Jeunesse
IX
LA JEUNESSE RÉACTIONNAIRE
En face des difficultés très réelles que nous traversons dans les choses de l’esprit et que des phénomènes analogues dans les domaines multiples de la vie pratique rendent plus poignantes encore, les détracteurs de l’esprit moderne crient au naufrage et conseillent les réactions. Car l’esprit moderne a ses détracteurs acharnés qui considèrent la crise actuelle comme la condamnation de toute une série de siècles. Ils accusent à la fois la science, la liberté civile et religieuse, tous les mouvements indépendants de l’humanité, dans l’idée comme dans le fait, et n’espèrent de salut que dans un retour pur et simple au passé. Les hommes qui partagent ce point de vue groupent autour d’eux une partie de la jeunesse et, avec une grande énergie et un dévouement admirable chez quelques-uns, ils essaient de la détacher du présent, de ses aspirations, pour l’engager à s’inspirer dans le passé et à le faire revivre. C’est une entreprise titanesque, quand on envisage la somme des efforts nécessaires et l’étendue du but. Car voici de quoi il s’agit : Considérer tout le développement moderne tel qu’il est sorti de la Renaissance, de la Réforme, de la Révolution et de la Science, comme une erreur colossale, Effacer cette erreur de l’histoire, avec toutes ses conséquences, et ramener la société au statu quo ante.
Rien de ce qui est humain ne doit nous être étranger. Une réaction est une chose humaine, légitime parfois et utile, à condition qu’elle soit maintenue dans ses limites qui ne sont autres que le droit commun. Je déclare donc que je n’ai aucune antipathie préconçue contre le mouvement dont je parle. Le bien n’est jamais affermé en monopole à une seule tendance de l’esprit ; il est répandu un peu partout. Et le bien qu’il y a dans les réactions, c’est de nous donner à réfléchir. En général ce qui n’a plus aucune raison d’être, meurt. Lorsque beaucoup d’esprits, parmi lesquels des hommes d’une grande valeur morale, s’entendent pour une certaine direction à prendre, il y a, dans l’état de choses où ils vivent, des motifs profonds qui déterminent cette coalition. Que d’autres viennent mêler à l’entreprise des arrière-pensées de domination ou d’intérêt matériel, cela ne doit pas nous empêcher de reconnaître la sincérité des premiers. Pour trouver la vérité, il faut rester juste. Je trouve donc naturel qu’aux époques de crise caractérisées par une incessante inquiétude, nous soyons hantés par ce grand passé où l’humanité semblait avoir trouvé son verbe qu’elle remettait comme un viatique à tous ses enfants ; où la pensée comme la vie venaient se couler d’elles-mêmes dans les formes stables d’un moule d’airain. Tant de solidité et de paix dans la sécurité, tente des générations qui sont, comme la nôtre, aux prises avec tous les vents et tous les flots. Je conçois les lassitudes mortelles qui jettent les penseurs aux abois dans les bras d’un dogme immuable. Je conçois mieux encore les regrets et les indignations qui saisissent les hommes de foi attachés aux saintes traditions, aux espérances, aux consolations, à l’adoration que la religion résume, lorsqu’ils voient toutes ces choses traitées de vieux rebut et foulées sous des pieds stupides ou profanes. Et ces regrets je les concevrais encore en face des négations, même respectueuses, d’une science matérialiste. Au fond il y a là de grands trésors à défendre et à sauvegarder. Il faudrait se mettre de propos délibéré en dehors des faits, en dehors de l’humanité et de tous ses intérêts, pour le méconnaître.
La grosse affaire est de savoir si l’entreprise ne dépasse pas le but et les forces humaines.
Je crois pour ma part qu’elle dépasse le but et par conséquent se nuit à elle-même en niant les progrès et le bien sortis de l’esprit de tolérance, de justice, de science qui est l’esprit moderne ; qu’elle commet une grande injustice en confondant cet esprit avec l’athéisme, le réalisme et le désordre.
D’autre part je suis persuadé qu’aucune puissance humaine individuelle ou collective ne peut ressusciter le passé tel quel.
C’est avec de grandes appréhensions pour elle-même et l’avenir des idées qui lui sont chères, que je vois une jeunesse nombreuse se laisser enrôler dans une œuvre qui consisterait à supprimer quatre siècles de vie humaine et à leur substituer un état de choses disparu. D’abord il faudrait nous empêcher d’être les fils de ce temps que nous voulons effacer. Son sang coule dans nos veines, ses maux sont les nôtres, nous profitons de son bien. C’est à travers lui que nous nous rattachons au passé par la filière des successions. Nous ne pouvons pas descendre des aïeux de nos aïeux directement. Entre eux et nous, il y a les générations intermédiaires dont nous portons les traces dans chaque fibre de notre corps et dans chaque parcelle de notre pensée. Être un homme du passé est aussi impossible que d’être le fils de son arrière-grand-père. Il nous est déjà fort difficile de nous mettre tant soit peu à la place des ancêtres afin de les comprendre et de les apprécier. Nous avons d’autres règles de jugement, d’autres moyens d’observation, d’autres hérédités intellectuelles. Le monde pour nous, en bien des points, est autre que pour nos anciens. Mais revivre leur vie maintenant, rentrer dans leurs cadres de mœurs, d’idées, d’imagination, équivaudrait à reconstituer, avec ce qui nous en reste, une faune disparue, pour la faire vivre et l’acclimater parmi nous. Plus j’y pense, plus il me paraît évident que vivre dans le quatorzième siècle est aussi difficile à un homme du nôtre que de vivre dans le vingt-deuxième.
Nous sommes là en présence d’un ensemble très complexe de problèmes dont le moindre réclamerait, pour sa solution, des puissances plus qu’humaines. Mais il y a surtout un très intéressant et très grave problème psychologique étroitement lié à la genèse des convictions et de la foi. Lorsqu’on dit à la jeunesse actuelle : Le monde se perd depuis plusieurs siècles, il faut retourner sur nos pas. Revenons au giron de l’Église, seule dépositaire de la vérité, de l’autorité spirituelle, et par conséquent aussi du pouvoir extérieur, voici ce qu’on lui demande : Un effort de volonté pour admettre en bloc la somme de saint Thomas d’Aquin. C’est peut-être dur, dit-on, mais que voulez-vous, nous sommes si malades, et cela seul peut nous guérir !
Je nous suppose décidés à suivre le conseil. Nous faisons un effort de volonté pour croire en bloc ; nous avalons le remède malgré nos répugnances. Cela suffit-il ? Non. Cette foi que nous adoptons ainsi, va rester inerte. Aucune certitude, aucune vie n’en jaillira. Elle n’agira pas plus qu’une médecine qui resterait dans l’estomac telle quelle, sans être assimilée et digérée. Si donc cet ensemble de doctrines qu’on nous présente à adopter, doit servir, il ne suffit pas de l’absorber, il faut nous l’assimiler. En pénétrant dans un organisme intellectuel et moral comme le nôtre, le passé y subira une vraie digestion. Notre pensée le traitera d’après ses méthodes, ses lois intimes, le soumettra à l’expérience, à l’examen, lui demandera en un mot de se justifier. Oh ! loin de nous l’idée d’exiger une foi démontrable ! Une idée pareille ne peut venir à quiconque possède le moindre sens du mystère et de l’infini. Autant vaudrait demander une montagne de poche ou un océan portatif. Mais si les réalités de la foi ne sont pas de celles que l’intellect mesure, pèse et aligne comme des quantités arithmétiques, il faut du moins que celui qui veut les posséder entre en communion avec elles. La foi n’est pas comme une monnaie qu’on met dans sa bourse. Pour nous appartenir, elle a besoin de renaître à travers notre vie, à travers notre conscience, et de se transformer en conviction personnelle. Autrement elle reste dans l’esprit à l’état de corps étranger.
Il ne suffit pas de dire : « Tout va mal. Si nous pouvions croire, espérer, adorer comme nos pères, tout irait bien, donc reprenons leurs croyances. » Ce qu’il faut, c’est d’être convaincu comme ils l’étaient, et pour être convaincu il faut avoir été gagné librement par des motifs de l’âme et de la conscience ; il faut que la vérité ait trouvé en nous un terrain pour y reposer. En un mot, la foi volontaire est un leurre. On ne croit pas parce qu’on veut, mais parce qu’on ne peut autrement. La foi volontaire repose tout entière sur un effort de l’homme, comme le monde de l’antique mythologie sur les épaules d’Atlas. Ce n’est pas là la foi qui sauve et vivifie et à laquelle, en somme, nous demandons de nous porter nous-mêmes. Celle-ci ne peut être que le résultat de l’expérience.
Supposons un homme absolument dévoué, convaincu que le monde est perdu, s’il ne rentre pas avec sa pensée et sa conduite pratique dans le cadre serré des traditions autoritaires, mais un homme détaché intérieurement de la vieille foi. Que cet homme convaincu de l’utilité pratique d’une foi qu’il respecte mais qu’il ne peut pas s’assimiler, adopte cette foi pour la forme, souffre même pour la défendre et finisse par mourir pour elle, dans l’espoir que son sacrifice fera au moins croire à d’autres ce qu’il n’a admis, lui, que d’une façon mécanique. A quoi ces efforts et ce martyre serviront-ils ? On croira à la bonté, au triomphe de l’amour, aux choses saintes et humaines qui ont fait affronter la mort à un homme de bien ; on croira peut-être à la personne du martyre, mais non à sa doctrine. Pour communiquer celle-là, il eût fallu qu’elle vécût en lui : Le feu seul allume le feu.
Voilà le secret de l’impuissance de bien des champions du passé.
D’ailleurs la réaction qui s’offre pour remplacer l’esprit moderne, dépasse de beaucoup la limite de ce qu’il est permis de dire quand elle parle au nom du passé. Elle n’est, ni tout le passé, ni tout le passé religieux, ni tout le passé chrétien. Ses champions représentent quelques étapes de ce passé condensées en règles de vie, et quelques formes de la pensée religieuse condensées en doctrine. Mais il s’est développé, dans les vastes régions de la vie religieuse, des flores d’une richesse inouïe que l’Église n’a pas cultivées. Dans son propre jardin, il a poussé des arbres qu’elle a essayé d’arracher, et d’autres auxquels, après les avoir mutilés d’abord, elle a fini par emprunter leurs fruits. L’humanité devra-t-elle se priver de tout le bien que le passé spécial dont il est question n’a pas fait ? Et le mal que ce passé a fait, faudra-t-il l’oublier et s’y résigner de nouveau ?
Si la question se présentait ainsi : D’une part le matérialisme scientifique, le scepticisme, l’ensemble des négations qui dépouillent l’humanité de sa noblesse, le désordre et l’incertitude ; d’autre part toute la foi, toute l’espérance, toutes les vertus, ce serait différent. Il ne faudrait pas hésiter un instant. Ces résultats pratiques seraient à eux seuls les preuves les plus irrécusables de la vérité d’une tradition. Mais la question ne saurait se poser ainsi. Que si, néanmoins, on se permet de la poser ainsi, on commet une mauvaise action. On manque de respect d’abord à la jeunesse qu’on éduque et qui vous croit sur parole. On manque de respect ensuite à la vérité, en ne reconnaissant pas le bien qu’ont fait les autres. En somme, pour se grandir on diminue l’humanité, et par conséquent on se diminue soi-même.
Plus de modestie et d’impartialité rendrait les champions du passé infiniment plus forts. Que ne prennent-ils auprès de ce passé qui est leur fief héréditaire une grande et salutaire leçon ?
Ce monde aujourd’hui cristallisé, momifié, a été le plus vivant, le plus changeant, le plus susceptible d’adaptation dont l’histoire nous conserve l’exemple. Il a su se mettre au niveau le plus élevé de la culture antique, et descendre aux plus humbles comme aux plus ignorants. Les Grecs et les Barbares l’ont trouvé également familier. Il était à son aise dans la domination comme dans la servitude ; dans l’opulence comme dans la misère. Il a parlé toutes les langues, marché sur toutes les routes, et son cœur a battu pour tout ce qui fait vibrer l’âme des hommes. Aussi quelle vie, quelle popularité, quelle incomparable puissance sociale ! Il n’a commencé de perdre une partie de son influence que lorsqu’il s’est enfermé dans l’égoïsme, la routine, l’immobilité. A mesure qu’il s’est isolé de la grande vie des peuples, la vie s’est retirée de lui. Aussi n’y a-t-il qu’une espérance pour ceux qui admirent et aiment sincèrement ce grand passé, c’est de l’imiter dans ce qu’il avait de meilleur et de plus humain. Il faut vous élargir, vous transformer, pratiquer le renoncement dans une large mesure, cesser d’être à l’arrière-garde des idées, même religieuses, et aller de l’avant, résolument, la main dans la main, avec quiconque aime les hommes et prie sur la terre.
Tout ceci est dit avec la supposition qu’une réaction soit sérieuse et loyale. Mais il y a d’abord une réaction qu’il nous est impossible de considérer comme sérieuse. C’est cette sorte de dilettantisme religieux qui fait que certains jeunes esprits se complaisent maintenant dans toutes sortes de vieux symboles, sans être pour cela plus croyants, et surtout sans songer à faire de leur religiosité un principe de sanctification et de bonne vie. Ils cherchent dans la religion des jouissances esthétiques, archéologiques. Ils suspendent dans leur chambre de vieilles chasubles, des figurines de saints, jouent à la vie monacale, s’imprègnent délicieusement du parfum de l’encens, du murmure des prières, de la musique sacrée, de la douce et paisible lumière que tamisent les vitraux des cathédrales, et croient faire grand honneur aux hommes religieux en leur disant qu’ils possèdent des évangiles et des livres d’heures reliés en très vieux parchemin, portent des crucifix cachés sur leur poitrine et trempent leurs doigts dans l’eau bénite. On appelle cela aussi, en roulant des yeux mystérieux, une réaction. — Une réaction cela ! Ne jouons pas avec les mots ni surtout avec les choses saintes ! Il ne suffit pas de manger dans de la vaisselle d’évêque ou de boire son vin dans un calice pour se réclamer du christianisme. La religion pour vous est comme ces vieux meubles graves et sévères dans lesquels notre temps, par un singulier contraste, aime parfois à encadrer la légèreté de ses mœurs et la futilité de ses conversations. C’est un bibelot, voilà tout. M’est avis qu’on l’honore davantage en la combattant qu’en lui rendant de si bizarres hommages.
Mais que dire d’un autre genre de réaction, de celle qui ne serait qu’une manœuvre politique sous le manteau de la morale et de la religion ? Il faudrait la stigmatiser comme la pire des profanations et la dernière hypocrisie. Autant toute conviction sincère et même toute foi volontaire nous est sympathique, autant cette spéculation impie avec les choses sacrées nous inspire d’horreur. Car la foi ici n’est qu’une servante, une esclave, exposée aux pires traitements. Si quelque chose peut contribuer à la faire mépriser, c’est bien cette promiscuité déshonorante avec les intrigues et les roueries des politiciens. Une jeunesse qui serait élevée dans cet esprit ne pourrait au fond être que sceptique. La foi ne peut être vénérable que lorsqu’elle est désintéressée, miséricordieuse, et que celui qui la professe, est prêt, pour elle, à tous les sacrifices. Le jour où l’ambitieux s’en sert pour se pousser dans le monde, et où l’homme du peuple lui fait tendre la main pour un morceau de pain, ce n’est plus la foi, c’est quelque chose qui n’a plus de nom, mais qui est plus triste et plus affreux que le néant.
Il nous reste à nous expliquer sur une réaction purement politique, sans arrière-pensée religieuse ni philosophique, sorte de restauration du pouvoir arbitraire, régime de sabre et de crosse, destiné à maintenir les appétits en respect, et prôné par certains jeunes énergumènes que les prétentions démocratiques agacent. Oderint dum metuant, disent-ils, citant une parole célèbre qu’a traduite en action pendant plus de vingt ans, celui qu’il est convenu d’appeler le vieil apôtre de la Force. Je ne crois pas au succès d’une réaction de ce genre, ni en France ni ailleurs. La première condition d’un despotisme fort, c’est qu’il croie en lui-même. Il faut que, sans broncher ni sourciller, il aille jusqu’au bout, marchant sur les volontés et les cœurs avec l’allure impitoyable d’un rouleau d’airain. Or, la secrète faiblesse des pouvoirs despotiques de ce temps est qu’ils ont perdu la foi en eux-mêmes. L’esprit moderne les a contaminés malgré eux. Il a ébranlé de même le cœur des masses. Privée ainsi de son double appui ; discréditée auprès de ceux qui l’exercent et de ceux qu’elle doit réduire, la Force perd du terrain de jour en jour. Cette grande contemptrice des réalités immatérielles dépend après tout de l’état des esprits. Et cet état, personne ne peut le modifier à son gré, car il n’est pas le résultat de l’arbitraire, mais de la nécessité. Il faut bien que chacun soit pénétré de ceci : Le trône des puissances de chair s’est écroulé dans le monde depuis qu’il s’est écroulé dans l’âme humaine. Le grand fait qui s’accomplit, à des degrés divers au fond des sociétés civilisées, peu importe la forme de leur gouvernement, et que n’arrêteront ni les regrets des uns ni les excès des autres, est l’évolution du pouvoir extérieur qui repose sur la coercition, vers le pouvoir intérieur qui est l’autorité morale et repose sur le respect et la conviction. Toutes les fonctions sociales humbles ou élevées, depuis la paternité jusqu’aux postes gouvernementaux les plus éminents, subissent une lente transformation. Une fonction ne suffit plus pour honorer un homme, il faut que l’homme honore la fonction. Peut-on revenir sur cette évolution de l’esprit public qui ne consiste pas en quelques phénomènes variables et de surface, mais touche à l’essence même et se fait sentir dans tous les domaines ? Pour l’admettre, il ne faudrait avoir aucune notion de la Force des idées. Il serait plus facile de saisir une montagne par sa base et de la soulever à bras tendus, que de faire bouger une idée assise d’aplomb sur la conscience et le bon sens de l’humanité et déposée là, grain de sable à grain de sable, par le travail séculaire de l’expérience.
Nous concluons donc. Le salut ne saurait être dans une réaction contre l’esprit moderne. Au lieu de façonner, de passionner toute une belle jeunesse, de l’isoler du monde dans des intérêts particularistes, de chercher à l’opposer comme un bélier au temps qui marche et qui marchera quand même, concluez plutôt alliance avec ce que ce siècle a de bon, pour lutter contre ce qu’il a de funeste. Si vous avez quelque chose à lui apporter, faites-le avec désintéressement. Ce sera la meilleure façon de conserver au monde le bien qui est en vous et pour lequel vous combattez, et j’ajoute, ce sera la façon la plus chrétienne de remplir votre importante mission.