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Jeunesse

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III
L’IDÉAL

L’amour instinctif de l’existence peut s’égarer. Il peut dégénérer en ce quelque chose d’excessif qui, en tout, d’une qualité fait un défaut. Lorsque nous disons qu’il faut aimer la vie, s’y attacher de tout cœur, la considérer comme le plus grand des biens, nous ne voulons pas parler de cet amour lâche et égoïste qui se cramponne à l’existence personnelle et à ses agréments. C’est de la vie en général, dans toute son étendue et avec tout son contenu, que nous entendons parler. On peut aimer la vie comme la brute, l’être vil qui n’estime en elle que la faculté de manger, de boire, de dormir, de jouir. On peut l’aimer encore en lâche qui a surtout peur de souffrir, et qui n’est inspiré dans ses actes que par la peur. Aimer ainsi la vie est misérable. Ce n’est pas la connaître, c’est s’attacher à la surface, laisser le fond nous échapper. Quoique beaucoup en soient là, malheureusement, cette façon de comprendre la vie n’a jamais été celle de la totalité des hommes. Il s’est toujours trouvé des êtres qui aimaient la vie pour le bien auquel elle peut être consacrée, pour ce qu’on en peut faire, en un mot. C’est dans ce sens que, stigmatisant l’amour inférieur de l’existence, les Grecs attachaient une nuance de flétrissure à l’adjectif φιλοβιος. C’est dans ce sens que Schiller a dit :

Der Güter grösstes ist nicht dieses Leben,
Der Uebel grösstes aber ist die Schuld.

« Le bien suprême n’est pas cette vie, mais le mal suprême c’est la faute. » Ces paroles ne prêchent nullement le mépris de la vie, au contraire. Si l’esprit de dévouement et de sacrifice est possible (et Dieu sait que l’humanité en a fourni et en fournit journellement les preuves les moins contestables), si l’homme peut se donner pour une cause, ce n’est pas parce qu’il méprise la vie. Au contraire, c’est parce qu’il est animé d’une conception supérieure et d’un autre amour que celui que nous repoussons. L’amour inférieur nous fait perdre la vie, à force de nous river à ce qui n’en est que l’enveloppe ; l’amour supérieur au contraire nous la sauve, même en nous poussant à la sacrifier.

Et, en somme, cela est très simple, quoique ce soit, après tout, la plus grande chose du monde et la plus difficile à pratiquer. La vie, telle que l’aiment l’égoïste et le lâche, n’est pas toute la vie, elle n’en est qu’une parcelle. Ils substituent l’existence particulière à l’existence en général, et dans cette existence particulière, ils choisissent, pour s’y attacher exclusivement, ce qu’il y a de plus étroit et de plus fragile. Quoi d’étonnant si la fin d’un tel amour est le néant et le dégoût ? En aimant au contraire toute la grande vie humaine dont la nôtre est une partie, et par delà la vie humaine, la vie dont à son tour l’humanité n’est que la révélation — en aimant la Bonté, la Vérité, la Justice, nous dépassons notre être particulier et nous devenons les héritiers d’une vie plus noble, plus digne d’être possédée. Nous franchissons le seuil des choses transitoires pour poser le pied sur celles qui demeurent, et l’on peut dire que les plus vivants sont ceux qui savent le mieux se sacrifier, renoncer, mourir même. La plus grande vérité de l’histoire, c’est que l’humanité vit par la douleur, le sacrifice et la mort de ses meilleurs enfants. On ne saura jamais à quel point nous sommes dans la vérité lorsque nous disons que les plus vivants, ce sont ces morts-là. La vie, ce n’est pas ce pain qu’on mange, cet air qu’on respire, ce sang qui circule dans nos veines. Tout cela n’est que le vase extérieur ; c’est l’esquif fragile qui nous porte vers les rivages de Beauté, de Vérité, de Justice, de Force. Ceux qui ont salué ces rives de la grande vie, peuvent dire à l’autre : nunc dimittis. Le même Ecclésiaste qui a trouvé le monde si vieux, a estimé aussi qu’un chien vivant valait mieux qu’un lion mort. Dans aucun livre du monde il ne se trouve une plus merveilleuse devise pour le réalisme. Persuade-toi bien du contraire, jeune ami, qui poses le pied sur les premiers degrés de la vie. Un lion mort vaut mieux, à lui seul, que tous les chiens vivants. Remplis-toi l’âme de cette vérité. Tu seras alors à même de te forger un idéal.


L’idéal n’est pas un monde de fantaisie, situé bien loin dans les nuées inaccessibles, et si différent de la réalité qu’il faille à jamais désespérer de l’atteindre. L’idéal est la vive représentation des réalités dont nous portons en nous le germe. Dans le germe des plantes et des êtres vivants, on peut reconnaître au microscope de délicats linéaments à peine indiqués, marquant le point de départ des organes futurs. Ainsi se trouve indiqué dans l’homme tel qu’il est, ce qu’il doit devenir, s’il veut obéir à sa destinée et à la volonté qui est au fond de la vie. Vivre tout entier par toutes les parties de soi-même, réaliser les virtualités qui sont en nous, faire ce que nous pouvons faire, devenir ce que nous sommes capables de devenir, voilà le but de la vie. Voilà notre part ; le reste n’est pas à nous. Fac tua, sua Deus faciet. L’idéal d’un être humain doit être modestement limité à la nature humaine. Il y a, qu’on en soit sûr, assez de grandeur dans cette humilité. Si la graine jetée au sol avait conscience d’elle-même, elle rêverait, sous les sillons obscurs d’un beau champ doré où des milliers d’épis s’inclinent au soleil ; si l’œuf immobile et semblable au caillou pouvait avoir la notion des forces latentes qu’il recèle en lui, il aurait pour idéal un libre oiseau secouant ses ailes aux vastes plaines de l’azur. Que l’homme donc, dans sa jeunesse, se sonde, se connaisse, se mette face à face avec lui-même, et l’humanité lui apparaîtra dans sa beauté sublime. Le chemin qu’il doit suivre lui sera indiqué par sa nature même, par ses joies et ses souffrances, par tout ce qu’il est et par tout ce qu’il éprouve.


A une époque comme la nôtre où l’on a surtout souffert de la dispersion, de la division extérieure et intérieure, il faut aspirer à l’harmonie et à l’unité. Le manque d’équilibre est le grand mal individuel et social. Rechercher l’équilibre en nous et hors de nous doit être, par conséquent, comme le mot d’ordre d’orientation générale.

L’homme est d’abord un être individuel. Dire que l’individu n’est rien est aussi faux que de dire qu’il est tout. La solidité avec laquelle chacun de nous est rivé à sa vie personnelle nous montre bien que l’individualité n’est pas une illusion. A chaque minute de la vie, tout ce que nous éprouvons, peine ou plaisir, nous rappelle que nous sommes là, que nous sommes quelqu’un et quelqu’un de distinct. Rien de plus légitime par conséquent que le souci du développement individuel. Chacun de nous, dans sa jeunesse, s’apparaît à lui-même comme une personne inachevée dont il faut compléter les traits et la stature. C’est en cela que consiste l’éducation humaine.

Notre vie, qu’elle soit extérieure ou intérieure, se compose sommairement de deux larges parts dont l’équilibre est du plus haut intérêt. Ces parts sont la réceptivité et l’activité. La réceptivité concerne l’intelligence, le sentiment, les influences de climat et de milieu, la nourriture physique ou morale. Elle est l’organe multiple par lequel le monde, tout ce qui n’est pas nous-même, agit sur nous. L’activité comprend le mouvement, l’effort, le travail, tout déploiement d’énergie, toute manifestation de notre volonté. Elle est la réponse à l’action extérieure, notre réaction personnelle, notre contribution au vaste domaine de la vie.


Ce que nous avons pu constater jusqu’à présent, un peu partout, est que nous sortons d’un âge où, malgré un déploiement colossal d’activité, l’homme a été développé dans sa réceptivité plus que dans son énergie. Notre éducation a culminé dans l’instruction, et celle-ci dans l’ameublement de l’esprit plutôt que dans sa culture et dans le développement de son originalité. Dans la pratique, notre recherche du bonheur a visé à la satisfaction qui vient des impressions et des jouissances, soit de l’esprit soit du corps, plus qu’à celle qui vient de l’action.

Il faut que ce travers soit bien répandu, puisqu’on le constate universellement. Je lis dans une pièce du poète suédois Ibsen, intitulée : Ligue de la Jeunesse : « La faute capitale de notre éducation est d’avoir mis tout le poids sur ce qu’on sait au lieu de le mettre sur ce qu’on est. Aussi voyons-nous à quoi cela aboutit. Nous le voyons par l’exemple de centaines d’hommes capables qui manquent d’équilibre et se montrent tout autres dans leurs sentiments et leurs dispositions que dans leurs actes ! »

Nous avons relégué l’énergie et la volonté au second plan. Un homme était surtout une intelligence, un cerveau, au lieu d’être un caractère. Cette lacune se remarque jusque dans les sciences psychologiques, où tout ce qui se rapporte à l’intelligence a été beaucoup plus approfondi que ce qui se rapporte à la volonté. Nous sommes là en présence d’une grave lacune. A quoi servent l’esprit, l’intelligence, quand ce régulateur qu’on appelle la volonté est absent ? La volonté est debout au gouvernail de la barque, quand elle chancelle et se déroute, le vaisseau a beau être bien construit, le naufrage est à redouter. Que la jeunesse porte donc son attention de ce côté-là. Que la culture de l’énergie personnelle, de l’action, de la force physique et morale devienne un but particulier, ardemment poursuivi.

Il y a autant de formes d’activité que de formes de réceptivité. Celui qui s’observe, aura remarqué que le monde et les hommes produisent sur lui des impressions d’ordre physique, intellectuel, moral, esthétique, religieux, selon qu’ils agissent sur telle ou telle forme de sa sensibilité. Quoique ces formes diverses doivent avoir une racine commune, il est impossible de les confondre ou de les remplacer l’une par l’autre sans errer gravement. On n’est vraiment homme que lorsqu’on accorde leur valeur à chacun des éléments de son être tout entier. Notre sens religieux et moral a été négligé, méconnu. Nous commençons à nous apercevoir qu’il fait partie de notre réceptivité normale aussi bien que le sens esthétique, par exemple. Le négliger c’est se mutiler, le nier c’est s’insurger contre des faits positifs. Il est évident que l’activité s’en ressentira, recevant ainsi de nouvelles excitations et des motifs nouveaux. L’homme religieux ou moral obéit à des mobiles que finit par ignorer celui qui néglige de cultiver en soi le sens du bien et celui du divin. — Je m’attacherai surtout dans ce qui va suivre à rappeler ce qui risque d’être oublié, et à insister sur ce qu’on a le plus besoin d’entendre. Je ne m’attarderai pas à parler de l’instruction, des recherches scientifiques, des études proprement dites, des programmes, de tout l’ensemble enfin de la culture intellectuelle ou esthétique. Ces choses ont été dites par les hommes spéciaux. Mais je m’arrêterai d’autant plus à l’éducation de la volonté et aux sujets connexes de la discipline, du travail ainsi que de leur contre-partie, le loisir et les distractions, où je crois avoir des idées personnelles à exprimer. De même je réserve une place d’honneur au sentiment religieux.


Mais l’homme n’est pas un individu seulement. Mieux il se connaît dans ses origines, ses attaches innombrables avec les ancêtres et les contemporains, mieux il sent qu’il fait partie d’un tout. Ce qu’il a et ce qu’il est, il le tient en majeure partie d’autrui. Il est comme une maille de filet, distinct, mais indissolublement attaché à l’ensemble. En un mot l’homme est un individu social. La solidarité l’environne et le pénètre à tel point qu’il ne voit plus qu’elle dès que ses yeux se sont ouverts à ce fait immense. Donc il faut qu’il soit initié à la vie sociale et qu’il s’y élève par degrés à travers la famille, l’amitié, l’amour, la patrie. A ce compte seulement il est un homme.

Nous consacrerons le reste de ce livre à détailler quelques traits de cet idéal afin de faire entrevoir toute la richesse de vie qu’il renferme.

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