adonne aux études religieuses par vocation ou par carrière occupe ici une situation d’exception. Contentons-nous d’y marquer plusieurs courants. Le premier se méfie de la pensée moderne, en général, et se retranche dans les traditions respectives des églises ; il peut être classé dans la réaction. L’autre, violemment travaillé par les négations contemporaines, dévie de leur côté, perd de vue, peu à peu, les réalités intérieures, désespère de sauver quelque chose de la tradition et de la foi et finalement, s’enlise dans le doute. Le troisième se fraie laborieusement un chemin vers une certitude nouvelle, où l’héritage du passé se combine avec les conquêtes et les besoins du temps actuel. C’est là que s’accomplit, dans une minorité sévère avec elle-même, éprise de vérité et de justice, l’évolution intéressante de l’heure présente, celle dont sortira la pensée religieuse de demain.
Puis ici comme partout, trop nombreux hélas ! sont les tièdes, les passifs et les habiles qui vont où le vent et les influences les poussent.