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Jeunesse

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II
LES PERTES DU SIÈCLE

Rappelons-nous la loi mentionnée plus haut, L’humanité n’avance pas d’un mouvement égal dans toutes les directions, mais elle procède par poussées. En se jetant avec tant d’ardeur du côté de la science, elle a nécessairement perdu de vue d’autres domaines. D’immenses territoires faisant partie intégrante du patrimoine humain ont été insensiblement négligés. En outre, la science elle-même a subi le contre-coup de la loi qui l’amenait au premier rang. Trop vaste pour être cultivée dans toutes ses ramifications, elle s’est développée dans certaines branches de préférence et même à l’exclusion de certaines autres. Ainsi voyons-nous, parfois, un ou plusieurs rameaux d’un arbre attirer à eux presque toute la sève du tronc et ne laisser aux autres qu’une nourriture diminuée. Il était inévitable que l’entreprise gigantesque de conquérir le monde par le menu détail et de repasser au crible les faits et les idées, s’appliquât d’abord aux bases élémentaires de toutes choses. Les sciences mécaniques et mathématiques, tout l’ensemble des sciences naturelles, devaient se développer les premières. Mais comme partout où nous abordons l’univers pour le sonder, nous sommes en face de l’infini, les sciences du commencement devinrent si vastes qu’elles parurent bientôt à elles seules la totalité du monde. Au bout d’un certain temps, ni les forces ni la vie des chercheurs ne suffirent plus pour les embrasser. Chacun alors, sur ce champ illimité où les chemins bifurquaient sans cesse, s’engagea dans un sentier spécial. Les travailleurs se dispersaient et, de plus en plus, se perdaient de vue. En même temps tous ensemble, à force de vivre dans les rudiments matériels, finirent par ne plus accorder le titre de faits qu’aux faits tangibles, et le titre de science qu’à ce qu’ils appelèrent d’un nom aussi faux que significatif les sciences positives.

Pendant ce temps l’humanité continuait de vivre et avait besoin de subsistance. Elle avait suivi dans leur marche les hardis pionniers du monde renouvelé et s’était, sans s’en douter, éloignée de sa base de ravitaillement. On quittait la vieille maison, avant que la nouvelle ne fût prête. C’est alors que le sentiment de la brièveté de l’existence, l’impatience de conclure, le besoin d’interpréter la vie, fit naître prématurément une philosophie, qui, s’emparant des résultats actuels du travail scientifique, se flatta de reconstruire, avec leur aide, le monde et l’homme, en faisant, de propos délibéré, abstraction de toute la sagesse et de toute la foi accumulées du passé. Hélas, les matériaux de cette reconstruction, merveilleux au point de vue du travail qui les avait colligés, n’en étaient pas moins presque égaux à rien pour bâtir un monde. Pouvait-on expliquer toute la vie avec ce qui suffisait à peine pour expliquer un grain de poussière ou un brin d’herbe ? Entreprise téméraire entre toutes ! Mais les hardis ont toujours raison, du moins pour un temps. Ce temps est écoulé aujourd’hui. Nous nous apercevons que nous avons été trop pressés. Après avoir commencé à pratiquer la méthode inductive, nous l’avons laissée là ; nous avons laissé là également la tradition où il y a tant de bien solide à conserver, et nous avons fait un saut prodigieux dans l’hypothèse, établissant des conclusions qu’il eût fallu réserver au plus lointain avenir. En un mot, nous avons jeté notre vieux pain pour faire du pain nouveau avec du blé en herbe.

En réduisant ainsi la réalité aux proportions de ce que nous en connaissons, nous nous sommes appauvris et, circonstance bien remarquable, après avoir vu tant de choses que nos pères ignoraient, nous avons en somme rétréci notre horizon. L’homme est diminué à ses propres yeux. Voilà le grand résultat négatif du développement scientifique tel que nous venons de l’esquisser.

Mais dès à présent, prévenons un malentendu. Nous ne sommes pas de ceux qui accusent certains hommes de la tournure qu’ont prise les choses. Personne ne dirige la vie des sociétés dans son ensemble. Chacun de nous s’agite dans sa sphère, le total ne dépend pas de sa volonté. On ne peut nous demander de faire que ce qui nous paraît bon. Si le résultat ne correspond pas à l’attente, ce n’est pas notre affaire. Nous n’accusons donc personne. Cependant il est toujours utile de constater un fait et d’essayer de se rendre compte d’une situation, afin d’en tirer des leçons pour l’avenir. Encore moins accusons-nous la science. Ce serait de la folie et de l’ingratitude. Nous désirons seulement que la science devienne de jour en jour plus respectueuse de tous les faits, qu’elle retrouve son équilibre et restitue aux réalités intérieures l’attention qu’elles méritent. Souvenons-nous d’ailleurs que, dans ce mouvement de la science du côté du matérialisme, les plus rapides à courir n’étaient pas les savants. Beaucoup d’entre ceux-ci se sont bien gardés de donner dans ce qu’on pourrait appeler la superstition scientifique. Mais s’ils étaient réservés, d’autres ont parlé en leur nom. Ce sont les philosophes et les littérateurs qui spéculent avec les données scientifiques admises en bloc, comme on spécule à la bourse avec les valeurs.

La diminution de l’homme à ses propres yeux s’est nécessairement fait sentir dans tous les domaines de l’existence, se traduisant par un affaissement de la vie spirituelle. Par une sorte de fatalité, les doctrines fondées sur le matérialisme scientifique ont envahi les arts et la littérature, se sont répandues de là dans la vie journalière, y créant peu à peu ce réalisme inférieur où nous semblons nous être enlisés en cette fin de siècle. C’est l’égoïsme qui, par un contraste pénible, a profité le plus largement des conquêtes scientifiques que le sacrifice et le dévouement avaient réalisées. Entre ses mains, elles ont dévié de leurs intentions premières, et plusieurs ont fait plus de mal que de bien.

En pédagogie voici d’autres conséquences : l’instruction utilitaire, qui est le dressage de l’homme gagne-pain, et l’intellectualisme, qui porte le centre de gravité de la vie sur le terrain du savoir, comme si tout l’homme était là. L’instruction a été considérée comme un moyen suffisant de moralisation, et exagérée aux dépens de la culture du caractère, comme aux dépens de la discipline et de la santé physique.

Si le monde des idées et des sentiments s’est rétréci par le développement anormal du réalisme scientifique et sa prétention à suffire à tout, il semble au contraire que la vie matérielle ait largement profité. Il est peu de découvertes scientifiques en effet qui n’aient abouti à une application industrielle. Et de fait, le bien-être matériel a augmenté dans des proportions considérables. Nous sommes, en général, mieux nourris, mieux éclairés, mieux chauffés, mieux et plus vite renseignés et transportés, mieux soignés quand nous tombons malades, mieux armés. Malheureusement il y a un revers à la médaille. Une des ombres les plus noires du temps actuel résulte du progrès même de l’industrie. Les moyens de production, capital et outillage, sont devenus si prodigieux qu’ils échappent au calcul et à la direction. Des résultats sociaux complètement imprévus se déclarent partout. L’industrialisme se dresse devant nous avec toutes ses conséquences, l’industrialisme qui écrase l’homme sous la machine, le travail sous le capital, et qui est devenu une source de souffrances et de haines, autant par les misères physiques et morales des classes laborieuses que par l’incertitude et l’agitation où il a jeté le commerce et l’industrie productive.

La centralisation à outrance qui est une autre conséquence du développement industriel et scientifique, nous a dotés des cités-monstres, centres de vie artificielle, où s’est développé le paupérisme d’une part, de l’autre le luxe exagéré, voisins dangereux, dont la cohabitation est rendue plus funeste encore, par la recherche des plaisirs faciles et la création d’une foule de besoins factices. Toutes ces causes réunies ont contaminé la santé publique.

Sur le terrain international enfin, la lutte pour l’existence dotée par la science de moyens infiniment perfectionnés, a engendré le militarisme, mal pire que la guerre. On pourrait appeler le militarisme la solution scientifique du problème suivant : Étant données toutes les forces humaines et toutes les sciences réunies, ainsi que les plus claires ressources du travail des nations, trouver le moyen de les neutraliser, voire même d’en tirer le plus de mal possible.

Nos moyens de locomotion semblent à l’heure présente beaucoup moins servir à rapprocher les peuples qu’à en accentuer les rivalités. De même que l’accumulation des richesses et de la puissance industrielle a séparé l’homme de l’homme et augmenté l’âpreté de la concurrence et les distances sociales, de même le perfectionnement de l’outillage de guerre a rendu les nations plus méfiantes. Elles correspondent bien plus pour se surveiller, se jalouser et se nuire, que pour mieux se connaître et s’allier sur le terrain commun des intérêts humains.

L’impression que nous voudrions faire naître paraît suffisamment préparée par ces considérations. Ne semble-t-il pas, à regarder notre civilisation sous un certain jour, qu’un mauvais génie ait fait tourner au mal toutes les forces nouvelles dont la science a enrichi l’homme ?

Pourquoi en sommes-nous arrivés là ? La méthode scientifique serait-elle mauvaise ? Aurions-nous fait fausse route en voulant fonder la vie sur l’expérience, au lieu de continuer à vivre dans le vieux monde autoritaire et dogmatique ? Nullement. Mais notre tort a été de croire que le savoir et le pain suffisent à l’humanité, et de nous laisser glisser, du réalisme scientifique qui absorbe l’humanité dans le savoir dit positif, au réalisme pratique qui croit qu’être nourri, vêtu et couvert est la somme de l’existence.

Les meilleures choses peuvent devenir funestes quand elles sortent de leurs limites. Entrons dans quelques détails pour mieux nous expliquer, car là est le nœud de la situation.

Chacun sait ce que furent, à certaines époques historiques, les pouvoirs exclusifs qui s’arrogeaient le droit de diriger et de façonner l’humanité au gré de leurs besoins et parfois de leurs caprices. Tantôt c’est la religion qui, dépassant les limites de son influence légitime, fait dériver d’elle les arts, les sciences, le gouvernement. Tantôt c’est le pouvoir financier ou le mercantilisme, qui s’empare d’une société et réduit tous les intérêts humains à des questions d’argent. Tantôt c’est l’influence militaire qui domine au point de refouler à l’arrière-plan tout ce qui ne pèse rien dans la balance de la force. Tous ces pouvoirs, légitimes dans leur essence, parce qu’ils représentent une parcelle de l’intérêt humain, deviennent calamiteux dès qu’ils se font exclusifs. Destinés à servir la cause générale, ils finissent par en être les pires ennemis. Chacun d’eux devient un organisme redoutable sous lequel se cache et se défend un égoïsme collectif monstrueux, auprès duquel l’égoïsme individuel est peu de chose. Je veux parler de l’égoïsme des grandes institutions, de celui des corporations, des castes ou des classes, de tous les cléricalismes et de tous les particularismes. Nous reconnaissons là de véritables coalitions d’intérêts particuliers, qui dégénèrent en entreprise envers et contre tous et qui aboutissent à paralyser la vie autour d’elles. Souvenez-vous du scribe au temps de Jésus, du confesseur à une autre époque, et, de même, selon les milieux et les temps, du sophiste d’Athènes, du médecin, de l’astrologue, des hommes de loi, de guerre, des usuriers. A certains moments de l’histoire, il semble que la terre soit créée pour le plus grand profit de l’un ou l’autre de ces personnages et des institutions qu’ils représentent. Ils deviennent les tyrans de l’homme, son ombre. On ne peut, sans eux, ni marcher, ni s’arrêter, ni vivre, ni mourir. Tout leur appartient. L’humanité est leur chose, leur victime sacrifiée. Et dire que le point de départ de ces atroces tyrannies a toujours été posé par les services rendus à leur origine. Pourquoi cette décadence qui fait qu’à la longue elles deviennent la pire caricature de ce qu’elles furent au début ? Voici : Elles ont péché contre la grande loi qui marque sa limite à toute force comme à toute institution humaine : Servir l’humanité et non l’asservir.

Je crains que cette loi n’ait été gravement enfreinte en ce qui concerne la science. En effet, à quoi assistons-nous maintenant ? A la continuation de ce labeur admirable qui doit un jour représenter la loyale enquête de l’homme sur son bagage de faits et d’idées ? Cette enquête sans doute continue, et aucune puissance ne l’arrêtera. Mais nous assistons à la prétention de certaines sciences à représenter, à elles seules, tout le savoir humain d’abord. Et comme en dehors du savoir, il n’y a plus, aux yeux de la science ainsi réduite, aucun autre moyen, pour l’homme, de communiquer avec la réalité, nous assistons en somme à la prétention, élevée par quelques-uns, de réduire toute la réalité et toute la vie à ce qu’ils en ont constaté. En dehors de cela (et quelque vaste qu’il soit, Dieu sait combien ce domaine est misérable comparativement à l’infinie richesse de la vie), il n’y aurait que rêves et illusions. Voilà qui est exorbitant ! Ce n’est plus de la science, mais de l’absolutisme scientifique.

Il n’y aurait pas lieu de s’en affliger, si cette prétention n’avait pas trouvé dans le monde un écho prodigieux. Donnons la parole aux hommes autorisés pour ne pas être taxés d’exagération.

Dans un discours qui a fait le tour du monde : « Culturgeschichte und Naturwissenschaft », le professeur berlinois Du Bois-Reymond disait en 1877, et ses paroles expriment le sentiment d’une foule de gens très sérieux, mais imbus du même préjugé : « L’histoire des sciences naturelles est la véritable histoire de l’humanité. Ce qu’on appelait ainsi jusqu’à présent n’est que l’histoire des guerres d’une part, et d’autre part des folles conceptions de quelques peuples civilisés. » De la part d’un homme qui a, mieux que nul autre, établi et confessé les limites de la connaissance humaine, et qui estime d’ailleurs que le commerce avec l’antiquité classique est le seul moyen de nous sauver du plus plat utilitarisme, un tel propos est bien significatif. C’est tout un symptôme. Déjà on ne dit plus : La science et la philosophie doivent suffire un jour à l’humanité. La philosophie est allée rejoindre la religion et la poésie dans le coin des vieilles ferrailles. On dit : La science doit suffire à l’humanité, et dépassant d’un bond stupéfiant la boutade assez forte déjà du savant allemand, un de nos savants français contemporains nous a laissé ces six mots qui seront pour l’avenir un document de l’état d’esprit de toute une série de générations : Il n’y a plus de mystère (Berthelot).

Rien n’égale le succès que ces idées ont eu dans la société à tous ses degrés. Elles se sont répandues par des milliers de canaux dans toutes les classes. Pour beaucoup de gens, pour l’immense majorité, le résultat de la science, dûment constaté et contrôlé, c’est que ce que nous appelons les réalités supérieures, n’existe pas. L’homme est un animal comme les autres. La conclusion pratique est facile à tirer.

A pas de géant, ce temps a marché dans la voie du réalisme scientifique d’abord, pratique ensuite, semant étourdiment sa route de ce qui constitue le bien suprême de l’humanité. Il a remplacé la conception d’un monde vivant, par la conception d’un monde mort. Sur toute la ligne, la mécanique a supplanté l’âme. La science matérialiste n’en attribue ni au monde, ni à l’homme. Pour elle, il n’y a rien au fond des choses. L’univers est un immense feu d’artifice qui se ramène, en dernière analyse, au fait élémentaire du choc des atomes. Il y a des jours où certains savants parlent comme s’ils savaient tout. Quant aux ignorants, ils ont plus d’assurance encore, et le plus grand nombre de nos contemporains sont rongés par cette conception rabougrie de l’univers où ils ne peuvent plus loger ni leurs croyances, ni leurs principes de conduite, ni même leurs sentiments. Qu’est-ce en effet que tout cela aux yeux du réalisme scientifique ? Rien. Dans un monde pareil, le sort de l’homme est de descendre lui-même au rang d’une mécanique et d’être selon l’occasion : machine à travailler, machine à étudier, machine à jouir, machine à tuer ; chair à plaisir ou chair à canon.

Et voilà pourquoi, après avoir plus travaillé, plus cherché, que n’importe quel âge, nous sommes menacés de sombrer en plein néant.

La secrète faiblesse, le défaut de la cuirasse de cette grande époque a été d’oublier qu’il y avait plus de réalités entre le ciel et la terre que les sciences dites positives, voire même toute la science humaine ne peut en constater. Nos œuvres ont grandi, nous avons diminué. L’homme est amoindri à ses propres yeux, dans sa dignité et dans son espérance. Un crime de lèse-humanité est au fond de toutes les souffrances de ce temps. La civilisation repose d’aplomb sur l’homme. Atteignez l’homme, toute l’immense machine se disloque. C’est parce que la base, l’homme, est affaiblie, que toute notre civilisation menace de crouler sur nos têtes !

Et ce n’est pas ce qu’il y a de plus saisissant dans le spectacle de l’héritage que vont recueillir nos enfants. Ce qui y frappe davantage encore, mais ce qui sera le salut, si nos successeurs le comprennent, c’est que le monde où nous vivons est radicalement contradictoire. Nous allons essayer de le montrer.

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