← Retour

Jeunesse

16px
100%

VI
LA SOLIDARITÉ

1. La Famille.

La solidarité humaine est comme condensée en une série de leçons de choses dans la famille. On a quelquefois considéré la famille comme un cadre étroit qu’il fallait briser pour substituer à ses liens intimes, mais restreints, le grand lien de la solidarité sociale. Ce serait détruire dans l’œuf cette solidarité même.

Il faut avoir éprouvé les sentiments de la famille pour les transporter ensuite, agrandis, dans la cité, la famille nationale et la grande famille humaine. La famille est une de ces écoles heureusement combinées où l’on apprend les choses presque spontanément. Je ne sais si on y apprend davantage par l’intelligence, le cœur ou les entrailles, mais en tout cas l’homme est pris de toutes parts à la fois, par les côtés faibles et les côtés forts. Il est assimilé, lié, incorporé par les hérédités d’abord, par les affections ensuite et en dernier lieu par la réflexion et la reconnaissance. On sent si bien, dans ce chaud milieu familial, qu’il vous précède, vous entoure et vous dépasse. Et ce n’est pas le petit enfant seulement qui se sent enveloppé, protégé ; ce sont les grands, les forts, les vieux. Une main plus grande que celle de l’homme passe sans cesse dans la famille. Les choses humaines et surhumaines s’y entrelacent à tel point qu’on a peine à les distinguer. S’il y a un sanctuaire qui n’est pas fait de main d’hommes, c’est bien la famille. Dieu s’y fait doux, paternel ; il se fait annoncer par tous à la fois. Le père le représente auprès de l’enfant, et l’enfant le prêche au père. Les traits des ancêtres, rappelés par les derniers venus, nous donnent des pressentiments de mystérieuse survie. Soyez donc réalistes, matérialistes, utilitaires, en famille ! Vous l’essayez, je le sais bien, mais vous vous arrêtez toujours à un certain endroit. Soudain, en une heure, quand vous vous y attendez le moins, votre cœur se serre, les larmes montent aux yeux. Vous dites alors, hommes positifs, que c’est absurde ! et vous dites vrai, car la folie vous a gagnés et vous tient, mais c’est une sainte folie. Un éclair de bonté et de tendresse, un éclair de douleur ou de pitié vous a révélé un monde que vous ne connaissiez pas. Ah ! vous parlez de supprimer la famille, de renoncer à ses liens, les uns pour le plus grand honneur de Dieu, les autres pour le plus grand bien de la société. Mais si les ténèbres du commencement pouvaient redescendre sur l’humanité par notre faute, si Dieu pouvait disparaître de notre horizon, si toutes les traditions, toutes les bibles, tout ce que l’homme a gravé sur la pierre pouvait se perdre et s’oublier ; si le désordre et l’anarchie ramenaient les sociétés au chaos, un jour deux êtres qui s’aiment retrouveraient le germe d’un monde nouveau près du berceau d’un enfant. Ne touchez pas à la famille ! Et je dirai aux jeunes hommes : repliez-vous sur la famille !


Pères et mères, quelle que soit votre position et quelles que soient vos fonctions dans le monde, réservez le meilleur de vous-mêmes à la famille. Soyez sûrs qu’en la négligeant vous négligez l’essentiel, et que les services que vous rendez ailleurs sont neutralisés par le mal que vous faites chez vous. C’est pour cela que nous sommes attachés à la famille par des liens délicats de bonheur et de souffrance. Rendez la famille douce aux enfants. Faites le nid chaud et austère en même temps. Soyez bons et sévères, aimés et respectés. Pas de violence et pas de mollesse ! Pas d’amour tyrannique qui étouffe l’initiative et tue la volonté. Que la famille et le foyer gardent toute leur puissance d’attraction et d’incubation. Gardez la confiance de vos fils aussi longtemps que possible. Entretenez en eux le besoin et le plaisir de tout dire, par le tact que vous mettez à les écouter.


Comme il faut plaindre ceux qui n’ont pas de famille, ou envers qui la famille n’a pas fait son devoir ! Mais ne soulevons pas ce voile : nous aurions sous nos yeux un monde trop désespéré !

Jeunes gens, repliez-vous sur la famille. Restez aussi longtemps que possible les petits enfants de père et de mère, même lorsque vous serez vous-mêmes devenus des pères. Il est si bon de se sentir enfant, et plus on grandit, plus on vieillit, plus cela fait de bien. Les hommes les plus forts sont ceux qui ont le mieux aimé leur mère. Quand on aime et respecte bien la femme qui vous a mis au monde, on est bien près du respect de la femme en général. Et quand on respecte en son père l’autorité morale, heureux de pouvoir lui témoigner des sentiments de piété filiale, on a un bon fonds pour entretenir en soi le respect de toute autorité. Honore ton père et ta mère ! dans la solidarité humaine, dans la vie bonne et juste, cette double loi du respect de la femme dans sa maternité et de l’homme dans sa prééminence morale, sont à considérer comme une base indispensable. Retrempons nos âmes au contact de ces préceptes élémentaires, vérités simples et saintes, qui deviennent plus vastes à mesure que le regard porte plus loin, et que, même sous les cheveux blancs, il faudrait écouter à genoux, les mains jointes comme de petits enfants !

Seriez-vous peut-être, jeune lecteur, de ceux qui prennent le respect pour une vertu d’enfance à laquelle il convient de dire adieu lorsque la barbe vous pousse ? Permettez-moi de vous faire observer ceci : Une loi qui domine toute l’histoire fait évoluer la puissance dans le monde du despotisme asiatique fondé sur la crainte, à l’autorité des lois fondée sur le respect. Chacun de nous traverse les diverses étapes de cette évolution. Petits, nous obéissons sur parole par crainte, grands, nous pratiquons l’obéissance volontaire issue du respect. Affermissons cette façon d’obéir dans la famille, pour en donner l’habitude autour de nous. C’est de cette libre obéissance que notre temps, notre pays démocratique a le plus besoin. En faisant acte de bon fils, vous ne savez pas à quel point vous faites déjà acte de bon citoyen. L’émancipation consiste à pratiquer le respect par conviction et préméditation. Sans respect, pas d’homme libre ! La liberté est le gouvernement de soi-même d’après la loi intérieure.

Il faut refréner en nous-mêmes avec la dernière énergie la tendance puérile qui consiste à critiquer d’instinct, à railler, à trancher de haut. C’est là un travers de gamin. Devenir un homme, c’est trouver tous les jours, dans les hommes et les choses, plus de motifs de les prendre au sérieux. Entre les pères et les enfants doit se résoudre la grande question de la tradition et du présent, de l’autorité et de la liberté, qui fait tant de bruit dans le monde. Entre les pères et les enfants, dans le cercle de famille, doit se résoudre encore cette grosse affaire des droits de l’individu et des droits de la collectivité, sans que ni l’un ni l’autre soit lésé. Jamais ni université, ni livre ne vous renseigneront sur tout cela aussi bien que la famille. Je vous dis qu’elle est le monde en raccourci. C’est la plus humble école, et la plus grande qui soit. On y enseigne très simplement une foule de choses très difficiles. En vous appliquant à résoudre avec patience, respect et fraternité les difficultés de famille, vous préludez à l’œuvre que vous devez remplir dans la société où vous rencontrerez ces mêmes difficultés agrandies.

2. L’Amitié.

Amitié de jeunesse ! Comme les anciens offraient en sacrifice une mèche de cheveux sur les autels des dieux, je voudrais t’offrir en hommage quelque chose de ce que j’ai de mieux. Même quand ceux qu’on aimait alors dorment depuis longtemps sous la terre, ils vivent pour nous parmi les souvenirs d’un âge évanoui, et nous nous surprenons parfois, dans le silence des solitudes, à converser avec eux familièrement, leur disant la peine et la joie que nous avons rencontrées le long de la vie, depuis qu’un jour il a fallu les coucher dans la tombe au bord du chemin !

Il y a des époques pour l’amitié, dans la vie des individus, comme dans celle des sociétés. Certaines époques ont une sociabilité toute juvénile, se lient volontiers. D’autres ont la prudence et la réserve des vieillards misanthropes. Quand les intérêts matériels dominent, que la lutte pour l’existence s’accentue, et que les nerfs se tendent et se surexcitent, la société des semblables devient pénible. Elle donne surtout lieu à des frottements, des rencontres d’appétits, des froissements d’ambitions. On aime alors à abriter ses susceptibilités derrière un rempart de solitude comme les mollusques se retranchent dans leur coquille. Mais peu importe les époques variables ; pour chacun de nous le temps des bonnes et chaudes amitiés est la jeunesse. Je plaindrai toujours très sincèrement un jeune homme qui n’a pas d’ami, et s’il est lui-même la première cause de son isolement, je lui en ferai un reproche grave. Il nous faut des camarades, et un certain nombre, pour nous exercer à la vie en commun, user les angles de notre caractère aux angles du leur, comme on arrondit les cailloux en les secouant pêle-mêle dans des sacs. Il nous faut encore des camarades pour poursuivre un but commun, développer l’esprit de corps et de solidarité, chanter et rire ; mais parmi cette troupe de bons compagnons, il est essentiel que nous cultivions des relations plus intimes : des amitiés. C’est un besoin. Notre développement intellectuel le réclame. Deviser, converser, parler ensemble, émettre dans la plus absolue familiarité ses idées sur toutes choses, en causeries interminables et délicieuses, soit en déambulant côte à côte, soit le soir sous le manteau de la cheminée, quel bienfait pour une intelligence qui se développe ! Ce bienfait est plus sensible encore aux époques où l’orientation est, comme aujourd’hui, longue et laborieuse. A qui dire toutes ses pensées ? Qui, mieux qu’un ami de notre âge, exposé aux mêmes difficultés, peut nous comprendre, supporter nos questions, endurer nos objections ? On m’offrirait en échange toutes les jouissances intellectuelles les plus délicates, que je n’hésiterais pas un instant à les donner pour ce genre de promenade amicale à travers les choses, où deux pensées neuves, curieuses de tout, s’abandonnent au charme d’explorer, tout en goûtant celui de l’affection. Il n’y a peut-être dans ce genre qu’une satisfaction encore plus rare et plus précieuse, c’est celle de se retrouver après des années de séparation avec un ami de jeunesse et de renouveler avec lui en une heure de mélancolique ou de joyeuse douceur ces beaux temps de jadis, en répétant sans se lasser jamais : te souviens-tu ? te souviens-tu ?

Les amitiés de jeunesse ont un autre avantage, celui-là pour le cœur, le caractère, la conduite. De bonnes amitiés remplissent bien des lacunes dans une jeune vie, chassent bien des rêves malsains et nous aident à marcher droit, sur les sentiers où la jeunesse facilement trébuche. Cela arrive surtout lorsqu’on est parvenu à cette entière franchise qui consiste à tout se dire. Il y a des jours où plus personne ne peut intervenir utilement si ce n’est l’ami. Quand on n’écoute plus celui-là, la surdité morale, momentanément du moins, est complète. Aussi faudrait-il cultiver l’amitié, ne fût-ce que dans un but de perfection morale et d’éducation, d’échange de bons procédés dans les circonstances difficiles. Le verre d’eau de tendresse, de bonté que l’ami nous offre aujourd’hui en supportant nos misères et en nous aidant à les surmonter, il en aura peut-être besoin demain et nous le lui offrirons d’un cœur pareil.


En ce temps de duplicité et d’hypocrisie, l’amitié doit de plus en plus devenir un pacte de loyauté, de vérité. Par qui se la laisserait-on dire plus volontiers que par un ami ? C’est un frère d’élection, il est plus que de notre famille. Quand la vérité revêt ses traits et emprunte sa voix, nous ne pouvons pas dire qu’elle procède « d’une trogne trop impérieusement magistrale[13]. »

[13] Montaigne.

Une autre grande ressource de l’amitié, c’est qu’elle nous fortifie dans ces luttes âpres et redoutables que la jeunesse est appelée à soutenir pour les causes qui lui tiennent le plus à cœur, et qui souvent ne sont pas bien vues dans le monde. Pour s’affranchir des routines et des servitudes, pour ne pas succomber mille fois dans les rencontres hostiles qui découragent les meilleurs, pour ne pas douter de soi-même à force de se buter contre les obstacles, il faut renouveler de temps à autre sa provision d’audace et de foi au sein de l’amitié.


Je n’ajouterai qu’un mot. Non seulement il me paraît possible, mais désirable que la jeunesse cultive, en dehors de ces intimités que l’âge pareil amène, des relations familières et affectueuses avec des hommes d’âge mûr, ou des vieillards qui ont gardé de l’intérêt pour ceux qui commencent la vie. Un jeune homme à qui ne manque pas la plus belle grâce d’état, se trouve toujours heureux d’avoir quelqu’un de supérieur à aimer et, ajoutons-le, à admirer. Il ne s’agit pas de jurer in verba magistri, mais de s’attacher à quelqu’un, de regarder à quelqu’un. Règle générale : les esprits les mieux faits, les plus capables d’indépendance, à un certain âge, cherchent un maître, et ne demandent pas mieux que d’être disciples.

Je n’admets pas que les hommes graves, occupés, distingués, n’aient pas le temps de se consacrer à la jeunesse, non seulement en général pour l’instruire, mais en détail pour la conseiller, apprendre à la connaître et lui être utiles. Écrivez quelques livres de moins, messieurs, et jetez d’autant plus de bonnes paroles vivantes sur les sillons si reconnaissants des jeunes esprits ! Il y a là un intérêt humain et patriotique de premier ordre. Comme je suis aisé de voir que ces choses si longtemps oubliées commencent à se faire jour de nouveau de tous côtés. Fraternisons ! c’est la grande devise de la solidarité générale. Que la France d’aujourd’hui et celle d’hier fraternisent avec la France de demain !

En vérité la jeunesse est bonne, se contente de peu de chose et garde tant de reconnaissance de ce qu’on fait pour elle que c’est toujours plaisir et profit de l’obliger. Et j’oubliais le meilleur : on redevient jeune en sa compagnie. Tous les élixirs de la terre ne valent pas celui-là pour les gens qui redoutent de vieillir.

3. L’Amour.

Flambeau sublime et pur mais qui tremble souvent,
Pour te bien abriter de la pluie et du vent
Et faire rayonner ta clarté souveraine,
Heureux qui peut passer sans s’interrompre un jour
De l’amour de sa mère à l’amitié sereine
Et de l’amitié sainte à son premier amour !

A. Dorchain.

Un bon et sympathique médecin, un de ceux qui n’ont pas trouvé dans la fréquentation du cadavre le mépris de l’humanité, mais qui ont, au contraire, entrevu à travers le peu que l’intelligence humaine peut découvrir dans nos pauvres restes, la sainteté de la vie, se plaignait que la vie humaine fût traitée négligemment à ses débuts. On possède, disait-il, des renseignements plus sûrs sur la meilleure manière de soigner les jeunes animaux domestiques, que sur celle de soigner les enfants. Ce que ce docteur disait m’est souvent revenu à l’esprit à propos de l’amour. S’il est un point sur lequel les bons conseils soient nécessaires à l’entrée de la vie, c’est celui-là. S’il est un point sur lequel ils fassent défaut, c’est encore celui-là. Chacun trouve la chose délicate. Les éducateurs pensent que les parents seuls sont compétents, les parents s’en rapportent aux éducateurs. Ainsi les uns et les autres s’abstiennent le plus souvent. La jeunesse arrive à l’âge le plus critique, sans boussole et sans direction. Je me trompe. L’œuvre pédagogique, toujours différée par les parents et les éducateurs, s’accomplit en dehors d’eux. Il est impossible que la curiosité des enfants ne rencontre pas un jour ou l’autre son aliment. Un vilain camarade, une de ces lectures qu’il devient si difficile d’éviter, remplissent auprès d’un être encore pur l’office d’initiation à ce qu’il est convenu d’appeler le secret de la vie. A partir de ce moment, il se fait un travail redoutable dans l’imagination novice. La confiance dans les parents et les maîtres subit un coup très rude ; l’ascendant des éducateurs sans mandat se substitue au leur, quelque chose de nouveau, de périlleux, est entré dans l’existence, et il sera bien difficile de l’en éliminer.

Nous touchons là au premier point grave et douloureux de cette question si complexe de l’amour. Quoique nous écrivions pour la jeunesse adulte, il a fallu commencer par là. L’amour, par ses nombreuses ramifications, s’étend en effet à toute la vie, et ce que l’enfant innocent a entendu, aux alentours de ce monde qui lui est encore fermé, détermine fort souvent sa conduite ultérieure. Je ne peux donc pas m’empêcher de déplorer ici que nous soyons de préférence renseignés en cette matière intime et sainte, par des étrangers profanes, et qu’une heure de brutale indiscrétion, vienne remplir auprès de nous, en nous troublant pour longtemps, pour jamais peut-être, un office pour lequel ce ne serait pas trop de toute la précaution, de toute la maternelle sagesse de ceux qui nous aiment le plus.


Toutefois je me contenterai d’avoir ainsi effleuré le sujet en ce qui concerne l’âge précédant immédiatement l’adolescence, et, sans plus tarder, je pose la question sur son terrain actuel :

Comment un jeune homme qui n’est pas marié, et sans doute pas fiancé, doit-il se gouverner au point de vue des choses de l’amour ?

Le premier point ici consiste à posséder le respect de la vie, de sa prééminence, de sa valeur, de sa sainteté et par conséquent de l’obligation que nous impose la qualité d’héritiers de la vie. Le sentiment fondamental qui doit sans cesse traverser tout l’ensemble des faits et gestes d’un jeune homme est le sentiment de sa dignité virile. S’il a ce sentiment, la vie lui apparaîtra comme un dépôt et non comme un bien personnel, et il aura constamment présente en lui-même une force alliée, très noble et très efficace pour l’aider à se garder et à se diriger.

Sans doute le sentiment de la dignité virile et le respect de soi-même peuvent être assistés ou contrariés par une série de moyens secondaires. A l’âge où les sens s’éveillent, et où leur nouveauté même, leur caractère troublant et imprévu, constituent un péril, il est tout aussi possible de diminuer ce péril que de l’augmenter. La part du régime, de la nourriture, et du milieu est tout au moins aussi grande ici, si ce n’est plus, que celle de la nature. Les travaux exagérés de l’esprit, le régime sédentaire, les lectures malsaines, le désœuvrement peuvent transformer en tourment et en obsession, ce qui ne serait sans cela qu’une sollicitation facile à maîtriser. Au contraire, un régime sain, des habitudes énergiques, des distractions, des fatigues corporelles, sont des diversions si utiles, que, grâce à elles, les années les plus critiques passent quelquefois presque inaperçues. Tout cela est de la dernière importance. Pour qu’un être mène une conduite normale, il lui faut une vie normale. Détruisez l’équilibre de sa vie, aussitôt vous troublez celui de sa conduite. Les causes individuelles et sociales de la plupart des égarements se trouvent dans une série de manquements hygiéniques.

Malgré cela, le point fondamental est toujours l’idée qu’un être se fait de sa vie, de sa dignité et par conséquent de son but. C’est pour cela que la grande chose dans la jeunesse est le respect de soi-même. Un grand idéal, une conception élevée de la vie dans son ensemble, et de l’œuvre que chacun de nous est appelé à y remplir est le meilleur conseiller dans les choses de l’amour. Et tout d’abord, il nous préserve des sophismes et des préceptes cyniques, dont les gens au cœur rabougri ont semé toute cette matière. Car il est presque inutile de le dire : si quelque part sur sa route, la jeunesse rencontre des sottises et des maximes criminelles accumulées, c’est ici. Au nom de ce qu’on appelle un besoin physique, on l’engage à ne se faire aucune violence et à suivre son désir : Faire ainsi est bien. Faire le contraire est idiot, mauvais même. « Dans un pays où la virginité d’un garçon de vingt ans est un sujet de plaisanteries traditionnelles et presque nationales[14] », il est bon qu’on possède en soi-même un contre-poids à opposer à tant d’énormités. Il est vrai qu’un simple coup d’œil jeté sur notre jeunesse, en général, suffirait pour nous faire comprendre que, si elle a besoin de quelque chose, c’est de garder sa force et de la ménager.

[14] Jules Lemaître.

Ce soi-disant besoin qu’on fait sonner si haut est dans les imaginations surexcitées par les mauvaises lectures, les mauvaises conversations, et par les mauvais exemples bien plutôt qu’ailleurs. Mais enfin, admettons ce besoin comme un fait réel. Encore faut-il que notre nature tout entière, dans ses instincts nobles et ses besoins supérieurs, soit respectée. Des actes qui affaiblissent notre estime pour nous-mêmes et pour les autres, qui nous font déroger à notre dignité, sont mauvais, dussent-ils être provoqués par une sollicitation très légitime. Combien est-il de choses, en elles-mêmes indifférentes, qu’il convient de s’interdire parce que, pour les obtenir, il faudrait les payer trop cher ? Dans une foule d’occasions, lorsque des devoirs d’ensemble pressants sont là, il devient honteux de songer à son repos, à sa faim, ou sa soif, quoique parmi les droits incontestables de l’homme il y ait celui de se reposer, de manger et de boire. Un homme qui a un idéal, de l’énergie et des principes de conduite, se distingue d’un homme de rien par le rang qu’il sait accorder, dans sa vie, aux différents besoins de son être, et par la clairvoyance et la fermeté avec laquelle il sait les subordonner les uns aux autres. Voici pourquoi je pose en principe que la première chose en amour, c’est d’avoir un idéal, parce que cet idéal nous aide à nous gouverner nous-mêmes. Or pour celui qui apprécie sa vie, sa dignité, et celle des autres, céder à ses sens, dans certaines conditions, c’est trahir ce qu’il y a de plus noble en nous, pour satisfaire un simple désir. — Par conséquent, tout en reconnaissant la légitimité de ce désir, en soi, il préfère le sacrifier, et ainsi le premier hommage qu’il rend à sa nature et à l’amour, c’est celui de la chasteté.

La chasteté a une foule d’ennemis. J’écarte les cyniques et les railleurs dont nous n’avons que faire ici. Il nous est permis de partir, comme d’une base, de l’ensemble de conception de la vie que nous avons établie dans ce livre. Mais il convient de répondre à une objection spécieuse, sérieuse même, qui se base sur le danger d’une trop parfaite sagesse. Ils ont bien vite fait de vous lancer à la tête comme un argument sans réplique : Qui veut faire l’ange, fait la bête. Certainement, il y a du vrai dans ce vieil adage, et ce n’est pas moi qui le contesterai. Mais on verra, par la suite, que ce n’est pas de faire l’ange qu’il s’agit ici. Seulement, je ferai observer que beaucoup font la bête qui n’ont pas essayé de faire l’ange. Ils ne sont pas tombés dans la boue parce qu’ils ont voulu voler trop haut, mais parce qu’ils ont commencé trop bas. Le meilleur moyen pour devenir l’esclave de ses désirs n’est pas de les maîtriser, mais de leur obéir. Et quant à la déformation du caractère qui peut résulter de la chasteté monacale, elle a bien son pendant et largement hélas, dans la triste décadence de tant de gens qui n’ont jamais eu d’autre règle que ce qui leur plaît. Même sur ce terrain-là je me sentirais à l’aise. S’il n’y avait que l’excès du relâchement d’un côté et l’excès de sévérité de l’autre, je choisirais ce dernier, croyant moins sacrifier de mon humanité.

Toutefois je ne prêche pas le monachisme en parlant de la chasteté. Je n’exhorte pas au mépris de la virilité, mais à son respect et à sa sauvegarde. Tout ce que nous venons d’examiner jusqu’à présent n’est que le petit côté de la question, le côté aride, négatif. Beaucoup n’en sortent pas. Des sociétés et des siècles entiers s’y sont débattus sans trouver d’issue. Les extrêmes s’appellent et se provoquent l’un l’autre. Notre société actuelle, comme beaucoup de celles qui l’ont précédée, subit cette loi. Dans les choses de l’amour, elle est à la fois légère et prude, dépravée et féroce. Tout cela est logique. Une société qui permet et conseille le laisser-aller aux jeunes gens, avilit l’amour. Dès lors, la tentation de le considérer comme une chose douteuse ou inférieure devient naturelle. La corruption des uns a pour pendant la pruderie ou l’ascétisme des autres, et du mélange confus de ces tendances naît l’hypocrisie. Tartufe est ascète pour la forme et viveur au fond.

Hélas ! ce sont là des travers dans lesquels on ne donne qu’en disloquant toute une société, principes et institutions. Nous sommes, en effet, dans une région sensible d’où la répercussion se propage au loin. Péchez contre l’amour à sa base, dans la jeunesse, et la vie de toute une nation vous répond par des déchirements et des souffrances incalculables.

Je résume donc : La règle de conduite, ici, est la chasteté. Toute infraction est une faute. Quelque difficile et dure que paraisse cette loi, c’est la seule bonne. En dehors de là, il n’y a place que pour une morale de camelote. Il est difficile aussi d’être loyal et honnête : on n’en a jamais tiré la conséquence que le mensonge et le vol soient permis. Que celui qui tombe, s’égare de quelque façon que ce soit et manque au respect de soi-même et de l’amour, sache qu’il a fait le mal ! Dans les circonstances morales pénibles c’est encore là le meilleur espoir de salut. Mais appeler le mal, bien, parce que le mal est difficile à éviter, c’est pire que de manquer de conduite, c’est fausser sa conscience. Voilà un principe qui doit être énoncé avec une absolue autorité.


Le principe une fois énoncé, il s’agit d’entrer dans la vie des jeunes gens qui essaient de le pratiquer. Nous assisterons là à la lutte la plus sympathique. Il ne saurait y avoir, pour celui qui a gardé le sens exquis des choses morales, de spectacle plus captivant. « Les mœurs en France, où l’on ne connaît pas les vraies fiançailles, rendent très difficile, depuis la puberté jusqu’au mariage, la condition des jeunes gens qui se respectent. Le jeune homme est à peu près abandonné à lui-même, pour résoudre le cruel problème qu’impose à sa conscience notre état social. De là des scrupules pleins d’angoisse, des défaillances et des luttes héroïques, tout un drame intérieur éminemment poétique. » C’est ainsi que s’exprime Sully Prudhomme dans sa préface aux poésies de M. A. Dorchain : La jeunesse pensive. Et il continue : « En lisant ces vers où les combats et les douleurs de la vingtième année trouvent leur expression discrète, mais bien sincère, plus d’un sentira se raviver dans son âme les cicatrices anciennes… Nous ne saurions assister en froids spectateurs à la tourmente qu’il (le jeune homme) subit… nous nous penchons vers lui du rivage, pour lui tendre une main amie ! »

Suivant les natures et les tempéraments, cette lutte est plus ou moins violente. Il y a des êtres privilégiés qu’une certaine noblesse innée garantit en leur donnant une répugnance instinctive pour tout ce qui est bas et trivial. Le mal ne mord pas sur eux. On pourrait dire d’eux :

Le moule en est d’airain si l’espèce en est rare
Elle sait ce que vaut son marbre de Carrare
Et que les eaux du ciel ne l’entament jamais.

A. de Musset.

Mais d’autres, précisément parmi les meilleurs, sont mis ici dans un état d’intériorité par leur sensibilité, leur puissance imaginative, leurs qualités même.

Enfant, dans la lutte éternelle
Tu crois avoir dompté ton cœur ;
Déjà tu veux ouvrir ton aile
Et t’envoler, libre et vainqueur.
Tu crois à la force bénie,
A la vertu que rien n’abat…
Va, la lutte n’est pas finie,
Ce n’est que le premier combat.
Ton âme n’est point d’un ascète
Hors de la matière emporté,
Mais d’un amant et d’un poète
Ivre de forme et de beauté.
Ton cœur est plus chaud que le nôtre,
Tu le sens bondir nuit et jour,
Tu souffriras donc plus qu’un autre
Par le Désir et par l’Amour.

A. Dorchain.

Mais il convient ici de se mouvoir en pleine réalité et d’envisager les situations telles qu’elles sont. Or, dans la lutte dont nous parlons, et qui, plus ou moins âpre, n’est évitée à personne, l’important n’est pas d’être toujours le plus fort, mais de ne jamais capituler. Dans le grand livre de la sagesse de vivre, il est un chapitre tout aussi important que celui de prendre garde à soi pour ne pas tomber, c’est celui où il est parlé de se relever quand on est par terre. Pour qu’un homme traversât l’existence sans jamais offenser d’aucune façon la loi de conscience, en ce point comme en d’autres, il faudrait qu’il fût parfait. Nous ne le sommes point. Attendons-nous par conséquent à des heures obscures où la vue se trouble, où le combat oscille, où surviennent les lassitudes et le découragement, les défaillances peut-être. Ce sont les moments les plus douloureux et les plus périlleux. N’importe, un homme par terre n’est pas un homme mort, il est blessé seulement, ou encore il a simplement trébuché. La grande affaire est qu’il ne reste pas là, qu’il ne se résigne pas, ne perde pas l’espoir, et surtout ne renie pas son but. Que l’idéal reste intact, et l’espérance de sortir un jour vainqueur demeure entière. Pourvu que le mal continue à être appelé le mal, franchement, et que celui qui est tombé le reconnaisse. Pas de sophismes, pas de mensonges, avant tout !

Ici l’intervention d’amis sûrs et expérimentés est toute marquée. Il y aurait grand danger à voir un jeune être droit, et en somme pur de cœur, en arriver à se mépriser ou à désespérer de lui-même à cause de telle ou telle défaite morale. Relevons-les et encourageons-les avec une tendresse inflexible !

Hélas qui se soucie de cela ! Rien n’égale l’incohérence de conduite du monde à l’égard de la jeunesse. On n’est là que pour lui donner le mauvais exemple ou alors pour la maltraiter quand elle s’égare, et la maintenir plus sûrement par terre lorsqu’elle est tombée. Tour à tour légers ou rigides, nous ignorons la pitié qui relève et guérit, et bien peu connaissent cette clémence des justes qui consiste à haïr le mal et à aimer ceux qui en sont atteints. Nous sommes là dans un sentier difficile et peu pratiqué. On se dirait à une grande distance des choses humaines, quoique l’on y soit en plein. Réparer les erreurs n’est-ce pas la grosse part de la vie ?

La meilleure armée n’est pas celle qui n’a jamais été battue : on ignore en effet comment elle se comporterait dans la défaite. Savoir être vaincu, couvrir sa retraite, se ramasser, réparer ses pertes, bander ses blessures, relever les courages abattus et revenir au combat avec une énergie nouvelle, voilà la grande preuve, la preuve suprême du courage. Et si quelque pharisien me blâmait et me taxait d’une prévoyance par trop indulgente, je lui répéterais la parole de Celui qui fut à la fois si sévère et si bon et qui proclama l’Évangile du pardon où le péché est condamné et le pécheur sauvé : Que celui d’entre vous qui est sans péché, jette la première pierre !


Il est temps cependant de sortir de ces régions préliminaires pour nous acheminer vers celles de l’amour dans sa plénitude et sa dignité. C’est à cause de lui en somme, et pour en être plus dignes que nous engageons une lutte sans merci contre ce qui pourrait le ternir ou le compromettre. Pour nous défendre de toutes les basses caricatures de l’amour, rien n’est plus puissant que l’amour vrai. Cet amour, la jeunesse doit s’y préparer, elle doit le ressentir dans ce qu’il a de plus élevé et de plus pur. En un mot, la chasteté que nous prêchons n’est pas celle des eunuques, mais celle des hommes. « Je ne fais pas grand cas d’une chasteté toute à la surface et toute négative ; elle n’offre aucune garantie pour l’avenir. La vraie chasteté est celle qui a son siège dans l’âme aussi bien que dans le corps. Un cœur vide n’est jamais chaste ; il faut que la femme y occupe la place sacrée qui lui revient[15]. »

[15] T. Fallot : Lettre du 25 août 1891.

Le respect de la femme est le complément du respect de soi-même. De même que le respect de soi-même repose sur la conception qu’on se fait de la vie et de sa valeur, de même le respect de la femme est la forme réfléchie d’un instinct qui se rattache aux plus profonds secrets de la vie. Partout où celle-ci nous apparaît dans le monde, elle résulte de l’union de ces deux éléments féminin et masculin qui en sont comme les parts disjointes. Il semble que l’Être parfait se soit séparé en parcelles incapables de vivre par elles seules, afin de les obliger à se rechercher pour se compléter et reconstituer l’unité. L’attrait qui pousse l’homme vers la femme dépasse de beaucoup les bornes étroites d’une satisfaction passagère et charnelle. Il y a là une puissance mystérieuse de la plus vaste portée, la puissance de l’éternel féminin. Et c’est précisément pour lui donner toute sa vertu qu’il faut s’inspirer du double respect de soi-même et de la femme, formes diverses de la même vénération pour le mystère de la vie. De même que le respect de nous-mêmes a pour base la haute idée que nous avons de la virilité et dérive ainsi d’une source plus élevée que notre personnalité particulière, de même notre respect de la femme en général précède celui de telle femme en particulier. Et si l’amour doit arriver en nous à sa vraie dignité et à sa portée entière, une large base impersonnelle lui est indispensable. Nous nous trouvons ainsi, pour les choses de l’amour, dans les mêmes conditions que pour la plupart de celles qui attirent et intéressent la jeunesse, Elles commencent par un sentiment général pour se fixer ensuite sur un objet particulier, De même qu’à l’entrée de la vie le jeune homme est curieux de tout, sympathique à tout, et que peu à peu il s’attache à des objets précis, de même son amour revêt d’abord un caractère général. On ne commence pas par aimer une femme, ni surtout les femmes, ce qui ne peut être que le résultat d’une longue décadence et équivaut au dilettantisme en morale et en philosophie, mais on commence par aimer la femme ou plutôt par éprouver ce sentiment à la fois irrésistible, doux, élevé et enthousiaste qu’on peut à juste titre désigner sous le nom de : culte de la femme. Le culte de la femme est l’origine et la source de l’amour ; il doit exister avant lui, se maintenir à ses côtés, et durer toute la vie.


Mais, je me garderai bien d’en rester là. Autant que la femme idéale, il faut connaître et cultiver la femme réelle. Nous ne voulons pas qu’elle soit éloignée du jeune homme, cachée, cloîtrée, entourée du nimbe périlleux du fruit défendu. Qu’elle soit au contraire recherchée, fréquentée. Notre société a un très grand tort. Non seulement elle n’encourage pas dans la jeunesse le culte idéal de la femme, mais elle fait encore tout son possible pour éloigner les sexes et les empêcher ainsi de se connaître dans la réalité. C’est un mal immense. Comment éviter alors les amours faciles ? Comment empêcher surtout le mépris de la femme, cette calamité sociale, de se répandre dans une jeunesse qui ne connaît que le pire monde féminin ?

Les jeunes gens des deux sexes sont faits pour se voir et se fréquenter. Il leur faut des distractions communes, des plaisirs communs naturellement sous les yeux des parents et, surtout dans un monde comme le nôtre, entourés des précautions nécessaires. En vérité, quand nous regardons la vie qui est faite à notre malheureuse jeunesse, nous sommes obligés de dire qu’elle est sevrée des plus pures joies. Quand on est jeune, on a un grand besoin d’une foule de choses auxquelles personne ne semble penser. Besoin d’affection, d’échange de sentiments avec des femmes aimables et respectables, de franche et bonne gaîté, partagée avec des jeunes filles de même âge. Ce besoin, chez un jeune homme qui n’a pas été préalablement étiolé et corrompu, est bien plus fort que les tendances inférieures dont on nous rebat les oreilles.

Oui, dans cette vie errante et crépusculaire, cette vie à tâtons, qui est celle de la jeunesse, nous avons besoin d’amitiés éclairées et bienveillantes, de sourires et de lumière pour dissiper les ombres de notre pensée, de regards encourageants pour bannir loin de nous les idées tristes ou mauvaises. Nous avons un cœur, et ce qui me navre c’est qu’en général personne ne semble s’en douter. Est-il étonnant alors que nous cherchions à lui donner satisfaction dans les sentiers défendus puisque partout ailleurs nous sommes repoussés ? Hélas ! nous avons beau chercher, nous ne trouvons qu’illusion, dégoût, et nous sentons bientôt que l’amour facile est comme les mirages du désert.

Oh ! bien fou qui prendrait pour éclairer ses pas
Ces lueurs trompeuses ou feintes !
Ne te retourne pas ! ne les regarde pas !
Ce sont des étoiles éteintes.

A. Dorchain.


Le pire résultat de la vie méchante et anormale où nous sommes, de notre incurable légèreté dans les choses de l’amour, de notre corruption, c’est de nous avoir fait perdre ce monde de charme et de beauté, que j’appellerai l’aurore de l’amour. Il est une terre matinale, pleine de fleurs fraîches écloses, baignée de rosée et de soleil, une terre vierge et pure, où nul pied ne s’est posé, où nulle poussière et nulle souillure n’ont passé. C’est la terre d’éclosion de l’amour, à travers les amitiés de jeunesse, les sourires et les jeux. On n’y connaît encore du sentiment que sa douceur, sans entrevoir sa profondeur de souffrance. L’amour sans doute est bon, même quand il nous a fait pleurer. Il ne faut rien en regretter, même nos larmes et nos chagrins. Mais la terre dont je parle ne les connaît pas encore. Elle est au seuil de nos jours comme un paradis radieux où le bonheur de vivre, de se voir, de s’adorer de loin et avec respect, le plus souvent sans le dire, suffit. Nous avons fermé ce paradis. Il faut le rouvrir et commencer à en rendre le goût à la jeunesse. Elle reconnaîtra bientôt qu’il y a plus de plaisir et de charme dans cette fleur de sentiment que dans tous les plaisirs factices. — Une jeunesse sans amour est comme un matin sans soleil. Si notre jeunesse est si morose, c’est que beaucoup sont devenus sceptiques en amour. Ils ont suivi surtout les chemins qui en éloignent. La vie rejette celui qui en a troublé la source. Désormais elle se refuse à lui. Jamais plus il ne peut la saisir dans sa beauté robuste. Ni le ciel bleu, ni les fleurs, ni l’eau qui murmure ne lui révèlent plus leur secret. Il se sent exclu de la vie. Voilà l’excommunication la plus terrible. A son âme flétrie, le monde apparaît flétri. Celui qui se respecte et respecte l’amour connaît des joies intenses, des joies d’enfant inconnues aux autres. Il a gardé intacte la faculté d’être heureux. La vie saine et forte court dans ses artères comme la sève au tronc des chênes, et sa jeunesse lui communique cette ivresse divine qui fait que le monde entier chante dans son cœur. Toutes les existences des viveurs réunies ne valent pas une heure de la sienne.

L’enthousiasme juvénile n’est qu’une autre forme de l’amour. Il grandit et diminue avec celui-ci. A mesure que diminue en nous la faculté d’aimer et la qualité de notre amour, l’enthousiasme lui aussi baisse ou s’altère. L’amour respecté est une source non seulement de poésie, de joie, d’entrain, mais aussi de force et de vaillance. A ceux qui observent la chasteté virile appartient au plus haut point le secret de la vertu. La vertu n’est autre chose que le résumé de toutes les mâles qualités qui fleurissent dans ce monde de beauté et de fidélité. C’est là que sont les cœurs fermes, indomptables, les yeux clairvoyants, les bras capables de frapper de grands coups. A mon avis, cette concentration de vigueur, cette fière conscience de sa dignité et de sa force sont la plus haute des récompenses.

Je ne veux pas trop insister sur cette autre récompense qui consistera plus tard à entrer sain de corps et jeune de cœur dans l’union du mariage avec la femme de notre choix. Si élevé qu’il soit, ce but pourrait paraître un peu lointain, en raison surtout des dures exigences de la société actuelle.

Et cependant, si l’on songe à sa carrière future, et si l’on s’y prépare, ne doit-on pas aussi songer au temps où la qualité de chef de famille, de protecteur d’une femme, de père, nous crée de si hautes responsabilités. Celui qui n’a jamais remercié ses pères d’avoir vécu de telle sorte qu’ils lui aient laissé une bonne santé, un sang pur, une vitalité entière, ne sait pas ce que c’est que la solidarité de la chair et du sang, ni quels devoirs austères nous avons à remplir envers ceux qui un jour sortiront de nous. Parmi tous les crimes qui se commettent sous le soleil de Dieu, celui dont je voudrais le moins avoir chargé ma conscience, est d’altérer en ma personne la source de vie, et de léguer à d’autres une existence amoindrie, accablée de maux, un corps misérable et une âme usée !

Ces choses-là sont bonnes à méditer, et la jeunesse est le seul âge où il ne soit pas trop tard pour y songer.


Mais voici le point où l’amour confine à la cité. Il est temps de porter nos regards plus haut et plus loin.

4. Patrie et rôle social de la Jeunesse.

Au delà de la famille, des amitiés, de l’amour, mondes intimes et sacrés où l’individu s’initie à la solidarité, s’étend, les enveloppant tous, la patrie.

[16]« Dans son essence, le patriotisme est la joyeuse communion avec le milieu dont nous sommes issus. La fleur rit au soleil natal ; le chêne, d’une étreinte puissante, enserre le sol et en aspire le suc ; l’homme sourit à la maison paternelle, aux horizons prochains, à son père, à sa mère : il s’en imprègne, il s’y attache, d’abord sans le savoir, et peu à peu d’une manière consciente. A travers la famille, cette première forme de tous les amours, l’homme s’élève à un amour plus large, plus riche, celui de la patrie. Par un échange d’influences et une compensation de bienfaits, la patrie, sans cesse, enfante la famille, la nourrit de sa sève, la forme et l’inspire, et la famille refait la patrie, la renouvelle et la perpétue.

[16] Justice, par C. Wagner, p. 113.

« Le patriotisme est donc un ensemble de sentiments, d’hérédités, d’affinités, qui nous font entrevoir au delà de la vie individuelle, au delà de la vie de famille, une grande et large vie commune à laquelle nous prenons part.

« La patrie est dans le sang, dans le rythme particulier de notre vie nerveuse, dans notre pensée, dans notre langue, et jusque dans les inflexions de notre voix. Elle est moulée dans nos os et chante sur nos lèvres.

« La patrie, c’est encore ce ciel, ces montagnes, ces champs, cette vaste mer qui frappe nos rivages. Tout cela n’est pas hors de nous seulement, c’est en nous. Nous portons dans notre nature physique comme un écho de la terre maternelle, et dans nos cœurs le souvenir rayonnant, ineffaçable de son image.

« La patrie c’est encore tout ce qui dort dans les tombeaux, les pères de nos pères. C’est le flambeau de vie passé de main en main à travers les âges et que nous tenons à notre tour ; c’est tout ce qu’on a souffert, pensé, lutté, prié ; tout le patrimoine d’épreuves et de gloire, de vertus ou de défauts, de forces vives ou de blessures à guérir.

« La patrie, ce sont les aïeux, mais aussi c’est l’enfant. C’est la tête frêle et gracieuse qui vient demander sa place au foyer ; c’est celui qui, couché sur les genoux de sa mère, porte, sommeillant en lui, tout le passé et tout l’avenir.

« Certainement, la patrie est plus que l’individu et plus que la famille. Elle est une des grandes étapes dans cette vie mystérieuse qui va de la personne à une existence plus pleine, plus élevée, et qui appelle, justifie, impose tous les sacrifices, même celui de notre vie particulière. »

L’amour réel et puissant de la patrie peut exister à l’état presque instinctif ; mais il a tout à gagner à devenir conscient et réfléchi. A ce degré, il devient l’initiation à la vie nationale et à l’âme nationale. L’âge de cette initiation est la jeunesse. Celui qui traverse cette période où le génie de son peuple lui est révélé, sent s’accomplir en lui une nouvelle naissance. Plus cet événement intérieur est profond et sérieux, plus la qualité d’amour dont chacun aime son pays est pure et élevée. Il faut nous défendre d’un patriotisme bruyant, phraseur et tapageur, pour nous pénétrer toujours davantage de celui qui est silencieux, vrai, actif. Je souhaite surtout à la jeunesse de ne jamais donner dans le chauvinisme, qui est la caricature du patriotisme. La meilleure manière d’aimer son pays est d’en cultiver en soi le génie et de se garder avec soin des travers et des défauts qui risquent de le ternir. A ce titre, le devoir de la jeunesse française est aussi beau que simple à discerner. Toute la marche de notre histoire nous l’indique. La France démocratique telle qu’elle résulte de la collaboration des volontés humaines avec la force des choses, voit de plus en plus son idéal se confondre avec l’idéal même du progrès humain. Aucun pays du monde n’a plus que le nôtre dépensé ses ressources, son génie, son sang pour des biens immatériels : la liberté, la justice, la vérité. Ces biens, il les a poursuivis, non seulement pour lui-même, mais pour les autres, parfois pour ses ennemis de la veille ou du lendemain. Notre histoire est la plus éclatante réfutation de l’utilitarisme national. Ce n’est pas nous qui avons fait de la patrie un agglomérat d’égoïsmes, une entreprise contre humanité. La grande tradition d’héroïsme et de générosité qui résulte d’un tel passé est tout à fait de nature à élever l’amour instinctif du sol natal jusqu’à ce sentiment à la fois réfléchi et enthousiaste où le culte de la patrie confine à celui de l’humanité. Quel plus bel idéal pour enflammer et former de jeunes caractères, pour inspirer de nobles vies !

Je ne déduirai nullement de là que la jeunesse française doive aspirer aux douteuses dispositions de ces cosmopolites qui se remplissent la bouche du mot humanité et traitent le patriotisme de préjugé. Sans les patries, l’humanité n’est qu’une entité vide. De même que celui qui remplit fidèlement ses devoirs de famille, rend les plus grands services à la patrie, de même en se consacrant à son devoir de citoyen d’un pays particulier, on sert l’humanité. Pour nous, la vraie manière de servir l’humanité, c’est d’entretenir avec le plus grand amour la sainte flamme de l’idéal national, de nous en réchauffer toujours davantage nous-mêmes. La cause de la liberté, de la justice, de l’égalité telle que notre démocratie s’efforce de les réaliser, est en grande partie liée, dans le monde, au sort qu’elle aura chez nous. Nous pouvons la gagner ou la perdre par la façon d’organiser notre vie nationale. Plus je vois les événements marcher et mieux je comprends qu’en faisant nos affaires, et en nous y appliquant, nous accomplissons en même temps une mission générale. J’en déduis donc très simplement ceci : Il y a un intérêt humain à ce que la démocratie française soit forte et sage. Elle le deviendra toujours davantage par l’union. Donc il y a un intérêt humain à ce que chacun de nous soit aussi aimable que possible avec ses compatriotes, et les traite avec bienveillance et justice, comme des frères en un mot. Est-ce assez évident ? Pourtant il suffit d’énoncer ces choses pour faire entrevoir tout un vaste programme. Car il y a à faire, et beaucoup, pour mettre largement en pratique notre bel idéal national. Il ne faut pas confondre l’idéal d’une nation avec le spectacle journalier que donne sa vie. En effet, si cette vie est en marche vers l’idéal, elle peut en être encore fort éloignée. Tel est le cas, avouons-le sincèrement. Dans sa masse, notre peuple est assez éloigné encore de l’éducation démocratique et des mœurs de la liberté.

Par son énergie, son activité, la merveilleuse souplesse de son génie, nous l’avons vu se relever d’une défaite extérieure sans précédent. Il n’a rien à redouter à l’extérieur. Pourvu qu’il soit vigilant, il peut se reposer dans la conscience de sa force et de sa dignité reconquises. Le moment est venu de tourner tous nos efforts sur la vie intérieure pour nous élever par nos mœurs civiques, tout l’ensemble de la vie nationale, à la hauteur de notre idéal démocratique. Ici apparaît avec clarté le devoir et le rôle de la jeunesse. Je vais essayer de l’indiquer brièvement et je dirai à chacun de mes jeunes compatriotes : si vous aimez votre patrie, voilà ce qu’il faut faire.


Par une sorte de fatalité, que subissent d’ailleurs toutes les nations à des degrés divers, nous en sommes arrivés à un émiettement social très regrettable. Les intérêts, les situations sociales, les tendances politiques, les opinions philosophiques, les croyances, tout nous divise. Nul besoin de décrire le détail : Lisez les journaux et regardez la vie. Depuis que nous avons le droit de tout écrire et de tout dire, combien s’est-il passé de jours sans que des compatriotes se soient maltraités les uns les autres de la pire façon ? Il faut que le génie supérieur d’une nation soit bien puissant pour triompher d’un pareil état de choses. Si malgré cela nous marchons sans cesse, quelle foi inébranlable cela ne doit-il pas nous inspirer dans nos principes ! A plus forte raison pourrions-nous avancer, si au lieu d’être divisés nous marchions la main dans la main. La grande œuvre à tenter est celle de la concentration nationale. Le moment est propice.

Je sais que la jeunesse souffre du triste spectacle de tant de luttes stériles et de tant d’antagonismes ; qu’elle est animée des meilleures intentions. On peut d’autant mieux lui parler, ayant un allié dans son cœur. Voici ce que je lui dirai : Vous avez très bien fait de vous rechercher les uns les autres depuis un certain nombre d’années, de vous organiser et de vous associer, et j’applaudis à toutes les créations issues de cette inspiration salutaire. Associations ou cercles d’étudiants, unions de jeunes gens, de quelque couleur et de quelque tendance qu’elles soient, ont ceci de bon qu’on y cultive l’esprit de corps. Hélas ! quelquefois on y cultive aussi le particularisme et l’esprit de parti, ce qui est s’associer pour une mauvaise action. Mais je ne veux mentionner ce triste travers qu’en passant. En général s’associer entre semblables est excellent. Cela apprend à vivre et à considérer un intérêt plus élevé. Seulement je demande davantage. Vous vous recherchez entre semblables selon le proverbe : qui se ressemble s’assemble. Cela ne répond qu’à un besoin, celui de se toucher les coudes entre gens du même monde et du même esprit. Si vous ne vous préoccupez que de ce besoin-là, vous arriverez à l’étroitesse infailliblement. L’étroitesse engendre l’esprit de coterie, et nous revoilà en plein dans le mal. Il faut se souvenir que l’homme a besoin de voir et d’entendre autre chose que les produits du milieu accoutumé. Sortez de vos unions, de vos cercles, de vos clans et allez voir ce qui se passe ailleurs. Mêlez-vous aux esprits qui n’ont pas votre couleur. Ce sera bigarré, mais aussi combien intéressant et instructif !

Dans un pays démocratique où toute opinion a droit de se faire entendre, il faut cultiver la faculté d’écouter. Nous savons parler, crier même ; mais nous ne savons pas écouter l’adversaire. Au fond nous gardons un très vilain levain autoritaire. Aussitôt que des opinions contraires aux nôtres se manifestent, un démon secret nous incite à crier : assez ! Il en résulte que nous avons bien la liberté de nous réunir et de parler, mais ce que la loi nous accorde est souvent compromis par notre faute. Neuf fois sur dix, une réunion publique dégénère en vacarme ou en pugilat. Ce n’est pas démocratique, cela — Donc il faut apprendre à écouter les contradictions. Le moyen : Se rechercher entre jeunes compatriotes d’opinions, de religions, d’études différentes et faire en commun l’apprentissage de la liberté et de la tolérance que j’aimerais mieux appeler de la justice.

Quand on est jeune, on n’est en général pas méchant. Même les bêtes fauves sont gentilles au début de la vie. Leurs instincts sanguinaires ne se réveillent que plus tard. Il en est de même pour l’homme. A condition de profiter de cette heureuse disposition naturelle, on peut arriver à de très beaux résultats. Je connais en Suisse des sociétés d’étudiants où les différences politiques ne jouent pas de rôle. Ces sociétés sont assez restreintes pour que la camaraderie s’établisse entre leurs membres, et souvent l’amitié. Celle-ci, comme l’amour, trouve à se nicher parfois entre gens d’origine bien diverse, et dure bien au delà des années d’étude. Souvent ces amis de jeunesse se trouvent dans des camps politiques rivaux, ou séparés par d’autres distances que crée la vie. Mais leurs souvenirs communs laissent subsister un terrain neutre sur lequel on se rencontre, et cette circonstance enlève aux luttes beaucoup de leur amertume. Sans doute ces choses arrivent partout, chez nous aussi. Mais ce sont des exceptions trop rares. On nous élève par troupeaux séparés et l’intérêt du parti exige souvent que la jeunesse elle-même soit enrôlée et dressée à la bataille.

Sainte-Beuve a dit :

Il existe, en un mot, chez les trois quarts des hommes,
Un poète, mort jeune, à qui l’homme survit.

Dans un certain sens cela est vrai. Mais on pourrait dire, avec beaucoup plus de raison, que ce qui meurt jeune dans les trois quarts d’entre nous, c’est précisément l’homme. A cet homme, mort depuis longtemps, survit un notaire, un avocat, un professeur, un politicien, un financier, un manœuvre, un homme d’église. Et lorsque, à ces survivants, à ces tristes restes, pourrait-on dire, on vient parler d’humanité, de devoirs humains, d’intérêts humains, ils répondent de bien haut : Ce n’est pas notre affaire !

Ne pourrait-on pas ainsi, en se promenant à travers ce pays, y rencontrer une foule de gens en qui le Français est mort bien jeune, pour céder la place à un radical, un anarchiste, un monarchiste, un clérical, etc., etc. ? Pour l’amour de cette belle patrie, nourrissons si bien en nous le Français qu’il survive à toutes les épithètes dont la vie viendra l’affubler plus tard, et créons des milieux bien accueillants où nous pourrons nous rencontrer entre hommes de bonne volonté venus des quatre coins de l’horizon intellectuel.


Mais cela ne suffit pas, il faut franchir les barrières sociales. La jeunesse studieuse et la jeunesse populaire auraient beaucoup à apprendre l’une de l’autre.

Lors des belles fêtes de l’université de Toulouse en mai 1891, M. Jaurès, professeur de philosophie, disait ceci : « Il faut que le progrès de quelques-uns dans la vérité se traduise par le progrès de tous dans la justice, et, de même qu’en ces jours de mai, le beau jardin qui enveloppe ces demeures, envoie jusque dans les laboratoires et les bibliothèques les souffles et les parfums de la terre renouvelée, il faut que la haute science et la haute pensée soient comme pénétrées par le renouveau fraternel des sociétés humaines. » Ce sont là des sentiments de la plus pure beauté et qu’il est urgent de mettre en pratique. J’ai parlé déjà, à plusieurs reprises, de certains éducateurs à rebours qui corrompent le peuple et lui vendent leurs détestables leçons à prix d’argent. Si la jeunesse studieuse tout entière comprenait ses devoirs en cette matière, il y aurait bientôt une lutte salutaire organisée contre ces influences délétères. Les efforts faits dans ce sens par un certain nombre de sociétés à Paris comme en province méritent d’être imités. Toutefois qu’on ne s’imagine pas que ce soit le seul avantage d’un rapprochement que je désire et appelle de mes vœux. Le peuple y apporterait autant que vous lui offririez. Mais pour cela il ne faut pas seulement le haranguer, il faut le rechercher, le fréquenter, se lier avec de jeunes ouvriers, et, si possible, fonder même des sociétés où l’on se rencontrerait entre tous les éléments qui forment une patrie. Pour organiser un esprit public et une pensée commune dans la nation, c’est par ces petits moyens très laborieux et souvent pénibles à mettre en pratique qu’il faut commencer. La rencontre habituelle et bienveillante des différents éléments sociaux détruit une foule de mauvais préjugés habilement entretenus. On ne se connaît pas les uns les autres, c’est pour cela qu’on ne s’entend pas. Et ce n’est pas par une action d’ensemble sur les masses qu’on pourra remédier à l’émiettement social et à la méfiance universelle. La confiance demande à être reconquise par le détail. Il y a là tout un monde nouveau dans lequel on commence seulement à marcher. Je n’oublierai jamais le bien que j’ai constamment rapporté du commerce familier avec le peuple, ville ou campagne, ainsi que des bonnes réunions d’aide fraternelle et d’études sociales fondées, il y a dix ans, à Paris, par M. T. Fallot, et qui mériteraient d’être mieux connues, afin d’être fréquentées davantage.


Il nous reste à indiquer encore une autre voie. Pour celle que nous venons d’indiquer, de la bonne volonté suffit ; mais pour entrer dans l’idée que nous allons émettre maintenant, c’est de l’esprit de sacrifice, de l’héroïsme qu’il faut.

Il ne s’agit de rien moins que de voyages d’exploration dans les divers domaines de la vie populaire. Celle-ci est pleine de dessous, de détails douloureux ou admirables qu’on ne peut apercevoir du dehors. Le peuple, qui se connaît mal lui-même et se juge mal, ne peut pas nous renseigner. Nous sommes à en présence d’un monde fermé, non par la méfiance ou la volonté des hommes seulement, mais par la force des choses. Pour s’en procurer la clef, il faut se résoudre à vivre de la vie des humbles.

De même que d’autres prennent le train ou le transatlantique pour aller explorer les pays lointains, on peut quitter pour un temps le monde où l’on vit et, sans parcourir de distances matérielles, franchir de grandes distances sociales. A telle heure, tel jour vous cessez d’être celui que vous étiez. Sous d’autres vêtements, parmi des inconnus, vous vous engagez comme ouvrier, domestique, simple soldat, en vous interdisant rigoureusement de vous souvenir de vos privilèges, ou de les faire valoir d’aucune façon. Vous entrez dans le rang, et vous acceptez d’être traité comme tout le monde. Il n’y a pas de livre, pas d’homme, le plus expérimenté même, qui puisse nous ouvrir les yeux comme ce genre d’exploration.

Quand on se prépare à exercer une influence quelconque, à diriger n’importe quoi, à tenir dans sa main une partie de la destinée d’autrui, comme c’est le cas pour la plupart des jeunes gens instruits, il est bon d’avoir passé un certain temps parmi les administrés, les petits, les ignorés, afin d’apprendre à deviner, en souffrant, le secret de la justice.

Rien ne forme au commandement comme l’obéissance ; rien n’est utile à celui qui parle, ordonne, décide de haut, que d’avoir entendu jadis tomber sur sa tête des ordres bons ou mauvais, équitables ou iniques, sous lesquels il fallait plier en silence.

Pour le médecin, une seule petite maladie où il est obligé de se laisser traiter ou maltraiter par un confrère, équivaut à une année des meilleures études.

Nos anciens dans certains pays avaient cette piquante coutume d’intervertir une fois par an les rôles des maîtres et des serviteurs. C’était à Noël, en souvenir de l’Évangile. Une telle coutume, prise au sérieux, pouvait donner lieu aux plus spirituelles et aux plus sévères leçons de choses. Se mettre à la place les uns des autres, c’est en effet la condition même de la solidarité.

Du côté de l’enclume on voit la vie d’un autre œil que du côté du marteau. Il est bon d’avoir été de l’un et de l’autre côté.

L’avantage des explorations que nous recommandons à la jeunesse, ne consiste pas seulement dans les découvertes qu’on fait sur le terrain nouveau. Attendons le retour ! L’ancienne existence alors présente des particularités qu’on n’avait jamais remarquées ; on est mieux à même de l’apprécier et de la juger. En un mot, on a fait une cure salutaire où le vieil homme étroit et égoïste s’est noyé pour laisser vivre d’autant mieux l’homme nouveau.

On ne saurait assez se rapprocher des petits, ni s’éclairer trop sur les assises qui supportent l’édifice social, allant partout au fond et aux sources. A une certaine époque de la vie, il est trop tard pour se lancer dans les entreprises dont nous parlons. Ce sont là escapades dignes de tenter la jeunesse, à qui elles donneraient le moyen de passer des vacances très peu banales. Qu’elle ne craigne pas de s’abaisser en entrant dans cette voie. Bien au contraire. L’homme est comme le chêne. Plus ses racines s’enfoncent et plus s’élance la cime !

5. Un mot sur le rôle international de la Jeunesse.

L’écart entre les principes modernes et la civilisation réaliste n’a trouvé nulle part d’expression plus frappante que dans l’état de nos relations internationales. Pendant de longues années l’Europe, ramenée à la barbarie sous les dehors du progrès, a vécu en plein anachronisme. Nous avons assez dit ce que nous pensions du patriotisme, pour ne pas être suspect de tiédeur à son égard. Il nous sera d’autant plus facile de parler avec franchise maintenant.

Le principe des nationalités est susceptible d’exagérations qui détruisent les effets bienfaisants du patriotisme et font de la patrie une entreprise contre l’humanité. A ce degré une nation cesse d’être une grande école de fraternité qui vous élargit le cœur et vous mûrit pour la solidarité universelle. Elle devient un foyer d’égoïsme où se fomentent l’hostilité, la haine, l’envie, tous les sentiments qui désagrègent la société et détruisent la solidarité. Cet état de choses est si malheureux qu’à lui seul il parvient à neutraliser tous les progrès réels de l’homme dans la justice et dans l’affranchissement. Notre Europe maussade et méfiante nous en a fourni des preuves évidentes.

Là aussi l’esprit moderne avec sa puissance d’équité et d’apaisement a une œuvre à faire, et l’instant actuel nous y invite. Mille raisons péremptoires empêchent les hommes mûrs, chargés du maniement des affaires publiques, de travailler à cette œuvre. De tragiques nécessités, des situations plus fortes que les volontés humaines leur lient les mains. L’expectative et la réserve leur sont imposées par leur dignité même et la grandeur des intérêts confiés à leur vigilance.

Mais la jeunesse, ici, la jeunesse studieuse peut beaucoup.

La République des lettres, des arts et des sciences n’existe plus. Il faut la ressusciter et créer ainsi, peu à peu, un terrain commun supérieur. Si cette haute cité de l’esprit a été possible dans la vieille Europe fractionnée en cent petits États sans cesse guerroyants, comment désespérer de la refaire aujourd’hui ? Tout ce que nous avons de meilleur en nous, semble se conjurer pour une si belle entreprise. Les bases sont en somme posées, il n’y a qu’à s’emparer de tous les éléments de solidarité, de paix, de travail, de lumière, de bonté épars dans le monde pour créer un ensemble merveilleux.

Toutefois, une des conditions essentielles de succès, c’est la venue de générations qui ont pratiqué la vie internationale dans leur jeunesse. Par cela même qu’on est jeune, on a un terrain commun, et des meilleurs. Walter Scott a dit qu’il existait entre les jeunes gens de tous pays une sorte de franc-maçonnerie. Il y a beaucoup de vrai dans cette observation.

Notre jeunesse peut pratiquer la fraternisation dont nous parlons, au cœur même de la patrie et sans faire un pas au dehors. Il est vrai que les temps sont bien changés où la France était la seconde patrie de tout homme cultivé. Mais il en subsiste toujours quelque chose. Il reste de nombreuses occasions de rencontrer des camarades venus de près et de loin pour faire ou compléter leurs études en France. On a eu beau leur dire : n’allez pas en France ; ils y viennent quand même. Auprès de ces étrangers, notre jeunesse a une belle mission à remplir. « Si j’étais étudiant, comme je ferais la cour aux étudiants étrangers ! Je serais aimable avec eux jusqu’à la coquetterie. Je leur ferais les honneurs de la bonne hospitalité française. S’ils vivent entre eux comme ils font d’ordinaire, je trouverais bien moyen d’aller jusqu’à eux et de leur faire aimer ma compagnie. Puis je les attirerais dans les groupes français, je les égaierais au contact de notre gaîté. Je leur parlerais de leur pays et du mien, des choses qu’ils voient et qu’ils ne voient pas en France. Je plaiderais devant eux notre cause, et je la gagnerais[17]. »

[17] Ernest Lavisse : Études et Étudiants, page 287.

On ne saurait assez insister sur l’importance de pareils avis.


Mais il faut faire un pas de plus, le grand pas pour un jeune Français : il faut se résigner à aller vivre et étudier quelque temps à l’étranger, afin d’apprendre à connaître et à apprécier ce qui se passe au dehors. J’avoue que dans cette voie les commencements sont très durs. Il y a de la glace à briser, des chemins à frayer et à déblayer, et une provision de courage et de patience à emporter. N’importe, il faut passer par là. L’Europe de la Renaissance était sillonnée dans tous les sens par des étudiants qui souvent voyageaient à pied et pieds nus pour ne pas user leurs souliers. Nous ne pourrons pas refuser de faire en chemin de fer la moitié du trajet qu’ils faisaient au milieu des difficultés et des privations. Il faut qu’il y ait bientôt des étudiants français dans toutes les principales Universités d’Europe, et réciproquement.

Nous attendons de ces jeunes gens une œuvre de réparation et de justice internationale. Personne n’ignore que la calomnie internationale pratiquée sur une large échelle a été un des fléaux de ce temps. L’œuvre infernale de haine et de mensonge a pu s’accomplir en paix, grâce à l’ignorance publique. Nous nous sommes déshabitués de voir et de contrôler par nous-mêmes, abandonnant à la presse le soin de nous renseigner. Or il s’est trouvé qu’une certaine presse nous a si bien renseignés qu’on ne sait plus à qui se fier et que les nations ne se connaissent plus. Le pays le plus maltraité, et par ses ennemis et par ses propres enfants, hélas ! c’est la France. Pour effacer les traces d’une si laide besogne, il faudra du temps ; mais aucune peine ne doit être épargnée. Il n’y aura de meilleurs jours en Europe que lorsque la jeunesse des écoles et des universités aura peu à peu amené un courant nouveau dans l’esprit public. — Comme on le voit c’est un monde à créer ; mais aussi que de puissants motifs pour y aller avec enthousiasme ! Jamais labeur plus beau n’attendit des ouvriers de bonne volonté !

Chargement de la publicité...