Jeunesse
I
LE MONDE EST-IL VIEUX ?
Je suis venu trop tard dans un monde trop vieux.
A. de Musset.
Die unbegreiflich hohen WerkeSind herrlich wie am ersten Tag.Gœthe.
Le monde est-il vieux ? L’Ecclésiaste le pense. Il n’y a rien de nouveau sous le soleil, dit ce vieillard désabusé, et l’impression de lassitude sénile qu’il traduit par ces mots, laisse derrière elle un écho prolongé dans les siècles finissants et les vies usées. Tout est vieux : tout a été dit et redit, vu et revu. Plus rien de frais, plus rien d’inédit. Les mots : étonnant, imprévu, admirable, ou simplement le mot neuf, sont des termes d’un vocabulaire hors d’usage. Les qualités qu’ils expriment ont cessé d’exister. Vieux est ce soleil, ce monde, ces monts pelés, ces rochers crevassés ; vieille la vie humaine avec tout ce qu’elle contient ; vieille la misère ; vieux l’amour ; vieilles toutes nos œuvres ; art et littérature, vieilleries retapées. Si vieille est la société que les nouveaux venus naissent vieux. Ils sont usés avant d’avoir vécu, fatigués avant d’avoir travaillé ; un signe de décrépitude est sur leur front. Et cette impression de marasme et de caducité, notre siècle n’a fait que l’accentuer encore par ses excès, sa vie enfiévrée, sa rage de tout voir, de tout classer, de tout étiqueter. Tous les chemins sont des chemins battus. Partout on marche sur la trace de quelqu’un. La terre et l’histoire, le monde extérieur et le monde intérieur, tout est piétiné ! Que si, pour échapper à cette impression horrible de vivre de choses réchauffées, nous essayons de nous réfugier au sein du passé, les vieilles religions nous communiquent la même impression sous une forme plus accentuée. Pour elles, en effet, tout est connu, fixé, contrôlé d’avance, depuis un temps immémorial. Nous vivons pour la dix-millième fois la même vie, et nous devons répéter les mêmes formules que d’autres viendront répéter après nous, et il en sera de même jusqu’à la consommation des siècles. La carte de l’infini est dressée. Plus de découvertes à faire. Plus de révélation, car Dieu lui-même, Dieu surtout est vieux : il y a longtemps qu’il a cessé de créer.
Ne croyez pas un mot de tout cela. Ce sont raisonnements et impressions de gens qui confondent le monde avec leur pauvre petite existence.
« Il est des temps où l’on vieillit plus vite qu’en d’autres. Dans les âges sceptiques, les âmes vieillissent promptement, parce qu’elles ne savent où se retremper. Jamais une conversation intérieure ni un souffle des hautes régions ! L’homme se fait poussière, longtemps avant sa mort, et il ne s’en aperçoit pas. Là est le danger de notre temps, la sécheresse morale. Cherchons donc des sources nouvelles pour nous y abreuver, pendant que la soif nous reste encore ! » (Edgar Quinet : L’Esprit nouveau.)
Certes, il est des choses respectables par leur durée, d’autres qui se sont vues souvent ; mais si cela est vrai d’une vérité relative, il est beaucoup plus vrai et d’une vérité absolue que rien n’est vieux sous le soleil, pas même le soleil. Tout est nouveau. Ce qui est le plus nouveau peut-être, ce sont les quelques banalités qui ont de tout temps rempli la vie humaine et devant lesquelles les nouveautés du jour si vite flétries et fanées comptent aussi peu que la minute qui s’enfuit dans l’éternité. Tout serait vieux, rabâché, archiconnu ! il faut être ignorant à l’excès pour dire cela. La vérité est que nous ne savons presque rien, que nous n’avons que des vestiges de connaissances et qu’au delà s’étend l’immense inconnu d’où surgissent à chaque instant les plus étonnantes surprises. Pour quelques ornières piétinées, il y a des profondeurs sans fin où nul pied d’homme ne s’est posé. Dans l’univers extérieur comme dans la vie de l’âme, comme dans la société humaine, si grande est la terre vierge que celle que nous connaissons compte à peine.
Et encore ! comment la connaissons-nous ? Que représenterait dans l’immensité des espaces et des mondes la proportion de terre que l’homme a remuée avec la pelle ou la charrue ? C’est exactement ce que représente notre savoir et notre expérience comparés à la réalité des choses. Toutes les distances que nous avons parcourues sont comme un pas d’enfant sur l’abîme des cieux. Nos vices, même les plus affreux, sont impuissants à souiller la création. Qu’est la petite quantité d’air vicié où nous enfermons nos existences anormales en comparaison du souffle de vie qui enveloppe les cimes neigeuses et couvre les océans ?
On a trop répété le précepte de l’Ecclésiaste, La jeunesse se l’est assimilé. La première condition d’une renaissance à la vie vraie est de jeter par-dessus bord cette boutade d’octogénaire blasé et revenu de tout. Heureux ceux qui peuvent comprendre cela, c’est le commencement du salut. Malheureusement il en est qui ont perdu ce qu’il faut pour le comprendre. Il y a des gens pour qui tout est positivement vieux. Ce sont les sociétés mûres pour l’écroulement, et les hommes mûrs pour le néant : Prodromes de mort, symptômes de catastrophes prochaines que tout cela ! Laissons parler ainsi ceux qui sont à la fin d’un monde, et prenons hardiment pour nous la devise de ceux qui sont au commencement !
Le premier bien et le premier devoir pour un jeune homme, c’est d’être jeune. Aux vrais jeunes tout est jeune. La fraîcheur de leur âme et de leur vie est pour eux la capacité de sentir et de découvrir la nouveauté et la fraîcheur du monde. Ils sont curieux de tout ; tout les frappe, et sur les choses du corps comme sur celles de l’âme flotte pour eux cette auréole qui fait pressentir l’infini à travers les choses finies. La vie est une révélation. Révélation en grand à l’humanité, révélation aussi en particulier à chaque être. Nous découvrons le monde à travers la conscience de l’humanité et la nôtre. On a beau aimer, haïr, prier, chercher, souffrir, mourir depuis d’innombrables siècles ; pour ceux qui passent par là, qui vivent par eux-mêmes, non par procuration, amour, haine, prière, recherches, souffrance et mort sont neuves comme au premier jour. Les précautions sont prises pour que ces choses-là ne vieillissent pas. Toutes les souillures, les crimes, les impostures, tous les mensonges humains ne peuvent empêcher qu’il y ait constamment des êtres qui font la découverte de l’amour, de la religion du cœur, du bonheur d’apprendre et de chercher, comme si personne avant eux n’avait éprouvé les mêmes choses. Rien n’est plus vrai que cela. La création est prodigieusement riche. Pour la trouver pauvre il faut être soi-même stérilisé. La vie anormale et factice produit cet effet. Mais les hommes ont beau dire, écrire, imprimer, chanter ou pleurer en proclamant sur tous les tons que le monde est vieux, usé, banal ; les oiseaux chantent le contraire, l’Océan qui rugit renchérit sur les oiseaux, et les soleils et les mondes étant du même avis, le proclament plus haut encore, et la conclusion est que le fond des choses est l’éternel devenir et la jeunesse éternelle.