Jeunesse
VII
LA FOI
« La vérité morale et sociale est comme une de ces inscriptions tumulaires sur lesquelles tout le monde passe en allant à ses affaires, et qui de jour en jour s’effacent davantage, jusqu’à ce qu’un ciseau secourable vienne en approfondir les traits dans cette pierre usée, tellement que tout le monde est forcé de l’apercevoir et de la lire. Ce ciseau est entre les mains d’un petit nombre d’hommes qui se tiennent obstinément baissés vers l’inscription antique, au risque d’être heurtés et foulés sur le marbre par les pieds inattentifs des passants. »
Vinet.
« Der religiöse Glaube ist einfach durch sein Vorhandensein im Gemüth, der im Menschengeist selbst geführte Thaterweis des göttlichen Geistes ! »
Lipsius.
La foi ! N’est-ce pas par elle qu’il eût fallu commencer ? Ne détermine-t-elle pas toute la vie ? C’est à l’entrée, le regard fixé sur le but suprême, que nous nous la figurons le plus volontiers ! Sans doute, cette manière de voir est en partie juste, et tous, tant que nous sommes, nous rencontrons à l’entrée de la vie, sous une forme ou une autre, une interprétation des choses qui s’offre à nous pour nous guider. Mais cette interprétation est le fruit de l’expérience d’autrui et en somme le résultat de leur vie. En disant donc qu’on ne commence pas par la foi, mais qu’on s’y achemine, on reste sur un terrain très ferme. C’est là que nous désirons nous placer, autant par égard pour ce temps, que par égard pour la jeunesse à laquelle nous nous adressons. Pour se reconstituer une foi, ce temps a besoin de se rendre compte comment naît la foi, et c’est là aussi un des besoins les plus sérieux et les plus profonds de la jeunesse.
On entend communément par foi l’adhésion à un corps de doctrine qui se présente à nous avec un caractère d’autorité. Dieu à une certaine époque aurait révélé la vérité aux hommes, une fois pour toutes. La révélation ainsi faite constitue un bloc dont certains hommes et certaines sociétés sont les dépositaires. Représentant la vérité divine, ils réclament la même soumission que Dieu. Il ne s’agit pas de peser, d’examiner, de discuter ce qu’elles nous apportent, mais de le recevoir à genoux au milieu du silence imposé à notre être tout entier, malgré ses répugnances ou ses révoltes. Dieu a parlé, cela doit suffire. Toutes les vieilles croyances autoritaires en sont là. Ce premier point d’où elles partent et qui entraîne le reste, est le gros point litigieux sur lequel elles se séparent de l’esprit moderne. Mais hâtons-nous d’ajouter que l’esprit moderne se rencontre ici avec le Christ et l’Évangile. Jésus ne recherche pas la soumission, mais la conviction, et il donne à ceux qui l’écoutent comme critérium de sa parole : « Celui qui voudra faire la volonté de mon Père qui est aux cieux, reconnaîtra si ma doctrine vient de Dieu ou si je parle en mon nom. » En disant cela, il indique que la foi naît de l’expérience et que, pour nous mettre dans les meilleures conditions possibles d’expérimentation, il faut essayer d’être des hommes. Vouloir faire la volonté du Père signifie en effet : sonder sa vie, afin de réaliser ce qui est en elle et d’accomplir la volonté dont elle est issue. Celui qui veut remplir sa destinée d’homme et lui être en tout point fidèle, constitue en lui-même la base la plus solide pour arriver à posséder la vérité humaine et pour juger les doctrines. On a reproché à ces idées d’ouvrir la porte à la fantaisie individuelle et de manquer de respect à la vérité. Elles supposent au contraire le plus grand respect de l’homme et de la vérité divine, que l’on puisse atteindre jamais. L’homme y est respecté dans sa liberté et sa nature. Il ne doit être amené à rien ni par la violence ni par la séduction ; mais pas à pas, comme l’enfant apprend à lire, sa conscience doit apprendre à épeler la vérité. Dieu lui-même se soumet à son jugement, il se montre, il ne s’impose pas, il cherche à se faire accepter. Je sais que ce sont là choses graves à dire, où l’on sent le besoin de s’abriter derrière un plus grand, et je suis bien aise qu’elles aient été proclamées par le Fils de l’Homme. D’ailleurs, si l’homme est respecté, Dieu l’est aussi. Sa vérité, pour être admise, ne réclame pas des yeux fermés, mais des yeux grands ouverts. Quand le Christ, se sentant tout pénétré d’elle, l’annonce aux hommes, il leur dit : Recueillez-vous, ceci est saint, ceci est grand. Le premier venu ne saurait le saisir, il faut de l’effort et de la peine. Ramassez toutes les puissances qui sont en vous, faites appel à toute lumière, à tout secours, essayez d’être des hommes par l’intelligence, le cœur, la volonté, de ne vous réduire et vous mutiler en rien, par aucun ascétisme et par aucun vice, et il vous sera donné de saisir dans ma parole, non pas le son fragile d’une voix qui s’éveille et s’éteint, mais l’écho même des réalités éternelles.
Ceci dit, nous pouvons tranquillement poser notre base que voici :
Le monde entier des faits intérieurs et extérieurs, y compris l’histoire avec ses traditions, constituent le champ de l’expérience, qui est la base de la foi.
La foi est le sommet de la vie, de toute la vie, la synthèse totale de l’induction humaine ! Toutes nos expériences et celles du passé vivifiées à travers notre âme se condensant ensemble et constituant pour nous la révélation personnelle que nous a fait la vie : voilà la foi. C’est dire qu’on y arrive par des centaines et des milliers de chemins, souvent bien différents les uns des autres ; mais ces chemins ont tous ceci de commun : ce sont des étapes vers l’infini. L’homme est en évolution, et avec lui la nature entière, de l’atome et de la cellule vers la vie parfaite. Sa loi c’est le devenir. Et quand il prend conscience de ce fond de sa destinée, aucun phénomène ne lui apparaît plus comme isolé. Tout se tient, se lie, se ramène à l’ensemble, tend plus loin et plus haut. Chaque pas annonce le pas suivant. Ce sens qui prend la vie dans son ensemble, remonte à son origine, pousse au delà de son terme, la rattache à un point de départ et à un but, enveloppe en un mot tout ce détail dont nous sommes faits, dans la grande volonté qui est au fond des choses, est le sens religieux. Il est essentiel d’insister sur la forme primordiale que revêt le sens religieux, lorsqu’il commence à agir et qu’il n’a pas abouti encore à cette conclusion élevée, fleur dernière et sublime que nous appelons la foi. Cette forme se nomme la piété, et elle est elle-même une manifestation ennoblie du respect. La piété est le respect confinant à l’au-delà. Je la compare à cette ligne de l’horizon marin où le bleu des mers se confond avec le bleu du ciel. Nulle part l’intime pénétration des choses humaines et surhumaines ne se sent mieux que dans la piété. Elle pressent et vénère dans chaque réalité humble, la réalité supérieure. La piété est, avec le respect, le phénomène humain le plus important. Pour notre temps, et pour notre jeunesse en particulier, on ne saurait s’en exagérer la valeur. Ces deux sentiments se mêlent constamment à l’attitude de l’homme en face des choses. Ils donnent le ton à sa vie morale, et en marquent l’intensité. — Un être qui vit mal perd le respect et perd la piété. L’impiété est un crime complexe où se résume le mal que nous avons commis en détail. Il se peut que l’homme n’arrive pas à croire à la vie, nul ne peut lui en faire un reproche, s’il a gardé la piété. Mais si le manque de foi est le résultat de l’impiété, nous sommes en face d’un suicide moral.
Ce que l’on peut observer de plus étrange dans ce domaine, c’est la foi sans la piété ; foi raide, hautaine, antipathique, dépourvue de ce parfum d’humanité sans lequel rien ne vaut. Une foi qui ne pratique pas le respect, a le verbe haut et dur et même se moque au besoin de la foi d’autrui. Il faut se méfier de ce genre de foi. Ce n’est qu’une apparence vaine. L’arbre est resté debout, mais les racines sont coupées : regardez-y de près, il est mort. Mieux vaudrait être pieux et incroyant.
Si j’insiste tant sur le respect et la piété, je sais pourquoi. Pour nous reconstituer une foi vivante, ce sont là les conditions premières. Or c’est bien d’une reconstitution qu’il s’agit aujourd’hui, non seulement pour ceux qui ont rompu avec le passé, mais aussi pour ceux qui ne savent plus comment accorder des traditions vénérées avec des convictions personnelles tout aussi respectables. L’humanité en est arrivée à une de ces époques où il faut, pour pouvoir continuer, qu’elle se retrempe à la source de vie et d’espérance. Nous le ferons d’autant mieux que nous serons plus pénétrés de piété filiale vis-à-vis du grand passé religieux dont les symboles, les mœurs, les idées contiennent tant de trésors, et que nous nous approcherons d’autre part plus respectueusement de la vie actuelle et de ses réalités. Ainsi l’histoire comme la vie nous montreront sous des formes diverses la même humanité toujours à la recherche du verbe qui doit l’expliquer à elle-même et lui donner la paix.
Il s’est fait, dans ce siècle dominé par tant de bruits, un travail modeste, travail d’avenir s’il en fut, mais complètement ignoré du plus grand nombre. C’est celui qui a consisté à remonter partout au berceau des traditions religieuses. Ce travail nous permet d’assister à leur genèse et de les comprendre mieux quelquefois que les contemporains immédiats. Il a été surtout mené avec une infatigable activité, pour tout ce qui concerne le Christ et son œuvre. Et plus nous nous replongeons dans cette étude, plus il apparaît, en premier lieu, que le Christ est un inconnu, non seulement dans le monde, mais encore dans les Églises qui se réclament de lui. Si quelque chose est obstrué, terni, dévié de sa direction première, c’est bien le vieil Évangile. Ce sera l’éternel honneur de la théologie historique, d’avoir rapproché l’Évangile primitif de la conscience du temps présent. Faute de cette clef, nous étions à jamais séparés par le cœur et la pensée d’une époque lointaine dont les formules intellectuelles et les mœurs nous étaient devenues lettre close. Mais maintenant le fil de l’évolution humaine est renoué. Dégagées de ce qu’elles ont de local, de transitoire, débarrassées des superfétations ultérieures, les grandes vérités fondamentales de l’Évangile nous apparaissent dans leur portée réelle. Dans sa pensée, comme dans sa pratique, dans sa façon d’interpréter le monde comme dans sa manière de régler l’activité humaine, l’Évangile dépasse à tel point toutes les Églises qui se sont réclamées de lui, qu’il est dans l’avenir bien plutôt que dans le passé. Et plus on fixe son attention sur ce sujet, moins on peut s’empêcher de constater une grande affinité entre cet Évangile oublié et les meilleures aspirations de l’esprit moderne. Nous sommes faits pour nous comprendre, et cela pour une multitude de raisons dont je me contenterai d’indiquer quelques-unes.
Notre temps a rompu avec les idées générales, surtout en ce qui concerne la métaphysique. Il lui serait bien difficile sinon impossible de s’assimiler la religion, même la plus pure et la plus élevée, si elle se présentait sous la forme d’une doctrine métaphysique. Or la sobriété de Jésus pour tout ce qui concerne le monde transcendental est extrême. Il a fait descendre la religion du ciel sur la terre, des grandes préoccupations cosmiques dans la conscience humaine. Ce qui nous frappe surtout en lui, c’est ce caractère d’humanité dont sa personne et sa doctrine sont imprégnées. Il a montré à l’homme la grandeur de son humble mission ; ce chemin étroit qui va vers les sommets divins à travers les longues patiences et les labeurs obscurs. En même temps il a humanisé Dieu. Le mot de Vinet est bien vrai : Cette belle parole d’un païen : Je suis homme et rien d’humain ne m’est étranger, l’Évangile l’a mise dans la bouche de Dieu. Cela n’est pas vrai seulement parce que Jésus a prêché la Pitié éternelle qui souffre de nos douleurs, la réparation, par le sacrifice, et par le pardon de ce péché qui tue la pauvre humanité, mais encore parce qu’il a fait sentir que pour l’homme, la plus pure révélation de Dieu et la plus familière, c’était l’homme. Cette grande vérité psychologique, qu’un être ne peut atteindre par l’intelligence et le cœur que les réalités dont il a le commencement en lui, éclate à chaque pas dans l’Évangile. Elle en fait l’humilité, puisqu’elle le fait descendre vers toutes les misères ; mais elle en fait aussi la hardiesse et la puissance, puisque à travers ces misères mêmes nous remontons de degré en degré jusqu’à la source de vie, pour nous entendre dire : vous êtes de la race de Dieu. Jésus a fait plus qu’annoncer Dieu, il l’a fait sentir et rendu en quelque sorte plus évident que le monde. A travers cette vie sainte, le Dieu inconnu et caché se traduit en langue humaine, Dieu est là, on le voit, on le sent, son esprit passe à travers les cœurs qui s’aiment et se réveillent à la justice : c’est une aurore de Dieu sur l’humanité. Cette nostalgie du divin, cette soif de vie permanente, cet ardent désir de tremper nos lèvres à la source même, de ne plus croire sur la foi des autres et par procuration, mais de voir, toucher, d’entrer nous-mêmes au saint des saints et d’y adorer, ce n’est que sous cette forme que nous pourrons la satisfaire.
Une autre raison qui nous recommande l’Évangile est celle-ci : Il faut que la foi de ce temps soit très humble. Nous ne pouvons pas compter, comme certaines grandes époques de synthèse, de découvrir dans cette génération le verbe qui réponde à toutes nos questions et soit la formule adéquate de notre pensée entière. Cieux et terre, tout est changé, et les mondes ne se refont pas en si peu de temps. Nous contenter du pain quotidien, du verre d’eau qui ranime et permet de marcher encore, voilà notre lot. Pour nous donner cela, le Christ est merveilleux. Il est venu à l’heure où les dieux se mouraient, où les temples se crevassaient, où dans la majesté séculaire des vieux cultes, du culte juif comme des autres, l’âme inquiète trouvait un fardeau de plus, au lieu d’un soulagement. Par delà les coutumes vieillottes et les formalismes décrépits, par delà l’orgueil sacerdotal et les finesses des scribes, il a renoué l’antique et humaine tradition des prophètes humbles devant Dieu et fraternels avec les misérables, grands en face des maîtres de la terre et redoutables pour les méchants. Il a dit à tous ceux qui cherchaient et travaillaient : Une chose est nécessaire : Se confier au Père, se donner aux Frères. Il a dit en outre cette parole qui est le centre de toute justice : L’âme vaut plus que le monde. Il a recherché les petits, ceux qu’on écrase et qu’on oublie, le peuple, l’enfant, les grands labeurs et les souffrances profondes, la simplicité, le sacrifice. Ne disant que le strict nécessaire pour ne pas multiplier les paroles, il s’est jeté tout entier dans l’action et a recommandé la fidélité dans les petites choses, et par là encore il est comme fait pour nous. Écartez tous les commentaires tendanciels, tous les accaparements de sa personne et de sa doctrine, mettez-vous en face de cette croix du Calvaire et vous le verrez bien : Du fond de votre conscience, à travers les douleurs saintes des justes de tous les temps, à travers ce sentiment de justice si vivace dans l’âme moderne, vous entendrez quelque chose vous dire : La vérité, la voilà pour l’homme : Se confier, se donner. Le salut du monde vient de ceux qui ont pratiqué cette loi jusqu’à la mort.
Et qu’on ne se figure pas que cette simplicité de foi qui tient en trois mots soit de la pauvreté. Toutes les grandes époques de foi ont été sobres de paroles ; elles étaient d’autant plus riches en tout ce qu’aucune parole ne saurait exprimer, en amour, en puissance, en joie. Les systèmes viennent sur le tard, quand l’esprit s’est enfui. Ils se multiplient alors, ils pullulent, et les gros volumes s’entassent. Au commencement il y a autre chose, et je préfère bien cela. J’ajoute que c’est là ce qui convient le mieux à la jeunesse.
Il y a dans cette folie divine de l’Évangile de confiance, de sévérité, de simplicité et d’amour, quelque chose qui s’empare d’emblée des cœurs jeunes. Certaines religions sont bonnes pour abriter les vieux égoïsmes, les sénilités, les puérilités, ou encore pour soustraire aux bruits du dehors les cœurs déçus, ou encore pour endormir doucement les consciences et les intelligences. Celle-ci est surtout faite pour la vie et les vivants. Elle nous jette en pleine action, en pleine mêlée ; elle nous fait faire un beau départ avec vaisseaux brûlés derrière nous. Point de regard en arrière ! C’est énergique, viril, joyeux. Cela sonne et vous enlève comme le clairon des batailles !
Il est enfin un point d’une importance considérable et qui doit fixer l’attention de tout penseur sérieux. L’Évangile est si humain que même ceux qui ne le connaissent pas ou en rejettent certaines parties, ne peuvent s’empêcher de se rencontrer avec lui dès qu’ils veulent pratiquer la bonne vie. Il est bien difficile de respecter l’homme dans son intelligence, sa conscience et ses droits, sans arriver, je ne dis pas à croire au Père, à l’éternelle Justice et à la Vie éternelle, mais du moins à se conduire comme si l’on y croyait. Or celui qui en est arrivé là a déjà élevé, dans son cœur et son activité, un autel au Dieu inconnu. — Jésus lui dirait : tu n’es pas loin du royaume des cieux. Dans une récente étude sur Alexandre Vinet, un de nos historiens contemporains dit : « Cette humanité, cette universalité de la doctrine et de l’esprit de Vinet, lui assure un accueil sympathique et une influence sérieuse, même sur ceux qui ne croient point aux dogmes chrétiens, mais qui croient à la conscience et à l’existence de réalités invisibles que la conscience pressent et révèle[18]. » Appliquée à l’Évangile lui-même, une pareille remarque serait plus juste encore.
[18] Gabriel Monod : Alexandre Vinet (Revue chrétienne, mars 1891).
Je voudrais, en parlant de la Foi et de sa reconstitution, insister sur l’indépendance. Respectez-vous vous-mêmes, jeunes gens qui cherchez et peinez dans le domaine des idées ! Aimez votre pauvreté ! N’ayez pas peur de commencer avec peu de chose et de l’augmenter lentement et sûrement. C’est la loi inéluctable des conquêtes spirituelles. N’écoutez pas les spéculateurs qui vous parleront de richesses acquises subitement. Ce sont les pires tentateurs. Plus que la virginité du corps, gardez celle de l’esprit. La Foi est sœur de la Liberté. En cage, elle meurt toujours. Ne vous asservissez jamais pour mieux vivre. Vous y perdriez le peu que vous possédez. Mais en revendiquant ainsi et en pratiquant l’indépendance spirituelle, en l’accordant aux autres autant que vous la réclamez pour vous-mêmes, souvenez-vous que l’homme est un être social. Il l’est en religion comme ailleurs.
La Foi, certes, est personnelle ; mais elle a cela de commun avec l’amour qu’elle est un lien d’autant plus énergique qu’il est moins imposé. Il est indispensable de rechercher la confraternité religieuse et de cultiver en commun ce que l’on espère et croit, ce que l’on adore, enfin. D’ailleurs la forme religieuse de demain se rapprochera de celle du christianisme primitif : elle sera le temple vivant des frères unis par le même amour. En outre, il convient de respecter la solidarité héréditaire et traditionnelle dans ce qu’elle a de meilleur, sous peine de perdre tout le fruit de l’histoire. Lorsque l’on appartient par la naissance à un milieu religieux, c’est un devoir de lui vouer une grande reconnaissance. Aimer son église est bon comme aimer sa famille et son pays. Mais ici se présente un écueil : l’esprit de parti en religion, l’esprit exclusif. Jeunes croyants, fuyez-le comme la peste ! Mieux vaudrait être seul que de cultiver en commun l’esprit d’exclusion et l’orgueil spirituel. Comme en toutes choses, ce temps-ci demande, sur le terrain de la foi, une grande largeur. Le devoir de l’heure présente est de fraterniser, et les Églises particulières, quelle que soit leur raison d’être, ne sont bonnes qu’à condition de nous préparer à l’Église universelle. Il y a des heures dans l’histoire où il faut être l’homme d’une cause particulière, définie, où il y a en un mot un trou à faire dans un certain sens, et où il convient de s’enrégimenter. Aujourd’hui le devoir pressant est de franchir les murs de séparation et de se tendre les mains par-dessus les clôtures. Retrouver l’humanité, redevenir des hommes, si cela est le mot d’ordre en pédagogie, en politique, sur le terrain social, combien plus ne devrait-on pas s’en souvenir sur le terrain religieux, le plus large de tous, et que l’étroitesse d’esprit parvient à morceler et à rétrécir d’une si lamentable façon. Que la jeunesse le comprenne ! Honneur à tout attachement sincère qui nous lie à la famille religieuse dont nous sommes issus ! Mais voilà, le temps est revenu où, vues des hauteurs de l’esprit, les collines inégales de Morijah et de Garizim se valent, et ceux qui les habitent font bien de saisir le bâton du pèlerin et de remonter plus haut vers un horizon moins borné. Là ils entendront des choses qui leur feront dire avec les vieux pèlerins de la première Pentecôte : Quoi, nous venons des quatre coins du monde, et nous entendons parler ici chacun sa langue maternelle, et transportés de joie en se découvrant frères, eux qui se croyaient séparés, ils éprouveront des sentiments que ce monde intolérant et disputeur ne connaît plus ; à travers la pure humanité, ils retrouveront ce contact avec les réalités éternelles qui soulève l’homme de la poussière ; et une même prière résumera tous leurs cœurs : Notre Père qui es aux cieux !
Nous voici au point culminant : A force d’être fraternels, arriver à découvrir le Père ; à force de fidélité, arriver à pressentir les choses éternelles à travers celles qui passent, c’est le but de la vie. Ici convergent tous les sentiers sur lesquels nous avons marché. Ici l’idéal trouve sa couronne. Ici se constitue l’unité suprême. C’est pour cela que les fleurs sont belles, que brillent les étoiles, que l’éternelle énigme de l’amour renaît tous les printemps. C’est pour cela que l’homme peine, travaille, pleure. Heureux s’il lui est donné d’extraire de toute l’existence, comme un pur parfum, ce credo filial qui est à l’amour instinctif de la vie, ce qu’est à l’impression obscure un sentiment émergé en pleine conscience, ce qu’est au premier sourire de l’enfant la déclaration du jeune homme lorsque dans un élan de tendresse il s’écrie : ma mère !
Telle est la voie où nous t’invitons à marcher, élite aimée de notre jeunesse ! Du sein de tes labeurs, de tes douleurs, des luttes de ton intelligence avec les ténèbres, et de ta volonté avec le mal, élève ton cœur vers ces vérités si vieilles et si neuves, si familières et si oubliées ! Laisse souffler sur ta tête le vent de l’Esprit ! Connais du mystère et l’épouvante et la tendresse, et puisses-tu, sur ta route confondue avec celle de l’humanité, voir monter l’aube attendue ! Ainsi tu vaincras le mal que tu recueilles avec l’héritage de tes aînés. Quant au bien qu’ils ont fait, tu le feras fructifier au centuple. En mettant cet esprit dans leur vaste outillage scientifique, dans les merveilleuses conquêtes qu’ils te laissent, quelle œuvre tu pourras accomplir ! Puisses-tu devenir ainsi, en ce temps divisé, fatigué, usé, cette force dont parle quelque part notre Michelet en disant : « Qu’un jour elle enlèvera le vieux monde dans un souffle de Dieu » !