Jeunesse
IV
L’ACTION
Esto vir !
1. Discipline.
Je voudrais prêcher l’action à la jeunesse pour tant de raisons que je désespère de les énumérer toutes. Mais voici la première : La parole est avilie. Loin de moi de la mépriser. Mais il faut se mettre face à face avec la vérité. La parole qui est parmi les hommes le lien par excellence, la grande arme et le grand outil de l’esprit, a perdu sa puissance à force d’être un instrument de mensonge. On se méfie de toute parole. Qui nous prouve qu’elle soit sincère ? Et si elle est sincère, qui nous prouve qu’elle durera ? D’habiles jongleurs de mots et de pensées ont si bien dénaturé les uns et les autres que d’ailleurs on a souvent beau parler : les termes ont perdu leur sens. Enfin, à force d’entendre exposer des systèmes et des doctrines, nous sommes blasés. Cela ne mord plus. Que faire alors pour révéler ce qui est en nous, répandre nos idées, exercer cet apostolat de la vérité et de l’idéal qui est le plus noble besoin de ceux qui ont quelque chose dans le cœur ? Je réponds : Parler moins et agir davantage. Les Arabes méprisent l’homme qui parle beaucoup, et en déduisent qu’il pense peu et qu’il est faible d’esprit. L’homme sérieux à leur sens est très sobre de paroles. Chez nous la parole est en grand honneur. Avoir dit ou écrit de belles choses, c’est un mérite. Les chevaliers de la plume et de la parole vont de pair avec ceux du glaive et de l’outil, et souvent passent avant eux. Mais nous sommes trop spirituels, pour les prendre au sérieux. Nous voyons l’épée de la parole tracer dans les airs un cercle éblouissant, et nous rentrons chez nous sans blessure. Aussi que de bonnes choses n’a-t-on pas dites en pure perte ! Donc il faut recourir à un autre moyen. Les charlatans ayant gâté le métier des honnêtes gens, il faut de moins en moins mettre son âme dans les livres et les discours : elle risque d’y rester enfouie. Mettons la main à la pâte, prenons la bêche, le marteau, la trique, le fouet, et au lieu de tracer des caractères sur le papier, burinons-les sur les cœurs vivants ! Au lieu de crier : En avant ! Au feu ! ruons-nous les premiers à l’attaque ! Le chef qui se précipite à l’assaut n’a pas besoin de soigner son style ou de citer César ; un cri, un geste suffit, et la contagion de l’exemple emporte le régiment sur ses pas. Imitez-le. Lorsque vous connaîtrez quelque chose de beau, de bon, de juste, de droit, ne le dites pas, faites-le ! et cela non seulement pendant un jour, mais avec l’obstination des longues patiences. Et lorsque vous verrez quelque chose d’inique, de mauvais, ne perdez pas votre temps à élever les mains au ciel et à exciter l’indignation des autres, quitte, peut-être, à vous croiser les bras après. Non, saisissez vous-même le taureau par les cornes et payez de votre personne ! Le renfort viendra tout seul !
Mais avant d’exercer une action quelconque, il faut se persuader de la nécessité d’une discipline. Une force quelle qu’elle soit est comparable au feu et à l’eau. Est-elle bonne, est-elle mauvaise, je ne sais. Tout dépend de la discipline. Elle peut être un fléau dévastateur ou une énergie salutaire, selon qu’elle est lâchée ou domptée. Elle peut encore se dépenser en pure perte ou en résultats féconds, selon qu’elle est irrégulière et brouillonne ou docile et sûre.
Il règne sur la discipline des idées très différentes qui se groupent sous deux conceptions principales.
D’une part, on entend par discipline un ensemble de moyens par lesquels on arrive à mater une vie pour la remettre comme un instrument passif entre les mains d’une volonté étrangère.
D’autre part, on entend par discipline une série de moyens par lesquels on arrive à rendre une vie forte, maîtresse d’elle-même, à établir entre ses diverses énergies un équilibre tel que, loin de se contrarier, elles s’harmonisent. Ce deuxième genre de discipline amène l’homme à se posséder et à se gouverner soi-même, en vue du but qui est celui de toute sa vie, et auquel il arrive peu à peu à se consacrer tout entier.
Nous ne voulons pas parler ici du premier genre de discipline. Cette discipline-là ne mérite pas de faire partie de l’éducation humaine : elle est inhumaine. Elle emploie les mêmes procédés qui réussissent à rendre les chevaux savants, à réprimer la gloutonnerie native des chiens pour leur apprendre à rapporter le gibier au chasseur. C’est admirable pour les animaux, c’est détestable pour les hommes. Ce n’est plus de la discipline, mais du dressage. Un tel système anéantit la volonté et fait d’un homme une chose. Cette discipline réalise si peu le but de la vie, qu’elle le supprime au contraire, et qu’il convient de tout souffrir et de tout endurer, plutôt que de l’accepter.
Mais il faut bien se garder de rejeter la discipline en général, comme cela arrive souvent sous prétexte de liberté et de dignité humaine. L’homme qui n’a ni frein, ni loi, ni respect, qui ne connaît pas l’obéissance et ne sent pas l’autorité des lois qui sont au fond des choses et que la conscience doit refléter, descend plus bas que la brute. En présence de certains désordres dont la vie humaine donne le lamentable spectacle, on se surprend parfois à désirer que les hommes qui vivent ainsi aient subi quelque vigoureux dressage. Il y a des jours et des heures où le mal et la honte des hommes nous semblent si effrayants qu’on est tenté de faire appel à la violence pour les ramener à l’ordre ou du moins pour les empêcher d’étaler leur ignominie ! Mais ce serait choir de Charybde en Scylla.
La discipline, dans le bon sens de ce mot, a toujours été nécessaire et salutaire. Ni dans l’État, ni dans l’armée, ni dans l’école, ni dans la famille, on n’est arrivé à rien fonder de durable sans elle. La discipline est à l’énergie ce que la logique est à l’intelligence, ce que l’économie est à la finance. Il faut avoir passé par là et y repasser sans cesse, sous peine de tomber dans le gâchis, l’incohérence et la stérilité. Malheureusement tout le monde ne semble pas en être bien pénétré. Il y a, dans la jeunesse, beaucoup d’esprits forts qui pensent pouvoir se passer des petits moyens, et arriver au sommet de la montagne sans s’être fatigués à gravir les chemins pas à pas. Le manque de discipline vraie est un des fléaux de ce temps. Nous avons d’une part la licence, ou le laisser-aller, et de l’autre la rigidité mortelle des systèmes autoritaires. Mais très peu d’hommes connaissent cette obéissance volontaire qui est mère de la liberté. C’est pourtant en elle qu’est le secret de la force morale.
Je voudrais pouvoir faire sentir à tout jeune homme l’horrible état de dépravation et de misère dans lequel se jettent les êtres au cœur mou, qui redoutent toute règle virile, ne savent rien se refuser, ni résister à rien, et appartiennent au premier venu, désir, passion, velléité de hasard, ou aux influences et aux caprices des événements et des volontés étrangères. — Je voudrais pouvoir le faire sentir, afin de susciter dans le cœur de ceux qui entrevoient l’abîme d’indignité où l’on descend ainsi, le désir ardent d’une vie toute différente. Peut-être se mettraient-ils à soupirer après une sévérité salutaire ?
Car enfin si cette sévérité paraît redoutable, les résultats auxquels elle conduit sont si beaux ! L’énergie est un tel bien qu’il faut préférer le coup de fouet qui la réveille à la caresse qui l’endort. Malgré tout, nous n’en sommes pas arrivés à ne plus sentir sa grandeur. Même les cœurs mous et avilis gardent pour elle une secrète admiration. Un être qui se possède lui-même est comme un phare dans le monde moral.
Rien ne se recommande d’emblée et ne s’impose comme la force d’âme. Quand elle passe, on sent que c’est la royauté qui passe, et quelque chose au fond de nous nous fait souhaiter de posséder cette royauté. Le spectacle de l’avilissement des volontés nous remplit de dégoût pour les autres et pour nous-mêmes. Il y a des jours et des heures où le sentiment de l’indignité universelle nous écrase. Tout au contraire le spectacle de la virilité est réconfortant. Il suffit que son pur rayonnement ait une seule fois éclairé notre conscience pour qu’il nous en reste un souvenir indestructible. « Tel jour, en telles circonstances, j’ai vu un homme à l’œuvre, à l’œuvre de courage, de pitié, ou de vérité, et je l’ai trouvé si beau que je donnerais tout pour lui ressembler… » Comme je voudrais que beaucoup de nos jeunes contemporains pensent ainsi ! De même qu’il y a de la joie à voir un enfant vif, entreprenant, méprisant la douleur, de même on aime à rencontrer un jeune homme ayant pour idéal d’être fort, et souhaitant avant toute chose de ne rien craindre, si ce n’est la bassesse, Celui-là, certes, doit être disposé à recourir à la discipline pour réaliser ses nobles aspirations, et il n’en méprisera pas les petits moyens. Car c’est par eux qu’il faut commencer. Qu’on se persuade bien d’une chose, c’est que l’énergie, comme toutes les facultés humaines, est soumise aux lois du développement. Elle a sa culture comme l’intelligence, et comme elle, s’élève des choses les plus simples aux plus difficiles. L’entraînement progressif de l’énergie a une grande analogie avec l’école de guerre. Le soldat est un homme discipliné, qui sait endurer et combattre et s’est préparé par une série d’exercices. Edgar Quinet a dit qu’il y avait dans la guerre deux choses : le côté humain et le côté divin. Le côté humain c’est l’ensemble du mécanisme matériel ; le côté divin c’est l’esprit qui anime les soldats, la cause pour laquelle ils combattent. Dans le beau combat auquel l’homme se prépare, il en est de même. Les petits moyens, ici, sont l’ensemble des procédés par lesquels on assouplit et fortifie l’outil : la volonté. On peut tous les ramener à un principe que voici : Dans les détails de sa vie, s’appliquer constamment à être actif plutôt que passif. Manger, boire, dormir, se divertir, travailler, tout ce que l’on entreprend, peut s’accomplir passivement. On peut être couché dans son lit, parce qu’il doit en être ainsi et qu’on le veut bien ; mais on peut y être, parce qu’on est vaincu par sa paresse. Chacun sait cela. Il en est de même pour tous les actes de la vie, et rien n’est plus simple à remarquer.
Le travail qui paraît être l’action par excellence peut, lui aussi, avoir un caractère passif qui lui enlève presque toute sa valeur morale. Travailler, parce qu’on y est forcé, poussé par la faim, la soif, c’est être passif. C’est notre faim, notre soif qui est le ressort, et nous ne faisons que suivre l’impulsion.
La vie demande à être conquise en détail sur les fatalités et les influences extérieures, sur les désirs, les appétits, les passions, la force d’inertie qui est en chacun de nous.
Que d’êtres ont vécu et sont morts sans jamais se douter que la grande affaire dans une vie humaine était de vivre sa vie et non pas de se laisser emporter et dominer par elle ! Ce sont là choses à recommander aux jeunes conscrits qui veulent se mettre à l’école de guerre. Il faut s’emparer de sa vie, se surveiller, et s’appliquer à y gagner peu à peu du terrain sur cette passivité qui nous surprend et nous lie malgré nous, dès que la garde intérieure s’endort. Un bon moyen pour arriver à exercer cette vigilante action qui fait que notre vie tombe peu à peu au pouvoir de notre volonté réfléchie, c’est de se fortifier, en général, par toutes sortes de mâles pratiques. Rien ne vaut, pour s’endurcir, un peu de misère, de privation, de souffrance même. En général les cœurs forts ont été trempés dans les luttes et dans la vie difficile. Les événements ont constitué pour eux une école sévère et salutaire. Suivons cette indication de la vie et soyons durs pour nous-mêmes. Recherchons les fatigues, les efforts, tout ce qui tend les muscles et solidifie les os, tout ce qui rend le sang plus rouge, tout ce qui exerce la patience et l’endurance de quelque nature que cela puisse être. Et cela avec méthode, comme on arrive peu à peu à soulever, en s’y appliquant jour après jour, des poids que les mains inactives ne pourraient même pas remuer. L’entraînement physique est une des conditions de la vigueur morale. Montaigne a dit : « Pour leur durcir l’âme, il faut leur durcir les muscles. » Pour un homme qui aspire au gouvernement de soi-même, l’engourdissement des forces doit être un sentiment insupportable, Il se sent le devoir d’entretenir toutes celles qui sont en lui, dans le corps comme dans l’esprit, de les développer par un soin constant et de les fourbir journellement comme on fait d’une arme précieuse, afin que la rouille et la poussière ne l’atteignent pas. Lorsque, par ces mâles pratiques, l’homme sera parvenu à être maître de lui comme un bon cavalier l’est d’un bon cheval, les conditions humaines de la lutte seront remplies. Il s’agira alors du côté divin, à savoir de l’esprit qui doit l’animer et au nom duquel il va porter son arme au combat. Qu’il ne puisse servir qu’un maître, c’est là le premier point ! Ce maître c’est la volonté qui est au fond des choses, et cette volonté nous la servons en nous inspirant des intentions qu’elle nous découvre dans la vie de l’humanité. Faire grandir et progresser la vie, la rendre juste, forte, pure, saine, joyeuse, l’aimer et le lui prouver en la servant, voilà le but. — Mais quand on aime la vie dans son essence divine et son intégrité, que de choses ne faut-il pas haïr ? Nous dirons donc ceci : Le résultat de la discipline doit être de former, d’assouplir, d’apprivoiser notre nature entière de telle sorte qu’avec toutes les énergies qui sont en elle, elle se mette, comme un glaive docile et vaillant, au service de la vie qu’il faut aimer, contre tous ses ennemis qu’il faut haïr, combattre et attaquer sans trêve ni merci. — La haine du mal est le complément indispensable de l’amour de la vie. Celui qui ne sait pas haïr ne sut jamais aimer. Qui dit : j’aime, et ne ment pas, dit du même coup : je hais. Ces belles et fortes passions sont le nerf des combats. Tous les grands amis des hommes les ont connues par cette seule raison qu’ils étaient d’une pièce, comme les rochers sur lesquels on peut bâtir sa maison ou se briser la tête.
Aimer et haïr, avec tout ce qu’on est et tout ce qu’on a, jusqu’au sacrifice, jusqu’à la mort, c’est ce qui constitue le degré le plus élevé de la discipline virile. A ce point, à travers les commencements humbles, la fidélité dans les petites choses, l’obéissance consentie est devenue la liberté suprême, et j’ajouterai, le bonheur le plus élevé et le plus pur.
Foin du bonheur lâche et passif qui après tout vous amollit et vous expose ensuite désarmé à tous les coups, même les moindres ! Quelle misère que ce bonheur ! La vraie félicité est dans l’action, la lutte. Oh ! vivre, combattre, souffrir pour ce qu’on aime et pour ce qu’on adore ! pour la justice, la liberté, la patrie, pour ceux qu’on outrage et qu’on opprime ; être un cœur d’homme, un rempart, comme disaient les Grecs, une borne irréductible ; n’avoir qu’une parole aussi ferme pour dire oui que pour dire non, et sur laquelle on peut compter comme sur le soleil levant ; emboîter le pas dans l’immortelle phalange qui passe au champ d’honneur de l’humanité dans un éblouissement de soleil ! Jeune ami qui lis cette page, sens-tu le feu courir dans tes veines en te représentant ce sort ? Il sera le tien. Mais pour y arriver, il faut avoir le courage et la patience de te laisser morigéner par un maître d’escrime !
2. Travail.
Le travail est la forme calme et continue de l’action. On répète :
« Le travail est la vie, l’oisiveté la mort. » Si cela est vrai, et je n’en doute pas, nous sommes rongés par la mort. Comment, dira quelqu’un, vous trouvez qu’on ne travaille pas assez ? D’autres estiment qu’on travaille trop. Entendons-nous. Aucun siècle n’a plus travaillé que celui-ci, mais qui a fait le travail ? Quelques-uns. Pour un inventeur qui s’est usé en recherches et en veillées, combien de gens qui se reposent et profitent de son labeur ? Dans l’industrie, le travail repose sur certaines épaules surtout. Les autres en profitent sans savoir aucun gré à ceux qui peinent. L’Américain Bellamy a fort bien comparé la société à une diligence : Une partie de l’humanité y est attelée, l’autre se dispute les places de l’intérieur et se fait traîner. Le travail est mal compris, et même méprisé par beaucoup trop de gens. Il est surtout considéré comme une corvée à laquelle on se soumet pour gagner le pain. Celui qui a du pain n’a pas besoin de travailler. Quant à l’autre, il travaille par nécessité. Tous les deux font mal. Je distingue deux espèces de fainéants, ceux qui paressent et ceux qui travaillent en grognant. Donc il y a lieu de réhabiliter le travail. Comment arriver à cela ? En travaillant tous, sans exception. Étant donné que le travail est une loi de la vie, on ne saurait, sous aucun prétexte, admettre que quelqu’un s’en exempte. Quiconque ne travaille pas est, dans l’esprit même de cette loi suprême, condamné à périr. Il périt de marasme intérieur, dévoré par l’énergie prisonnière qui se transforme en poison. Tout ce qui ne remue pas, ne fonctionne pas, se rouille et se corrompt. Vous ne faites rien, jeune homme ? Il suffit. Je préférerais entendre dire que vous avez le choléra, car il ne tue et ne contamine que le corps. Le mal d’oisiveté qui vous ronge, détruit tout l’homme. Vous êtes non seulement infecté, mais vous constituez un foyer d’infection. Dans une société bien organisée, celui qui est atteint de votre mal devrait être condamné à mort : à mort par le mépris public, à mort par la faim. Que l’homme ait du pain en abondance et vive sans travailler, du travail d’autrui, ou qu’il n’ait pas de pain, mais que, paresseux, il le mendie ou le vole de n’importe quelle façon, il n’y a pas de place pour lui dans un monde soumis à la loi du travail et de la solidarité. Il tombe de l’arbre comme la feuille morte.
Surtout nous qui aimons le travail et qui comprenons à quel point il est bon, salutaire, respectable, nous qui sentons qu’il est un grand libérateur et un grand pacificateur, ne le cachons jamais. Ce siècle de labeur cache le travail ; c’est une de ses élégances. Dans nos villes, les étalages éclatent aux yeux, les ateliers sont masqués. On voit les résultats, mais non l’effort. Comme c’est malsain pour la jeunesse et pour tout le monde ! Ne pas savoir la peine que les choses ont coûtée ! Ne pas voir la petite main pâle qui a fabriqué cette fine dentelle, le poing noir qui a forgé ces appareils et ces machines ; mais c’est être induit en erreur et disposé à l’injustice ! On en arrive à croire que les choses se font aisément, toutes seules peut-être. Montrons le travail ; c’est une nécessité sociale, un hommage à la vérité. Faisons davantage encore, honorons-le dans notre personne, afin d’apprendre à la jeunesse à l’honorer. Jamais nous ne l’exalterons assez. Ne cachez pas vos mains quand elles présentent les traces du travail, ce serait une mauvaise action. Voyez comme le mal s’étale ! N’ajoutez pas à son impudence votre fausse honte. Pourquoi brosser avec tant de soin cette poussière de labeur qui vous honore ? Le soldat n’est jamais plus beau que lorsqu’il est noir de fumée ! Qu’est la grande tenue des jours de parade auprès de la livrée des batailles ! Le vieux Diogène que personne ne connaît et que l’épithète de cynique définit si mal était un très grand philosophe pratique et un excellent précepteur. Il enseignait entre autres aux jeunes disciples qui se confiaient à sa direction à affronter certains sots préjugés du public et à circuler en portant des fardeaux, des outils, ou des objets de consommation. Que n’est-il encore parmi nous pour enseigner ces rudes préceptes à certains jeunes seigneurs qui se soucieraient fort peu d’être aperçus en mauvaise compagnie, mais rougiraient d’être surpris dans l’accomplissement de telle besogne modeste et honorable !
Les coutumes les plus absurdes et les idées les plus fausses sont journellement inculquées à la jeunesse des deux sexes par cette manière de cacher le travail. Vous vous excusez, madame, de ce que je vous surprenne travaillant, les mains à la pâte, ou occupée à soigner vos enfants. Votre embarras n’est flatteur, ni pour moi, ni pour vous. Serions-nous de ceux qui méprisent le travail ? Faire la cuisine ou le ménage, soigner ses enfants, quoi de mieux ? Une mère est-elle jamais plus touchante qu’à son poste ? Quel plus bel exemple à donner à la jeunesse ? Sans doute, il ne faut rien exagérer, ni se noircir les mains et la figure de propos délibéré. La vertu elle-même n’est estimable que par le tact et la discrétion. Mais nous nous comprenons, n’est-ce pas ? On répète souvent maintenant que les jeunes ne veulent plus travailler, et ceux qui parlent ainsi sont les auteurs directs de l’inertie qu’ils blâment. En se faisant les serviteurs de leurs enfants, en leur évitant tout effort, ne les ont-ils pas eux-mêmes habitués à la paresse ?
Et puisque nous voici à parler de travaux manuels, consacrons une attention spéciale à cette forme très délaissée de l’activité. Je reconnais dans leur réhabilitation un des grands moyens curatifs que réclame l’état de notre époque. Tout d’abord cet équilibre perdu par l’exagération des opérations intellectuelles, par l’exaspération de nos facultés représentatives, serait rétabli par une poussée du côté de l’activité musculaire. L’activité musculaire tonifie, repose des efforts d’attention et de raisonnement et amène une certaine pondération dans l’être surmené. A ce point de vue le travail manuel est un des plus énergiques moyens thérapeutiques. Il enrichit le sang, augmente l’énergie, entretient la bonne humeur quand elle existe, et la ramène quand elle a disparu. On vit bien plus gaîment et plus largement quand le corps a son activité normale, et la pensée, loin d’y perdre, y gagne. L’étude sédentaire énerve, altère les impressions et les idées, diminue la clarté des conceptions et dispose aux exagérations et aux excentricités. On ne quitte pas impunément la base de la vie. On tient mieux sa plume et on s’en sert mieux après avoir raboté, scié, limé, martelé, car rien n’active la circulation cérébrale et l’éclosion des pensées comme une occupation physique modérée et, d’autre part, en nous rapprochant de la vie réelle, des choses qu’on voit, touche, et qui sont du domaine essentiellement pratique, on assemble au fond de son être comme un lest précieux qui empêche la pensée de s’égarer et de se perdre dans le vide. Que de politiciens auraient échappé au danger des formules creuses et à la rage stérile de légiférer, s’ils s’étaient initiés par le travail aux besoins pratiques du peuple !
Mais parmi tous les travaux manuels il n’en est aucun qui, pour sa merveilleuse influence, soit comparable au travail des champs. C’est un des moins accessibles à la jeunesse studieuse en temps ordinaire ; mais il y a les vacances. Heureux celui qui, alors, peut s’enfuir aux champs, et qui possède un coin de terre familier ou quelque parent et ami auquel il peut demander de l’initier au secret rural ! Il y a une âme des champs, qui vit sur les sillons et dans les moissons, dans les haies et les prairies, âme bienfaisante, calmante, pleine de doux enseignements et de mâles élans. Virgile l’a comprise. L’antiquité en était imprégnée. Mais pour se révéler, cette âme demande à chacun sa part d’effort. La terre parle aux promeneurs, sans doute, elle est bonne à tous, mais il est des choses qu’elle ne dit qu’à ceux qui la cultivent et la travaillent, qui l’aiment en un mot. J’estime que le plus grand malheur d’une société est de consommer le divorce avec la terre et d’en arriver, comme cela se produit malheureusement dans les grandes villes, au sein de la vie factice, à ne plus la considérer que comme de la boue. Comme il est vrai, le vieux mythe du géant Antée, ranimant ses forces chaque fois qu’il touchait la terre, sa mère, et vaincu enfin parce que son adversaire l’en avait violemment arraché ! Il faut rechercher la terre, se retremper à son sein robuste. Jeunesse fatiguée, surmenée d’études, anémiée et énervée par la grande ville, prends la clef des champs ! Parle aux paysans, fais mieux, demande-leur du travail. Apprends à conduire cette charrue, à manier cette pioche, cette faux ! Dans quelques jours tu seras étonné du nombre de choses nouvelles que tu auras découvertes, tu auras appris quel mal donne la culture de ce pain mangé avec ingratitude par une foule de gens, et que tu ne pourras plus toucher désormais sans attendrissement, te souvenant que l’homme y a mis sa peine, et Dieu son soleil. Celui qui déchire le sol et y jette la graine te sera apparu comme le symbole même de l’humanité qui sème et espère. Près de ce laboureur, si la vie t’a semblé jadis irréelle et pleine de vanités, tu diras tout bas avec le poète :
Obscurément tu percevras la sainteté du travail et le sérieux profond de la vie, et tu verras les derniers rayons du soleil d’octobre
Fais cela, jeune homme, crois-moi ; avant de te le conseiller, je l’ai pratiqué. J’ai fauché plus d’un champ d’avoine et de froment, bercé pendant de longues heures sous le ciel d’août, par la lente cadence de l’outil qui va, qui vient, abattant à chaque coup les épis jaunes et lourds : j’ai entendu chanter les cailles dans les champs profonds et par delà les flots dorés des blés et des bois qui bleuissent au-dessus des vignes ; j’ai songé aux rumeurs humaines, aux fournaises des grandes cités, aux problèmes qui tourmentent ce temps, et j’y ai vu plus clair. Oui, j’en ai la certitude, l’un des grands remèdes à nos maux, à nos maladies sociales, intellectuelles et morales, serait le retour à la terre et la réhabilitation du travail des champs. Je ne puis m’empêcher de citer ici une page de mon ami T. Fallot, « Idées d’un rural », et je les recommande aux jeunes hommes en général, mais en particulier à ceux qu’une conception erronée de la vie pourrait engager à renoncer à cultiver leurs terres et à donner ainsi un exemple funeste :
« C’est aux classes cultivées à donner l’exemple du retour à la campagne et du retour à la terre. Elles ont fait le mal, à elles de le réparer.
« N’est-ce pas elles qui ont enseigné aux paysans le fétichisme de la ville, de tout ce qui en vient, — articles et idées de pacotille ? elles, qui ont répandu le culte de l’argent qu’on y gagne sans peine, la soif des plaisirs frelatés qu’on y goûte, et le reste ?
« Après avoir enlevé au paysan le respect de la terre et du travail qui la féconde, il ne sera pas aisé de le lui rendre ; et pourtant il faut, coûte que coûte, lui faire comprendre qu’il n’y a pas d’existence préférable à la sienne. Sinon, la désertion des campagnes continuera.
« Mais les raisonnements ont peu de prise sur le cultivateur ; les leçons de choses seules le font réfléchir. Le jour où il verra les familles aisées et les hommes instruits venir habiter avec lui et travailler comme lui, Jacques Bonhomme finira par comprendre qu’on l’avait bel et bien trompé en l’assurant qu’il y a plus de pièces d’or à gagner en ville que de pierres dans sa vigne, et, tout ému de cette découverte, il recommencera à racler joyeusement sa terre au grand soleil de Dieu et à lui faire produire son fruit.
« Du reste, point de malentendu ; ce n’est ni une œuvre de dévouement, ni un apostolat que je prêche aux hommes cultivés, mais une entreprise fort raisonnable dont ils seront les premiers à bénéficier.
« L’honorable corporation des pharmaciens aura beau aligner formule après formule et composer pilule après pilule, elle ne retrouvera jamais de reconstituant pareil à celui que fournit à l’homme le travail de la terre. »
Les anciens étaient plus sages que nous en imposant à leurs enfants l’apprentissage d’un métier manuel, quelle que fût leur condition sociale. Ce genre d’éducation pratique est le complément indispensable de toute culture virile.
Le travail manuel, à mon avis, outre les avantages que je viens d’énoncer, en a un autre. Il nous fournit un terrain de rapprochement social. Tant que ce travail est méprisé par la partie lettrée ou aisée d’une nation, il subsiste une source de malentendus et de ressentiments. Malgré toutes les protestations et tous les témoignages en l’honneur de ceux qu’on nomme les travailleurs, ceux-ci se persuadent que leur travail est après tout un esclavage auquel personne ne voudrait se soumettre librement. De là à la haine du travail manuel, il n’y a qu’un pas. Quant aux travaux de l’esprit, qui se font en général dans des conditions extérieures de propreté et de confort, le peuple les déprécie facilement et n’y voit qu’un agréable passe-temps ou une fainéantise déguisée. Qu’on puisse peiner, lutter, se fatiguer, remuer de lourds fardeaux, et gravir des sentiers ardus, tout en restant assis tranquillement sur une chaise, à l’ombre, cela n’est pas aisé à comprendre pour celui qui supporte le soleil, les intempéries, les miasmes des mines.
Les malentendus qui résultent de cet état de choses sont un grave obstacle au progrès social. Pour les faire diminuer il est nécessaire que les classes lettrées se familiarisent avec les travaux des autres classes et fassent les premiers pas vers la réhabilitation des plus humbles besognes.
Le travail à l’heure actuelle est surtout devenu un moyen de se procurer la nourriture matérielle, ou encore le plaisir, le luxe, la réputation. Nous l’avons fait descendre à un rôle subalterne. Comme la plupart des forces humaines, si belles dans leur liberté, il a contracté dans l’esclavage une série de difformités. Il est, comme l’amour et la religion, méconnaissable à force d’avoir dégénéré. Nous ne connaissons presque plus que le travail vénal. Même les travaux de l’esprit se vilipendent et se vendent. Qui donc se souvient que le travail est une des plus pures sources de bonheur et que jamais il n’est plus saint que lorsqu’il est désintéressé ? De tous les moyens que possède l’homme de se mettre en rapport avec le fond des choses, la vérité, la justice, tout ce qui est vénérable et permanent, il n’y en a aucun qui vaille le travail. Il semble que, pour établir entre nous et le grand mystère de la vie ce contact qui fait qu’on reçoit la secousse électrique vivifiante, il faille mettre ses mains à une œuvre utile. C’est en travaillant, en s’oubliant dans le labeur aimé que l’homme se sent de la race de l’Éternel Ouvrier. Le travail est le grand libérateur, le pacificateur, le consolateur par excellence. Mais pour le connaître tout entier, il faut se souvenir qu’il s’appelle quelquefois la peine.
3. Peine.
Pour les jongleurs de mots, un mot ne vaut pas plus que ne vaut un sou pour le financier spéculateur. L’un et l’autre remuent à la pelle le résultat du travail d’autrui. Mais pour celui qui le gagne à la sueur du front, l’argent a sa vraie valeur ; il voit ce qu’il coûte à gagner. Il en est de même des mots. Que n’ont-ils coûté à faire, ces mots que l’un promène, s’en ornant comme d’une breloque, et sous lesquels l’autre apparaît, affublé comme un barbet en uniforme. Les mots sont de longues histoires condensées, des flores entières de vie et de pensées ramassées en un seul bouquet. Voyez ce mot labor qui signifie à la fois travail et peine ! C’est toute une philosophie et toute une morale. Il unit en une même pensée l’activité créatrice de l’homme, et cette loi de peiner, de souffrir, à laquelle nous sommes tous soumis. N’indique-t-il pas, ce mot, que la douleur s’unit au travail dans la longue et lente évolution humaine, et que cette évolution est un travail d’enfantement, un douloureux labeur ? Voilà ce dont le jeune homme doit bien se pénétrer, afin de se faire une idée juste de la peine, et de ne pas rechercher seulement cette forme de l’activité qui est bonheur et plaisir et qui épanouit tout l’être dans la volupté de créer, mais d’accepter l’effort pénible et de transformer en activité, par la libre acceptation, même la douleur passive.
L’homme est rebelle à la peine et à la douleur. Sa nature l’exige ainsi. La douleur le préserve en l’avertissant. Quand l’homme s’égare, elle surgit devant lui pour le lui faire comprendre. Il est donc naturel que nous recherchions ce qui augmente la vie et lui agrée, et que nous évitions ce qui la diminue et la fait souffrir, Mais par cela même, ne devons-nous pas quelque reconnaissance à la douleur ?
A. de Musset.
La douleur ne remplit pas seulement auprès de nous l’office négatif d’un avertisseur qui crie gare aux endroits périlleux ; elle nous rend attentifs à nous-mêmes, nous révèle à nous. Que de choses que l’homme ne voit bien qu’à travers les larmes ! Et quelles larmes plus sincères, plus touchantes que celles de la jeunesse ? Quand ce cœur frais, généreux, sensible est mis en contact avec la vie rude, souvent impitoyable, comme il souffre ! Quelles épreuves il traverse ! La jeunesse de ce temps âpre et positif en sait quelque chose. Nous lui dirons : Aimez-la, cette douleur, qui vient du contact de la vie avec votre idéal. Descendez avec elle jusqu’au plus profond de votre âme et interrogez son soupir. Partout où, dans ce monde, vous vous sentirez froissé, blessé dans un sentiment profond et vrai, contrarié dans une aspiration légitime, ayez le courage de votre souffrance. Qu’elle soit le cri d’alarme qui vous excite à la résistance, au combat, à la recherche de quelque chose de meilleur. Vous connaîtrez alors la douleur libératrice. Elle forge des armes avec des chaînes. Dans cette sainte peine de jeunesse, opprimés, souffrant des injustices que le plus fort fait subir au plus faible, apprenez à mieux aimer la justice. Ne faites pas comme les derniers venus de certaines écoles, qui, tourmentés par leurs aînés, se promettent de tourmenter un jour les jeunes à leur tour. Que la douleur vous instruise dans la pitié et vous rapproche de ceux qui souffrent et peinent, des petits, du peuple, de tous ceux qu’on oublie. Ainsi elle vous dévoilera des choses grandes et cachées. Mais elle fera davantage pour vous. Elle vous rapprochera des morts, comme elle vous aura rapproché des vivants. Les grandes souffrances de l’histoire ne vous resteront point étrangères. Vous communierez avec ceux qui ont vécu avant vous, dans le sacrifice et la peine. L’humanité que méprisent ceux qui ne la connaissent pas et ne font rien pour elle, vous apparaîtra belle de tout ce qu’elle a souffert, et vous l’en aimerez davantage. Vous vous serrerez autour d’elle comme les enfants se serrent autour de la mère en pleurs, et elle vous apprendra le secret de puissance, d’espérance, de foi, qui est révélé au sanctuaire des grandes douleurs. Ne craignez pas que votre jeunesse y perde de sa gaîté. Comme le travail, la douleur entretient la faculté d’être heureux. Il croît, sur les sentiers escarpés qu’elle nous fait gravir, des fleurs au doux sourire, que les profanes n’ont jamais connues.
La peine est encore un aiguillon, un ressort puissant. Une existence trop facile énerve, une jeunesse molle prépare mal à la vie. Il est bon de se soumettre au joug tant qu’on est jeune. Le fardeau des jours heureux est bien lourd à supporter avant que l’expérience soit venue à notre aide. Souhaitons-nous un peu de misère plutôt, c’est plus salutaire. Cela trempe la volonté, durcit l’épiderme et prépare à la liberté. Puis, c’est plus mâle, plus conforme à ce que doit désirer un jeune homme, c’est-à-dire un être qui est jeune et qui veut devenir un homme. Regardez les meilleurs de ce temps et les meilleurs du temps passé. Ils ont tous mangé un peu de vache enragée, et ils s’en vantent. Après tout, c’est bien plus intéressant à raconter plus tard. Meminisse juvat. Sans doute, un bon lit, une bonne table, c’est à apprécier. Ne méprisons rien et, à l’occasion, profitons-en mieux que personne. Mais ce n’est pas là ce qui marque et se grave le plus avant dans le souvenir. On se rappelle plus volontiers les jours où l’on a mangé maigre et couché sur la dure, voire même à la belle étoile. Je ne souhaite à personne de souffrir de la faim, du froid, de pâtir enfin, mais un peu de misère et d’austérité, c’est le sel de la jeunesse.
C’est pour cela qu’il faut se féliciter d’être né dans une situation modeste, et quand il en est autrement, il convient de rechercher la simplicité de goûts et de besoins. Je voudrais qu’il y eût un plus grand nombre de jeunes gens riches, épris de labeurs, d’efforts, de privations, de pauvreté volontaire enfin, et moins de jeunes gens, issus de conditions humbles, honteux de leur sort et de leur origine, toujours appliqués à paraître plus fortunés qu’ils ne sont et arrivant à dépenser, pour leur superflu, le nécessaire de leurs parents !
Pour conclure, j’estime que la douleur est une amie, qu’il faut la saluer comme une majesté, être bien persuadé que sans elle l’humanité serait restée confinée dans la barbarie, et que les plus beaux progrès lui sont dus.
Tout jeune homme de cœur doit la respecter, la vénérer au-dessus de n’importe quelle grandeur, l’aimer et baiser dans la poussière les traces de ses pas sanglants.
4. Recueillement et repos.
Ceux qui méditent de sortir des chemins battus ont besoin de se constituer une forte vie intérieure. Pour retrouver constamment la ligne juste, impartiale, il leur est nécessaire d’échapper de temps en temps aux sollicitations extérieures, aux entraînements des tendances et des partis, aux cris discordants qui déchirent l’air autour d’eux. Je réclame une large part pour le recueillement, dans la vie de notre jeunesse. Où la trouver, c’est une autre question. L’autre jour, en passant sur un de ces champs de foire où, avec les moyens perfectionnés de la civilisation moderne, on organise de si beaux vacarmes, j’ai vu ceci : Un petit jeune homme aux cheveux bouclés, aux traits fins, faisant partie, sans doute, d’une famille de forains et rentré, pour les vacances dans la voiture paternelle, se tenait accroupi sur un pliant, les coudes sur les genoux, les pouces dans les oreilles, les yeux plongés dans un livre. A droite criait un bateleur, à gauche ronflait un trombone, une grosse caisse battait son plein, plusieurs orgues rivalisaient sur des airs différents au souffle assourdissant de leurs trompettes d’airain. Des chiens aboyaient, des passants chantaient, criaient, se battaient : le petit, lui, restait imperturbable. Longtemps je le regardai. Il m’apparut à ce moment comme un symbole : Si l’on veut arriver maintenant à se recueillir, c’est un peu comme lui qu’il faudra s’y prendre. Imitons ce vaillant enfant qui, à force de volonté, établit le silence en plein tumulte. Il faut avouer que cette puissance de concentration n’est pas donnée à tout le monde. Encore arriverions-nous peut-être à l’acquérir si nous connaissions la valeur du recueillement. Mais, en général, on le redoute plutôt qu’on n’y aspire. Chacun, au sortir du cours, des bureaux, du laboratoire, de l’usine, croit de son devoir de prendre des mesures contre les dangers qu’il court de rester en tête à tête avec lui-même.
Les auditeurs de Jean-Baptiste, touchés de sa parole, lui demandaient : Que faire pour échapper à la colère à venir ? Leur question me rappelle, par analogie, celle d’une multitude de nos contemporains. Ceux-ci demandent : Que faire, qu’entreprendre pour échapper à nous-mêmes ? Ont-ils peur d’être en mauvaise société en demeurant face à face avec leur propre personne ? On le dirait. Ils préfèrent à la solitude la compagnie la moins intéressante et la plus malsaine. Certains aiment mieux payer pour s’ennuyer en masse que de s’ennuyer tout seuls gratuitement. Rien n’est intéressant comme de voir toutes les combinaisons, toutes les ingénieuses roueries déployées dans cette lutte contre le recueillement. On s’assure contre lui, comme contre la grêle ou l’incendie. Le sou dépensé par les plus pauvres pour acheter un journal, dont parfois ils ne lisent que le feuilleton, n’est-il pas très souvent une sorte de prime d’assurance ? Vous connaissez ces gens prévoyants qui portent toujours des sels sur eux pour s’en servir en cas de malaise. Il y en a même qui emportent toute une pharmacie : c’est plus prudent. Dans un but différent, d’autres ont toujours sur eux une feuille publique, un roman, un jeu de cartes ou de patience. Aussitôt qu’il se présente un instant et qu’ils risquent de réfléchir, ou de rentrer en eux-mêmes, vite, ils sortent leur remède. Ils lisent un bulletin financier, un fait divers, ou font une réussite… le péril est conjuré, et quel péril ! ils avaient failli se recueillir. C’est l’horreur de la vie intérieure poussée jusqu’au ridicule.
Le résultat est que beaucoup d’hommes deviennent des étrangers pour eux-mêmes. Toute l’intensité de vie s’est portée à la surface. Channing disait : « Il vit et meurt des multitudes d’hommes aussi étrangers à eux-mêmes que nous sont à nous les pays à peine connus de nom, mais qu’un pied humain n’a jamais foulés. » A certaines époques de l’histoire, la contemplation solitaire avait fait perdre aux croyants le chemin du monde à force de les tourner tout entiers vers les choses intérieures. Le chemin perdu maintenant, c’est le petit sentier qui conduit dans notre propre cœur. Nous avons grand tort de négliger ce sentier. On perçoit, dans le silence de ses détours oubliés, des voix douces et puissantes dont nos oreilles se sont déshabituées.
La solitude que nous fuyons est bonne, et le recueillement est salutaire. Il faut des haltes dans la vie, et comme dit Ésaïe, il convient parfois de s’asseoir dans le silence.
Vous me direz que ce que j’avance là est en contradiction avec l’action que je présente comme un des traits essentiels de l’idéal nouveau. Nullement. La source de l’action calme et sûre est dans le recueillement.
En quoi consiste l’énergie d’une volonté, la fermeté d’une conscience et sa sûreté ? C’est dans la faculté de savoir être seul, de résister à l’envahissement des influences du dehors et de s’affermir contre elles dans une forte vie intérieure. Se recueillir n’est pas fuir le monde et s’amollir dans un isolement maladif ou dans la stérile contemplation du moi. Dans ce sens nous disons au contraire : Væ soli ! — Se recueillir c’est forger et fourbir ses armes à l’écart pour les reporter au combat avec une énergie nouvelle. C’est reculer pour mieux sauter.
A côté de toute grande activité extérieure, il faut une vie intérieure intense. Partout où celle-ci manque, l’activité dégénère en agitation. La retraite, la solitude, le désert ont joué un rôle dans toutes les existences fécondes.
Partout où, dans ce monde, s’élève une voix capable d’éveiller un écho, elle sort d’une bouche qui sait se taire. Le secret des paroles puissantes et des actes héroïques est dans les grands silences de l’âme. Dans le recueillement toutes les énergies se concentrent et se préparent, et quand arrive leur heure, elles se manifestent avec un élan vigoureux. On dirait que l’esprit a, comme la terre, ses longs hivers où tout se tait et sommeille, ses printemps avec leur réveil, leur germination et puis ses moissons. Il y a là des lois contre lesquelles on ne peut s’insurger sans se heurter à l’impossible. Cela est vrai pour l’étude et l’assimilation du savoir d’autrui qui a besoin de se tasser et de se digérer. Cela est vrai surtout pour le travail de production personnelle. Tous les travailleurs de l’esprit devraient s’en souvenir constamment, sous peine de produire des œuvres éphémères, sans portée ni vigueur. La malédiction des carrières qui obligent l’homme d’écrire ou de parler à jour fixe, est d’exciter à la production artificielle. Plus on est jeune plus ce genre de travail fait de mal. Quand on se presse trop, on ne travaille plus, on fabrique. J’engagerai toujours un jeune homme respectueux de son individualité à produire sans hâte. Mieux vaut laisser son encrier se sécher et sa plume se rouiller, que de s’en servir pour mettre au monde des pensées non mûres. Pour les actes, il en est de même. Il ne faut pas que l’action extérieure devance l’action intérieure. Tout ce qui vient avant son heure est faux et ne peut durer. D’où vient la vertu particulière, l’immortelle beauté des chefs-d’œuvre classiques, qu’ils s’appellent poésie, peinture ou sculpture ? Elle est pour une bonne part dans la patiente gestation d’une œuvre venue à son heure sans fièvre et sans artifice. Que de mauvais travail nous faisons parce que nous ne connaissons pas la force du recueillement ni le secret de tendre longtemps l’arc afin que le coup porte plus loin !
Le recueillement est une force encore parce qu’il assure l’unité de la vie. Est-ce un cavalier que celui qui va où veut le cheval ? Non, n’est-ce pas ? — Ceux qui ne savent pas revivre leur passé, se ressaisir, et mettre de l’unité dans leurs aspirations, sont comme ces cavaliers en zigzag qui se laissent emporter à la fantaisie de leur monture. Sans le savoir ils obéissent à mille impressions étrangères, et se modifient selon les événements. Ce ne sont pas des individualités, ce sont des résultats.
Pour échapper à cette indigne servitude où tant d’hommes se voient amenés à défaire aujourd’hui ce qu’ils ont fait hier et à perdre tout le fruit de la vie, il n’y a qu’un remède : le recueillement. Il faut que le jeune homme repense son enfance et l’homme, sa jeunesse. Les meilleurs parmi nous sont ceux en qui le jeune homme se souvient de l’enfant et l’homme mûr, de l’adolescent. Quelle belle vie que celle où, malgré toutes les fluctuations extérieures, il s’est peu à peu constitué, dans le silence du cœur, un pacte de fidélité entre les âges différents : où le jeune homme a su garder la naïveté, l’homme la joie et l’enthousiasme, le vieillard la confiance et la sérénité, et où toutes ces vies résumées en une seule s’accordent pour dire : nous maintiendrons ! La triste existence, par contre, où l’on se voit soi-même là-bas dans le passé mort, comme un inconnu qui dit, qui chante, qui aime des choses que nous ne comprenons plus ! Malheur aux peuples qui oublient leur histoire et aux hommes qui oublient leur passé.
Le roi Ahasvérus n’avait pas plutôt commencé à écouter la lecture de sa propre histoire qu’il y découvrait plusieurs injustices à réparer. Laissons parfois ce chroniqueur impartial qu’on nomme la conscience, déchiffrer aux tablettes des jours évanouis ce que nous fûmes alors, ce que nous avons souffert, accompli ou négligé. Soyons respectueux pour cette sollicitation intérieure qui nous dit avec tant d’instance et d’autorité : Sta viator.
Pèlerin arrête-toi, fais une halte ! souviens-toi ! Que ce soit pour pleurer ou pour sourire, les deux sont salutaires. On en sort toujours meilleur et plus fort parce qu’on en sort plus fidèle. Une vie sans souvenir est une chaîne brisée. Le plus précieux d’elle-même est perdu, elle n’a plus de prix. A quoi bon peiner, s’efforcer, courir et se hâter pour laisser tout périr ensuite au gouffre de l’oubli ! Sta viator ! Ne dis pas que tu es pressé. A quoi sert la vitesse quand elle mène aux abîmes ! Or, celui qui ne dresse jamais son bilan moral, celui qui ne revit pas sa vie, celui qui accomplit ses œuvres et s’en va, les oubliant comme les oiseaux stupides qui oublient leurs œufs dans le sable, court à sa perte certaine. Quand il s’y attendra le moins, il se brisera le front contre quelque pierre qu’il a lui-même posée. Non, il n’y a ni excuse, ni prétexte acceptable, il n’y a aucune bonne raison possible à alléguer contre cette nécessité morale de s’arrêter et de faire son examen de conscience.
La même nécessité existe pour quiconque tient à avoir une vie intellectuelle de quelque valeur. Si vous ne voulez pas que votre intelligence dégénère, finisse dans l’incohérence, dans le plus invraisemblable mélange du pour et du contre, il faut vous arrêter quelquefois, contrôler le travail qui s’est fait, et en éprouver la solidité. En un mot, il est urgent de faire cesser les bruits du dehors et les suggestions de la pensée d’autrui pour revenir à la coutume démodée de penser par soi-même. Autrement il ne reste bientôt, comme fruit d’une vie intellectuelle désordonnée, qu’une existence pratique stérile. Les actions se détruisent les unes les autres, comme les pensées.
Que dire de la foi religieuse ? Peut-on encore donner ce nom à l’assemblage bizarre, hétérogène, de pièces neuves et vieilles de toute provenance qui constitue si souvent l’édifice de nos conceptions religieuses ? L’incurie seule semble avoir présidé à cette construction chancelante, et c’est là l’abri qui doit nous protéger ! Plus que partout ailleurs, il faut ici du silence et du recueillement. Jeunes croyants, demandez-vous ce que vous croyez, et si c’est bien vous qui croyez. Votre foi est-elle vivante, transformée en suc et en sang, ou bien n’est-elle qu’un amalgame de corps étrangers qui encombrent votre vie intérieure ? Il est si dur de voir ses affirmations les plus catégoriques se résoudre en fumée, et ses protestations courageuses faire place, au moment critique, à la crainte et aux incertitudes. Pour s’éviter l’affreuse solitude dans les rencontres suprêmes, où les croyances d’emprunt tombent en poussière au choc de l’épreuve, il faut souvent se retirer dans le silence. Là, en face de Dieu seul et de la réalité, la foi s’épure et se fortifie en devenant plus simple et plus vraie. Elle se débarrasse des scories qu’y mêlent, pour notre malheur, la routine et la crainte des hommes ; et de cette école austère où la sainte vérité nous châtie, nous sortons avec un cœur plus ferme.
Je ne me contenterai pas de recommander le recueillement ; mais je prêcherai le repos. Ne riez pas. S’il y en a qui flânent trop, il y en a aussi qui ne flânent pas assez. Trop travailler, hélas ! ne profite pas. Fermez-moi ce livre, éteignez cette lampe !
Vous n’avez pas de temps à perdre, dites-vous. Se reposer n’est pas perdre du temps, c’est en gagner. Vous travaillerez beaucoup mieux après. Il y a une limite à tout : à force de bûcher on finit par s’abrutir. J’en appelle à tous ceux qui ont passé des examens. Donc je suis pour les haltes !
Par une journée d’été, éclatante de soleil, lorsque, touriste, on a mesuré les grandes routes poudreuses et les chemins escarpés où la rocaille blesse le pied, comme il fait bon jeter le sac et le bâton et s’asseoir à l’ombre ! C’est ce qu’il y a de meilleur dans les excursions. — Réflexion de traînard ! direz-vous, maxime de ceux qui, parmi les beautés de la nature, goûtent surtout les oreillers de mousse et laissent volontiers à d’autres la gloire des grands efforts et des ascensions pénibles. Cela rappelle le fameux : Suave mari magno de Lucrèce… Pas le moins du monde ! Cette réflexion est inspirée par la nécessité même, par les lois inhérentes aux choses humaines. Celui qui ne sait pas s’arrêter ne sait ni marcher ni profiter de ses marches. Il faut quelquefois s’asseoir, regarder en arrière et devant soi, se souvenir et prévoir, examiner ses forces et son temps, écouter ce que disent au pèlerin, un instant arrêté, les brins d’herbe, les fourmis, les oiseaux. Il faut s’asseoir pour percevoir à travers les sons et les formes des choses qui passent, la voix de Dieu et le soupir de l’âme.
Celui qui ne sait pas s’arrêter ainsi ne rapportera que bien peu de ses promenades, dussent-elles prendre les proportions d’un tour du monde. Il en est de même de la vie. Pour la juger, l’apprécier, en reprendre le goût, en sonder le sens, il faut s’asseoir quelquefois sur ses bords et la regarder couler. Le meilleur de la vie et le plus utile, ce sont les haltes. — Que nous soyons harassés de corps ou d’esprit, que nos courbatures aient pour siège l’échine, le cerveau ou le cœur, il fait toujours bon se souvenir qu’on n’est ni un esclave ni une bête de somme. La fatigue trouble la vue, au physique et au moral. A mesure que nous peinons et que la lassitude ou la fièvre nous gagne, la vue claire des choses nous échappe. La tâche semble d’autant plus difficile qu’on s’y acharne davantage et sans discontinuer. Comme ces fardeaux, d’abord légers, mais qui paraissent plus pesants à mesure qu’on les porte et finissent par vous devenir insupportables, les labeurs ininterrompus se changent en corvées. Il arrive alors des moments terribles où nous nous sentons engagés dans une impasse sans issue, à nous heurter le front contre des obstacles insurmontables. Cela est vrai pour le travail matériel comme pour celui de l’esprit. L’un et l’autre se réduisent après tout à une application de la même énergie. Cette énergie augmente par l’exercice modéré, mais se rebute et peut s’anéantir par l’excès. La démoralisation s’empare facilement de celui qu’un effort démesuré a épuisé. On dirait qu’elle guette le travailleur, même le plus courageux, pour se jeter sur lui au moment où il plie sous le faix.
Autant qu’il est en nous, il nous faut donc songer en temps utile à nous donner quelque répit. Parmi les plus sacrés des droits de l’homme, il y a le droit au repos. Celui qui n’en use pas, ou empêche les autres d’en user, pèche contre l’humanité. Mais aussitôt que dans une vie se produisent les intervalles réguliers de calme et de réflexion, tout l’être se renouvelle. Un homme au repos est comme celui qui fait une cure. Moralement, il change d’air et de milieu. Il considère les choses à un autre point de vue. Il passe comme spectateur près de ce champ de travail où il agissait et, le regardant de plus loin et de plus haut, il comprend mieux son œuvre. En y travaillant il voyait le détail ; maintenant il voit l’ensemble et les alentours. La vie des autres et leur œuvre lui apparaissent dans leurs rapports avec son activité personnelle. Il établit des comparaisons et prend des leçons. Tout cela lui servira quand il reprendra sa place accoutumée. — Mais surtout en se reposant il éprouve du bien-être. La fatigue est une maladie dont le repos nous guérit, et les plus heureux des mortels ce sont les convalescents. Les contrastes qu’ils mesurent en échappant aux puissances de mort et de destruction pour renaître à la vie, sont pour eux une source infinie de jouissances que nul autre ne peut soupçonner. Si les paresseux savaient ce qu’éprouve le travailleur en se reposant, ils s’empresseraient de travailler, c’est indubitable. Des années de fainéantise données à ce qu’il est convenu d’appeler le plaisir, ne valent pas une heure de repos des vrais travailleurs. C’est pour ceux-ci que Dieu dévoile, quand ils prennent leurs aises, tout un monde de beauté et de richesse que nul autre ne peut connaître. Il leur dit, dans les crépuscules et les soleils couchants, dans le silence réparateur des soirs cléments, des choses éternelles qu’on ne peut entendre que lorsqu’on a supporté la chaleur du jour.