Jeunesse
VII
COMMENT ON SE PORTE ET COMMENT
ON S’AMUSE
Il y a eu de longues périodes dans l’histoire où les hommes développaient leur vigueur physique au détriment de toutes les autres aptitudes, et vivaient comme s’ils n’avaient pas d’esprit. Puis sont venus des temps où ils vivaient comme s’ils n’avaient pas de corps. Sous un certain rapport on pourrait dire que notre temps s’est parfois comporté comme si nous n’avions ni l’un ni l’autre. En effet, la science matérialiste qui nie l’esprit a prétendu fermer pour jamais une foule de sources où l’âme se retrempe et se fortifie, et d’autre part nous avons également, pendant longtemps, négligé l’éducation physique. Le savoir est le tout de l’homme. Pour l’acquérir, il convient de sacrifier le reste. Nous avons produit ainsi des phénomènes d’hypertrophie cérébrale, des cerveaux, des paquets de nerfs. D’autre part la civilisation actuelle, avec sa hâte enfiévrée, la multitude de sensations qu’elle nous communique et d’émotions qu’elle excite continuellement, le raffinement de jouissance qu’elle procure, a exercé sur notre système nerveux une action fatale. La vie, telle qu’elle est faite maintenant, exaspère la sensibilité, tend les nerfs à outrance, brise l’énergie et détruit le sang. Notre nourriture elle-même contribue à entretenir cette action. On recherche par-dessus tout les viandes et les liqueurs fortes. Par une de ces contradictions, si nombreuses en ce temps qu’on ne pourra jamais les signaler toutes, notre âge de conquêtes sur la nature et de sciences naturelles a éloigné l’homme de la nature. La vie artificielle s’est développée. Tous les moyens de transport et de circulation ont servi surtout à précipiter vers les grands centres urbains la vie répandue sur de vastes territoires. Les grandes villes ont absorbé le plus pur de l’intelligence et de l’énergie des nations. Notre pays est rentré dans cette voie de la centralisation à outrance avec une rare impétuosité. Un état de pléthore, d’apoplexie, s’est peu à peu déclaré dans les grands centres. La montagne, la forêt, les champs se sont dépeuplés au contraire. Une portion d’hommes toujours plus nombreuse a consommé le divorce le plus funeste qui puisse s’accomplir jamais, le divorce de l’homme avec la nature, avec la terre.
Or, quel est le cadre ordinaire de l’existence de notre jeunesse studieuse, quelle que soit d’ailleurs son origine première ? C’est presque toujours le milieu factice et énervant des grandes villes. La nature y disparaît bien loin à horizon par delà les pavés, les cheminées et les murs. Il est impossible, avec la meilleure volonté, que dans un pareil milieu la santé physique ne souffre pas. Chacun sait que la grande ville est une mangeuse d’enfants. Elle fait en général une consommation effrayante de vies et de forces et se dépeuplerait rapidement, livrée à elle-même. Aucun milieu hygiénique ne pourrait être plus déplorable pour la jeunesse. Tout y est sédentaire, le plaisir comme l’étude, et en même temps excessif. Le double surmenage des distractions malsaines et du travail exagéré y a vite raison des plus robustes santés. L’existence en chambre, les longues veillées, le mauvais air, tout l’ensemble de cette vie noctambule soumettent l’être physique à des tours de force que tôt ou tard l’on paie. Mais le plus triste résultat de la vie artificielle, si ruineuse pour le cerveau et le système nerveux, a été de supprimer presque totalement la seule chose capable de nous rendre l’équilibre perdu, à savoir l’exercice physique, le travail manuel. Pendant des années, ces deux choses sont allées diminuant. Une sorte de mépris stupide s’y attachait. Les exercices du corps, comme certains sports excellents, ont recommencé à trouver grâce, ces derniers temps ; le travail manuel, surtout le travail de la terre, le plus sain de tous et le plus normal, sont toujours en discrédit. La jeunesse moissonne aujourd’hui ce que ses aînés ont semé. Chaque génération nouvelle montre des signes plus frappants d’énervement. Et déjà des voix nombreuses se sont élevées pour crier au danger ! On commence à les écouter. Mais il est dur de remonter les pentes. Comment lutter à la fois contre les hérédités, les goûts, les obstacles du milieu ? Le mal saute aux yeux, mais le remède est moins évident. En somme, notre jeunesse souffre, dans son ensemble, des suites de la vie factice et anormale.
Il devient même commun maintenant de trouver des jeunes gens qui ont de l’existence une impression pénible et qui tiennent médiocrement à la vie, tout en ne se souciant d’ailleurs ni de souffrir ni de mourir. Et je ne veux pas parler ici de ces blasés qui ont épuisé la gamme des jouissances, comme d’autres celle des émotions ou des conceptions intellectuelles, et en sont sortis sceptiques en plaisir, comme ceux-là le sont en philosophie. Je pense à ces sensibles, à ces hyperesthésiés, pour qui le rythme même de la vie nerveuse est devenu douloureux, et ne ressemble pas plus à l’état normal, que ne ressemble au son calme et ample d’une belle cloche, le bruit irritant d’un timbre électrique. Dans ces conditions la gaîté et la joie, ces trésors sacrés de la jeunesse, ne peuvent que pâtir. On arrive insensiblement à être inamusable. La cause en est d’ailleurs aussi au genre de plaisirs choisis. Presque tous nos amusements excitent les nerfs au lieu de les calmer. S’amuser c’est s’agiter. La joie à laquelle on se hausse ainsi est factice et très fatigante. Au lieu de vous amener à goûter ce que la vie a de bon et de vous verser cette douce ivresse qui fait que la jeunesse saine et robuste entend « tinter l’azur et chanter les étoiles », elle vous prédispose plutôt, par ses réactions forcées, à sentir ce qu’il y a d’amer au fond du calice. Oh, je sais bien qu’on s’amuse encore çà et là, et je m’en félicite ! On s’amusera toujours tant qu’il y aura du soleil, des fleurs et de braves jeunes compagnons au cœur non flétri. Mais en grand, la joie a diminué et j’ai les oreilles pleines du refrain : On ne sait plus s’amuser.
Il est grand temps qu’on se préoccupe sérieusement de ces symptômes. A mon avis, la santé et la joie sont aussi nécessaires à cultiver dans la vie que n’importe quelle connaissance et quelle qualité. Mais je reviendrai à ce sujet.
Hélas ! comment m’empêcher de penser que pour plusieurs le mal est incurable. Qu’il me soit permis au moins de donner une vraie larme à tant de pauvres vies jeunes et perdues, victimes d’anomalies psychologiques, fanées avant l’âge, à cette jeunesse prédestinée à tomber de l’arbre de vie, comme se détachent les fruits maladifs. Triste moisson de tant de semailles d’erreurs et de vices ! Ceux-là sont à plaindre. Ils paient des dettes qu’ils n’ont pas contractées. On peut les appeler les enfants de douleur du siècle. Mais malheur à nous, si la pitié qu’ils nous inspirent n’éveille pas en même temps dans nos cœurs la haine de tout ce qui a causé leur martyre !